Plusieurs de ces musiciens eurent d’ailleurs une aura presque christique, ils triomphèrent de leur part d’ombre pour apporter une certaine forme de sagesse aux hommes. Coltrane voulut que sa musique apporte le bonheur à ses semblables, certaines de ces mélodies s’imposant comme de véritables baumes soignants les plus cruelles douleurs spirituelles. Des disques tels que « Ballads », « My favorite things » et « A love suprem » étaient tout simplement beaux, d’une beauté élevant l’humanité à des hauteurs insoupçonnées. L’artiste est le serviteur du beau, le consolateur des hommes, celui qui célèbre dieu dans sa définition la plus métaphorique et universelle. Patti Smith voua donc sa vie à l’art telle une none vouant la sienne à dieu, consciente de la dureté de l’existence qu’elle choisissait. La jeune fille était, il faut dire, douée de cette sensibilité absurde décrite par Flaubert, les injustices égratignant les autres la déchiraient. Ainsi se sentit elle sœur des damnés de son époque, fréquentant principalement des amis noirs et se disant bouddhiste en réaction aux persécutions des tibétains.
Ce soir là, celui qui fit faire au jazz un pas de géant enchaîna les chorus semblant ne jamais devoir finir, comme si une force supérieure l’avait doté d’un souffle infini. Cet homme ne jouait pas, il priait, ses notes formaient des psaumes d’une intensité unique. Ce que ce musicien faisait avec ses mélodies, Patti Smith voulut le faire avec ses mots, la poésie était pour elle un moyen de faire chanter la pensée et de donner à la douleur une beauté lumineuse. Admiratrice de Coltrane, elle se dit également fille spirituelle de Rimbaud, auquel elle vouait une admiration fanatique. Un tel romantisme mène rarement à une vie facile et prospère et, poussée par les contingences matérielles dans la même ornière ouvrière que ses parents, Patti fit un court passage dans la jungle de l’usine.
Mettez un esprit élevé au milieu d’intellects avachis, un libre penseur dans un égout à conformisme, et vous êtes sûr que cette somme de médiocrité triomphante se servira de son nombre pour détruire ou rabaisser ce qui lui est supérieur. La malédiction de l’homme libre se lit sur son visage, son indépendance d’esprit se voit à la vivacité de son regard, qui à l’allure de la pire injure pour la horde bovine. Dès ses premiers pas dans l’usine, Patti Smith put sentir l’antipathie de cette horde moutonnière. Un jour, trois mégères l’attendirent dans les toilettes de l’entreprise, où elles lui firent subir le plus infamant baptême. Se rappelant de ce jour où ces harpies plongèrent sa tête dans les toilettes, la papesse punk en tira plus tard le cri rageur de « Piss factory ». De ce jour naquit sa résolution d’éviter au maximum l’enclos mesquin du salariat.
Ils n’avaient rien, si ce n’est l’essentiel, mais un tel bonheur ne pouvait durer. Au fil des jours, Robert se montra de plus en plus distant, l’amitié était toujours là mais l’amour des débuts s’évaporait. Vivant la troublante révélation décrite par Mishima dans « Confession d’un masque », Robert Mapplethorpe se mit à explorer les sentiers de son homosexualité. Si cette révélation troubla d’abord Patti, elle ne fit que renforcer une amitié désormais dénuée d’ambiguïté. Il l’avait vue galérer dans les rues, plonger dans ses premières transes poétiques, se passionna avec elle pour le blues des Stones et les inventions d’un rock flamboyant. Le rock, voilà la force capable de propulser sa poésie au quatre coins du monde, l’énergie prompte à faire décoller ses transes mystiques vers des sommets nirvanesques.
Le rock fit également naître quelques refuges underground où, si vous aviez un peu de talent, la crème de l’avant-garde musicale venait vous rencontrer. Les premières prestations de Patti Smith furent modestes, quelques lectures sur fond de rythmes stoniens devant un public limité. Dans les escaliers de l’hôtel (le Chelsea hôtel) où se déroulèrent ces prestations, quelques hippies en bout de course s’envoyaient déjà de grandes doses d’héroïne, devenant ainsi la preuve morbide de la fragilité d’une utopie mort née.
Elle vit de la beauté dans leur simplicité, de la grandeur dans le nihilisme de Lou Reed. Rencontrant Lenny Kaye lors de cette épiphanie proto punk, elle déclama ensuite ses textes avec pour fond sonore ses riffs vaguement bluesy. C’est aussi à cette époque que Allen Lanier, le musicien du Blue Oyster Cult insista pour qu’elle devienne chanteuse. Il fallut un drame pour que celle qui avait une si haute idée de l’art accepte de descendre dans l’arène de la culture populaire. Jim Morrison lui ressemblait tant, poète ambitieux tentant d’adapter son art à un monde de bruit et de fureur. Voulant se servir de la culture rock pour propulser ses vers aux quatre coins du monde, le Roi Lézard fut noyé par son courant impétueux.
Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux n’accordant d’importance à ses vers que lorsqu’ils sont portés par les transes chamaniques des Doors. Fuyant l’adoration de la foule, il mourut dans cette France dont il admirait les génies littéraires.
