jeudi 1 mai 2025

THELONIOUS MONK (1917 - 1982) par Benjamin


« Il me semblait être tombé dans j’ignorais quel empyrée, dans un amas infini d’ordure où les êtres humains m’apparaissaient comme de la vermine. » Léon Bloy : Le Désespéré

Il existe des hommes au tempérament anachronique, atypique ou lunaire, des anomalies comme seul l’esprit humain sait en produire. Ce décalage peut être volontaire, son expression résultant alors d’un long et dur apprentissage. Bloy fit partie de ces hommes, le matérialisme de son temps le poussant à se réfugier dans la dévotion de ses récits mystiques. A force d’isolement et d’introspection, le pèlerin de l’absolu devint le témoin et l’incorruptible juge de son temps, contre lequel il lança les éblouissants romans pamphlets Le désespéré et La femme pauvre.

Quelques mois plus tôt, Huysmans publia "À rebours", vaste inventaire des réflexions d’un homme s’isolant pour fuir la folie de son temps. Ces deux livres résonnèrent comme le cri d’angoisse d’un monde vacillant, la nouvelle société industrielle se préparant à achever la vieille morale catholique. Dans ce contexte, la marginalité de Bloy et Huysmans fut un acte de résistance, ces hommes firent de la solitude une barricade et du vieux monde un monument à préserver. Dans ces conditions, la marginalité parait presque consensuelle, exemplaire et vénérable. Ces marginaux travaillèrent leur différence comme l’ouvrier travaille le fer ou le poète travaille son artisanat, le souci qu’ils ont de défendre leur excentricité ne faisant que souligner leur profonde humanité.

Il existe toutefois des marginaux plus mystérieux, des hommes dont le comportement et les créations ne se conforment ni aux mœurs d’aujourd’hui ni à ceux d’hier. Ce sont ces cas que Ken Kesey décrit dans "Vol au dessus d’un nid de coucou", pour finir par conclure que l’internement psychiatrique n’est que l’expression de la violence arbitraire de la société. Il existe pourtant bien des êtres dysfonctionnels, des hommes dont l’improductivité chronique ou la dangerosité nécessite une prise en charge. Seul le talent différencie le marginal du fou, le génie de l’aliéné, le créateur du malade mental. La grandeur n’existant pas naturellement, le seul moyen de s’émanciper de l’influence des hommes est de chercher à rejoindre les rares génies qu’ils comptent dans leurs rangs. Ceux-là, au moins au début de leur parcours, doivent se préparer à subir la vindicte de la plèbe, le parcours des véritables créateurs commençant toujours par une lutte âpre contre la médiocrité triomphante.


en photo avec son saxophoniste Charlie Rouse => 
Dans un bar de New York, Thelonious Monk s’apprêtait une nouvelle fois à affronter l’expression tonitruante d’un conformisme imbécile. Le spectateur de jazz est conservateur par essence, ses écoutes précédentes ont gravé dans son esprit des standards qu’il vaut mieux respecter. Ces standards, Monk les connaissait, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, il pouvait jouer aussi bien les classiques de la grande musique européenne autant que ceux du bebop. Pensant ainsi le sauver du mépris et de l’oubli, certains critiques et musiciens tentèrent de l’enrôler dans l’armée des bopper. Jouant sur son nom, certains parlèrent de lui comme du nouveau messie du jazz moderne, le dernier de ses rois mages. Cela ne fit que rappeler au pianiste ses débuts faits en accompagnant sa mère dans une église baptiste. 

Tant de musiciens trouvèrent leur vocation dans les églises, l’art musical semblant surtout fait pour saluer la grandeur associée au nom de Dieu. Monk fut pourtant plus pragmatique que la plupart des artistes, son cerveau était pareil à une base de données traitant de complexes algorithmes. Sans cesse plongé dans de complexes calculs, Thelonious Monk n’en demeura pas moins sensible à l’agitation des villes. Le blues fut en partie influencé par le martellement des pistons des trains, son jazz sera l’expression de l’énergie dissonante des villes.

Parfois, surchargé par la complexité de ses calculs, son esprit se bloquait, laissant son corps de colosse du swing tétanisé au milieu d’une rue. De ses titanesques efforts intellectuels, Monk acquit une arithmétique musicale unique, une formule surréaliste donnant aux compositions les plus douces et nostalgiques une énergie d’une vivifiante gaieté. Dans ce club, où Monk vint célébrer son art, les critiques furent aussi vives que ses rares éloges. Toutefois, même les auditeurs les plus respectueux ne comprirent pas l’utilité de ces dissonances, maudissant ainsi l’audace de cet homme parsemant son jeu de notes apparemment fausses. 

