La pluie crépite sur un sol de feuilles mortes brunes et cassantes ; au loin, tandis que l'orage approche, sonne un glas peinant à percer une lourde humidité matinale. Là, se couche une guitare pesante, grave, lugubre, gavée de fuzz. En fond, des percussions résonnent comme sorties d'une crypte obscure, corrompues par de sombres manifestions dédiées à quelques entités oubliées. Surgit une voix saisie par l'effroi. Le tempo est lent (largo), traînant, empêtré dans la bourbe, jusqu'à l'explosion. L'envol, l'échappatoire. La guitare prend alors une allure de galop mesuré, jusqu'à son envol, se libérant d'un mal sournois en se précipitant vers la lumière. Le climat évoque sans détour les films "d'horreur" des années soixante. Les paroles sont à l'avenant, cultivant l'effroi tout en gardant une certaine mesure, une certaine bien séance. "Quelle est cette chose se tenant devant moi ? Cette forme noire qui me fixe et s'élance vers moi ! Me reconnaissant comme l'Elu. Oh non !! Grande forme noire aux yeux de feu, devinant les désirs de chacun. Satan se tient là, souriant. Regardez ces flammes grossir et grossir encore. Oh non, non ! Je t'en prie ! Seigneur aide-moi !""
La pièce suivante, "The Wyzard", semble aborder des rivages plus rassurants, plus conventionnels, avec un boogie-hard-blues et son harmonica acide - aux aspects un brin lugubre. Mais là encore, les belligérants ouvrent de nouvelles portes donnant accès à d'autres perspectives, jusque là à peine explorées par quelques obscurs combos. La guitare est plus boueuse que jamais, presqu'aussi grave que la basse, au point de parfois fusionner avec elle pour gagner en impact. Véritable bélier, soutenu par un batteur sauvage, apte à ébranler les anciennes forteresses. Ici, le sorcier n'a rien de maléfique. Au contraire, c'est celui qui apporte la lumière et combat le mal. Ce n'est autre que Gandalf le Gris, l'emblématique magicien de Tolkien que les Anglais connaissaient bien avant les films de Ralph Bakshi et de Peter Jackson.
"Behind the Wall of Sleep", bien que débutant par un premier mouvement ensoleillé, renoue rapidement avec la lourde et moite ambiance de séries B du premier morceau. Et si le chant transpire moins la peur, il n'en est pas moins défaitiste, résigné "... sentez votre esprit s'élever avec la brise. Voyez votre corps tomber à genoux, un mur endormi de remords transforme votre corps en cadavre". Le titre est emprunté à une nouvelle de Lovecraft. Auteur qui a aussi dû aussi inspirer le sujet. Toutefois, le break s'extirpe de la nuit. La batterie insuffle une pulsation heavy-funk sur laquelle le gratteux tisse des volutes de blues incandescent, entraînant même la basse à s'émanciper, à se détacher du rythme autoritaire de la batterie. Ce qu'elle fait en s'enveloppant de wah-wah pour un petit solo bluesy introduisant la pièce suivante, avant d'enchaîner sur un riff emblématique. Celui de "N.I.B.". Initiales qui furent le sujet de diverses théories, dont les sempiternelles, bien qu'aucunement fondées - basées sur un satanisme fantasmé. Évidemment, on ose mentionner le nom d'un ange déchu - ce qui n'était guère fréquent à l'époque, voire même tabou "Maintenant que je t'ai avec moi dans mes pensées, notre amour devient plus fort, maintenant, à chaque heure. Regarde-moi dans les yeux, tu verras qui je suis. Je m'appelle Lucifer. S'il te plaît, prend ma main. Oh Yeah ! ... Quitte la vie que tu menais avant notre rencontre. Tu es la première (premier ?) à avoir cet amour qui est le mien. Pour toujours avec moi, jusqu'à la fin des temps. Ton amour pour moi doit être juste réel". D'après les auteurs, ce ne serait qu'une fable sur l'ange déchu tombant amoureux. Mais, on s'en doute, nombreux sont ceux à ne pas l'avoir entendu de cette oreille là. Particulièrement aux USA, où on s'empresse de traduire N.I.B. par "Nativity in black", qui serait, à leur sens, une ode à la venue de l'antéchrist. Ou encore par "Name in Blood", qui ferait référence à un pacte avec le grand cornu. Ce que réfute ardemment Terence, le parolier en chef, arguant que le NIB ne signifie rien. Que personne n'ayant trouvé de titre à cette chanson, dans la précipitation, elle a été baptisée "NIB" en référence au surnom donné à Bill Ward, "Nibby" - en rapport à sa barbe pointue, en forme de stylo à plume (pen nib). Ce n'était qu'une plaisanterie qui a été finalement retenue. Cependant, il est néanmoins probable qu'il se soit aussi tout simplement amusé à jouer sur les doubles sens. Car bien que chrétien, catholique, élevé dans une famille très attachée à la religion, c'était une période où Terence était plongé, entre autres, dans les lectures du mage dépravé Aleister Crowley.
Poussé par la maison de disque qui veut être certaine d'y retrouver ses billes, le quatuor enregistre « Evil Woman ». Une chanson d'un très bon quintet américain, de Minneapolis, « The Crow », qui est entrée dans le Top 20 (aux USA), il y a seulement quelques mois, en 1969 (1). Un boogie légèrement plombé qui se marie assez bien avec l'ensemble.
Ambiance western spaghetti pour le premier mouvement de « Sleeping Village », avec guimbarde et arpège sur une acoustique - la basse se tamise au fond, discrète – avant le déchaînement des musiciens pour un épique instrumental de trois minutes.
