« Il me semblait être tombé dans j’ignorais quel empyrée, dans un amas infini d’ordure où les êtres humains m’apparaissaient comme de la vermine. » Léon Bloy : Le Désespéré
Il existe des hommes au tempérament anachronique, atypique ou lunaire, des anomalies comme seul l’esprit humain sait en produire. Ce décalage peut être volontaire, son expression résultant alors d’un long et dur apprentissage. Bloy fit partie de ces hommes, le matérialisme de son temps le poussant à se réfugier dans la dévotion de ses récits mystiques. A force d’isolement et d’introspection, le pèlerin de l’absolu devint le témoin et l’incorruptible juge de son temps, contre lequel il lança les éblouissants romans pamphlets Le désespéré et La femme pauvre.
Il existe toutefois des marginaux plus mystérieux, des hommes dont le comportement et les créations ne se conforment ni aux mœurs d’aujourd’hui ni à ceux d’hier. Ce sont ces cas que Ken Kesey décrit dans "Vol au dessus d’un nid de coucou", pour finir par conclure que l’internement psychiatrique n’est que l’expression de la violence arbitraire de la société. Il existe pourtant bien des êtres dysfonctionnels, des hommes dont l’improductivité chronique ou la dangerosité nécessite une prise en charge. Seul le talent différencie le marginal du fou, le génie de l’aliéné, le créateur du malade mental. La grandeur n’existant pas naturellement, le seul moyen de s’émanciper de l’influence des hommes est de chercher à rejoindre les rares génies qu’ils comptent dans leurs rangs. Ceux-là, au moins au début de leur parcours, doivent se préparer à subir la vindicte de la plèbe, le parcours des véritables créateurs commençant toujours par une lutte âpre contre la médiocrité triomphante.
en photo avec son saxophoniste Charlie Rouse =>
Tant de musiciens trouvèrent leur vocation dans les églises, l’art musical semblant surtout fait pour saluer la grandeur associée au nom de Dieu. Monk fut pourtant plus pragmatique que la plupart des artistes, son cerveau était pareil à une base de données traitant de complexes algorithmes. Sans cesse plongé dans de complexes calculs, Thelonious Monk n’en demeura pas moins sensible à l’agitation des villes. Le blues fut en partie influencé par le martellement des pistons des trains, son jazz sera l’expression de l’énergie dissonante des villes.
Nul ne comprit que, par l’intervention burlesque de ces stridences dansantes, le pianiste donnait de la légèreté à la grâce et de la gaieté à la nostalgie. Il faut avoir écouté « Round midnight », son chef d’œuvre, pluie d’étoiles filantes sur la toile sombre d’une mélodie crépusculaire. Ce n’était pas vraiment du bebop, mais la musique d’un homme condamné à rester marginal. Le bop, Monk lui rendit quelques visites, offrant ainsi à Coleman « the hawk » Hawkins l’honneur de virevolter au milieu de ses imprévisibles progressions harmoniques.
Ayant forgé son jeu en imitant les chorus de Charlie Parker, Bud Powell s’inséra facilement dans le rang des boppers. Cela ne l’empêcha pas de subir le harcèlement policier et de visiter les loges insalubres que l’Amérique réservait alors aux artistes noirs. Alors que les deux hommes sortaient du club, Bud raconta son passage à Paris en compagnie du journaliste Philippe Paudras, s’extasia en se rappelant la beauté de cette ville où les noirs vivaient aussi bien que les blancs. Quelques minutes plus tard, nos deux musiciens furent arrêtés, des injures furent lancés par des policiers aux motivations douteuses.
Les coups de matraque succédèrent vite aux noms d’oiseaux, jusqu’à ce que les forces de l’ordre ne trouvent ce qu’elles étaient venues chercher. Privé de sa carte de club pour possession de drogue, Monk dira par la suite « C’est terrible de ne pouvoir rentrer dans un club où les musiciens jouent mes compositions ». L’Amérique aimait donc sa musique, que seul son jeu semblait rendre impopulaire. Les mouvements musicaux se succédèrent, du bop au free en passant par le jazz modal et le jazz fusion. Creusant son sillon avec une rare constance, Monk fit également naître le génie de John Coltrane, avant que son passage chez Atlantic ne le plonge dans un désespoir de plus en plus profond.
Les époques passées ne purent comprendre son originalité, le conformisme moderne le pouvait encore moins, le pianiste ayant toujours refusé de se conformer à ces modes futiles. Il laissa ainsi derrière lui une œuvre qui, en assumant sa marginalité, sut trouver le chemin d’une jeunesse éternelle. Des dissonances abruptes de « Criss cross » ou « Straight no chaser » s’échappe une énergie d’une irrésistible gaité, swing d’un homme dont la folie douce relevait du génie.
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