Nul ne comprit que, par l’intervention burlesque de ces stridences dansantes, le pianiste donnait de la légèreté à la grâce et de la gaieté à la nostalgie. Il faut avoir écouté « Round midnight », son chef d’œuvre, pluie d’étoiles filantes sur la toile sombre d’une mélodie crépusculaire. Ce n’était pas vraiment du bebop, mais la musique d’un homme condamné à rester marginal. Le bop, Monk lui rendit quelques visites, offrant ainsi à Coleman « the hawk » Hawkins l’honneur de virevolter au milieu de ses imprévisibles progressions harmoniques.

Ce soir-là, il lui fallut encore subir les applaudissements sans enthousiasmes, les chuchotements désobligeants et les visages exagérément concentrés des auditeurs ne sachant quoi penser. Si cette époque n’avait pas encore oublié les règles de la bienséance, si le respect qu’elle avait pour les artistes contraignit les spectateurs au calme, leur torpeur ressemblait à l’expression froide d’un rejet unanime. Ainsi vivent les précurseurs, dont le génie est méprisé jusqu’au jour où il est célébré avec ferveur par les mêmes critiques et spectateurs qui le détestèrent. Comme tout artiste maudit, Monk fut convaincu que ce jour viendrait, mais la libération se faisait attendre. Entre temps, il lui fallut subir le racisme de son pays, la maigreur de ses cachets et le mépris d’illustres imbéciles. Les dernières notes résonnèrent donc dans un silence pesant, laissant Monk rejoindre celui qui le considérait comme un père spirituel. 

Ayant forgé son jeu en imitant les chorus de Charlie Parker, Bud Powell s’inséra facilement dans le rang des boppers. Cela ne l’empêcha pas de subir le harcèlement policier et de visiter les loges insalubres que l’Amérique réservait alors aux artistes noirs. Alors que les deux hommes sortaient du club, Bud raconta son passage à Paris en compagnie du journaliste Philippe Paudras, s’extasia en se rappelant la beauté de cette ville où les noirs vivaient aussi bien que les blancs. Quelques minutes plus tard, nos deux musiciens furent arrêtés, des injures furent lancés par des policiers aux motivations douteuses.

Les coups de matraque succédèrent vite aux noms d’oiseaux, jusqu’à ce que les forces de l’ordre ne trouvent ce qu’elles étaient venues chercher. Privé de sa carte de club pour possession de drogue, Monk dira par la suite « C’est terrible de ne pouvoir rentrer dans un club où les musiciens jouent mes compositions ». L’Amérique aimait donc sa musique, que seul son jeu semblait rendre impopulaire. Les mouvements musicaux se succédèrent, du bop au free en passant par le jazz modal et le jazz fusion. Creusant son sillon avec une rare constance, Monk fit également naître le génie de John Coltrane, avant que son passage chez Atlantic ne le plonge dans un désespoir de plus en plus profond. 

Préférant promouvoir les gloires du rock’n’roll plutôt qu’un héros maudit du jazz, Atlantic laissa des chefs-d’œuvre tels que « Monk’s dream », « Criss cross » et « Underground » sortir dans l’indifférence générale du grand public. Lorsqu’il put reprendre les concerts, Monk retrouva une gaîté le poussant à quitter son piano, pour danser au rythme des improvisations de son orchestre. Mais le temps avançait, imposant une vision de plus en plus récréative de la musique. Les mélodies se simplifiaient et se standardisaient, faisant ainsi du swing Monkien un langage de moins en moins accessible. Refusant de défigurer son art pour quelques dollars, Thelonious Monk s’enferma dans une chambre, où il resta silencieux et mutique jusqu’à sa mort.

Les époques passées ne purent comprendre son originalité, le conformisme moderne le pouvait encore moins, le pianiste ayant toujours refusé de se conformer à ces modes futiles. Il laissa ainsi derrière lui une œuvre qui, en assumant sa marginalité, sut trouver le chemin d’une jeunesse éternelle. Des dissonances abruptes de « Criss cross » ou « Straight no chaser » s’échappe une énergie d’une irrésistible gaité, swing d’un homme dont la folie douce relevait du génie. 

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