Autre reprise, « The Warning ». Un petit succès de 1967 du Ansley Dunbar Retaliation , sorti en 45 tours - qui ne fut repris, sur aucun de leurs quatre disques -. Indissociable de leurs concerts où les brummies l'exploitent jusqu'à plus soif pour de longues improvisations, elle est ici tronquée d'environ trois minutes par le producteur qui l'avait jugé trop longue. Ce serait d'ailleurs la seule pièce de l'album corrigée, modifiée par le producteur. Après une première phase assise sur une basse bien fuzzy et un chant spectral, le gaucher à la Gisbon SG customisée se lance dans de longues improvisations bluesy. D'abord brouillonnes, elles tempèrent la saturation pour créer un espace (contre nature ?) où une entité née des Ten Years After (celui de "Stonehenge") et Mountain s’épanouirait. La basse de Geezer y résonne d'ailleurs comme celle de Pappalardi.
La messe s'achève sur un impétueux « Wicked World », aux riffs changeants, pendant que la basse provoque des avalanches, tandis qu'un batteur véloce et nerveux, tempérant sa puissance de scories jazzy, fait trembler la terre. « ... les combats se poursuivent entre la race humaine. Les gens doivent travailler juste pour gagner leur pain, pendant que les gens de l'autre côté de la mer comptent les morts. On dit que le travail d'un politicien est très élevé car il doit choisir qui doit aller mourir. Ils peuvent envoyer un homme sur la lune aisément, pendant que les gens ici, sur Terre, meurent de toutes les maladies."
Bien qu'encore nimbé de fortes réminiscences bluesy, avec cette batterie roulant à tombeau ouvert, ponctuant ses cavalcades de patterns jazzy, avec cette basse tellurique, ce chant d'outre-tombe et cette guitare lourde, distendue et boueuse, Black Sabbath pose les premières pierres du Temple « Heavy-Metal ». S'il y avait déjà eu bien des prémices, et ce dès l'année 68, le Sabb' enfonce le clou et s'offre totalement à ce nouveau mouvement. Les paroles légères et épicuriennes du rock'n'roll ont laissé la place à de sombres et macabres histoires, occasionnellement ponctuées du mal-être, de la désillusion et de l'incompréhension du prolétaire dont l'avenir est étriqué, sans espoir autre qu'essayer de survivre.
Ces enfants d'Aston, de Birmingham, Bill Ward, Terence « Geezer » Butler, Michael « Ozzy » Osbourne et Frank Anthony Iommi ont participé à la naissance du Golem. L'aidant à s'extirper de la boue pour qu'il affronte le monde, avec ses horreurs, ses injustices, son ignorance, sa cruauté. Car en dépit d'un succès retentissant, pendant longtemps Black Sabbath sera l'un des sujets préférés de moqueries et de méprises des médias. Sans omettre les croisades lancées contre eux, pour les mettre au pilori, les faire taire à jamais, sous prétexte qu'ils seraient d'abominables suppôts de Satan. Alors qu'ils étaient tous restés attachés à leur éducation religieuse. D'où probablement les croix arborées tels des talismans, les protégeant d'éventuelles entités démoniaques attirées par des paroles... pouvant parfois être tendancieuses. Ou par le fameux triton, le "Diabolus in musica" qui aurait été autrefois strictement interdit par les pères de l’Église (bien qu'on le retrouve épisodiquement dans l'œuvre de J.S.Bach, ainsi que dans certains chœurs grégorien), et aujourd'hui profondément cultivé par Iommi. Qui sait ?
En ce début d'année 1970, il y a plus de 55 ans, Black Sabbath a ouvert les portes aux entités du Heavy-Metal. Pour le pire et le meilleur. Même la pochette, avec son atmosphère gothique, moite et inquiétante, et cette femme - entre apparition spectrale et sorcière noire (2)- va rester dans les annales. Le moulin (de Mapledurham dans le comté de Berkshire) étant désormais devenu un lieu de "pèlerinage".
Bien des années plus tard, Ozzy, goguenard, racontera cette anecdote « J'ai vite couru rapporter le disque à mes parents et je le leur ai fait écouter. Quand la pluie, l'orage, la cloche et tous les trucs démoniaques ont commencé, mon père s'est retourné vers moi et m'a demandé : Es-tu bien sûr de juste boire de l'alcool ? »
(1) Trois très bonnes galettes de heavy-rock bluesy cru, un brin southern-rock à la manière d'un The Boyzz.
(2) Quelques petits malins propagèrent la rumeur comme quoi la dame en noire n'aurait jamais été conviée par le photographe. Qu'elle ne serait apparue qu'au moment du tirage.
🎼
💥 Articles / Black Sabbath (liens) : 👉 "Seventh Star" (1986) 👉 " Sabbath Bloody Sabbath " (1973) 👉 " The Eternal Idol " (1987)
💥 Articles / Ozzy Osbournes (liens) : 👉 " Down to Earth " (2001) 👉 " God Bless Ozzy Osbourne " DVD (2012) 👉 " Scream " (2010)
Les plus grands albums du sabb sont les deux premiers.
RépondreSupprimerBien que vis à vis de Black Sabbath, les opinions diffèrent largement, nombreux sont de cet avis. Il y a dans ces deux albums une certaine fraîcheur et encore des réminiscences bluesy.
SupprimerMais d'autres ne jurent que par la période Dio - la première.
Pour ma part, je serai tenté de rajouter le "Vol. 4", "Sabbath Bloody Sabbath" et.... "Seventh Star". Album à part