Ainsi naquit le Patti Smith Group, passerelle céleste entre l’idéalisme psychédélique et la rage punk. De passage lors d’un des premiers concerts de son groupe, Bob Dylan donna sa bénédiction à cette chanteuse rimbaldienne en venant lui exprimer son admiration. Prise lors de cette rencontre, la photo de leur entrevue parvint aux responsables d’un grand label. Flairant un gros coup, celui-ci fit signer un contrat au groupe et demanda à John Cale de produire son premier album. Le premier essai de l’homme en tant que producteur, s’il fut un cuisant échec commercial, fut décrit par nombre de critiques comme l’album posant les bases de ce que fut le rock ensuite.
Aujourd’hui, plus personne ne conteste au premier album des Stooges son statut d’annonciateur de la vague punk. Luttant une nouvelle fois pour donner un peu d’allure aux instrumentaux chaotiques d’une bande d’utopistes rêveurs, l’ex bassiste du Velvet accomplit ce miracle musical qu’est « Horses ». L’album est porté par un blasphème d’autant plus cinglant, qu’il est illuminé par le lyrisme d’une poétesse croyante : « Jesus died for somebody sin but not mine ».
Suivant malgré lui l’avis majoritaire, Lester Bang n’hésita pas à descendre le second album de son amie. En lui imputant le péché d’orgueil, avant de la ranger dans la horde vulgaire du hard rock, Bang se faisait l’écho de l’aversion croissante des punks pour la recherche sonore et le progrès instrumental. Certains allèrent jusqu’à faire le même procès aux Clash, dont ils limitèrent les mérites à la fougue ramonesque du premier album. Si « Radio Ethiopia », son deuxième album, sonna bien un peu comme les Aerosmith des débuts, ce fut un Aerosmith centré sur la puissance des riffs et la pureté de la mélodie. « Ask the angel » y sonnait comme les Stones jouant pour le Dalaï-lama, « Ain’t it strange » était un mantra hypnotique d’une rare intensité, « Pissing on a river » une version poétique de « Dream on » d’Aerosmith.
Pour les seventies, « Radio Ethiopia » fut une sorte de tour d’honneur, un brillant compromis entre la beauté de ses débuts et le nihilisme de son crépuscule. La critique comme les hordes punk ne pardonnèrent sans doute pas la rapidité du succès de cette femme qui, quelques jours seulement après la sortie de son premier album, effectuait déjà des tournées aux quatre coins de l’Amérique. Enregistré dans l’urgence, « Radio Ethiopia » subit un retentissant échec commercial qui l’empêcha d’être réhabilité plusieurs années après sa sortie. Patti Smith vit le rock comme une croisade, elle chantait avec la ferveur d’une missionnaire venue apporter la bonne parole aux hordes sauvages.
Un soir, alors que la boucle hypnotique de « Ain’t it strange » lui fit perdre tout contact avec le réel, elle chuta de scène avec la lourdeur d’un ange à qui l’on aurait coupé les ailes. Se brisant ainsi deux vertèbres cervicales, elle profita de ce repos forcé pour terminer un recueil de poèmes. Dans l’isolement de la convalescence, la chanteuse ambitieuse rêvait de gloire mondiale, l’époque donnant encore quelques exemples de rockstars propulsés au sommet des ventes. Parmi eux, un folk rocker blond et son groupe de briseurs de cœur venait de conquérir l’Amérique à grands coups de rock sentimental. Tom Petty et ses Heartbreakers ne furent à leur début qu’un groupe de rhythm’n’blues mal dégrossi, la beauté de leurs influences Byrdsiennes se laissant toutefois deviner derrière l’apparente simplicité de leur deux premiers albums.
Inventant une production pop qui ne détruisait pas l’énergie de son rock romantique, Jimmy Lovine fit de « Damn the torpedoes » l’album qui transforma Tom Petty en idole américaine. Lorsque l’album sortit, Patti Smith s’apprêtait à enregistrer son troisième album, étape cruciale qui décidait bien souvent de l’avenir d’un artiste. C’est donc naturellement que Lovine fut choisi pour produire ce qui sera pour elle le disque de la consécration populaire. Nappant la hargne du Patti Smith Group d’un rutilant vernis pop, Lovine fit des cris de révolte de ces sauvages des tubes planétaires. Écrite par Bruce Springsteen, « Because the night » fut diffusée en boucle par ces radios qui la bannirent quelques mois plus tôt. Le punk agonisait déjà, une pop de plus en plus standardisée commençait à imposer sa bêtise triomphante, laissant la chanteuse choisir entre l’abandon et la compromission.
Dans le même temps, elle rencontra celui avec qui elle voulut fonder une famille. Décidée à se vouer à ce nouvel objectif avec autant de ferveur qu’elle le fit pour sa carrière, elle décida d’enregistrer un dernier album avant de s’embarquer dans une grande tournée d’adieu. La misandrie du féminisme moderne y verra sans doute une nouvelle preuve de la domination de l’homme sur la femme. Comme si les femmes ne pouvaient décider par elles mêmes de se vouer à leur famille, comme si la servitude imposée par leur vie professionnelle valait mieux que l’amour d’un mari et l’éducation d’une progéniture. L’esprit de Patti Smith fut entièrement voué à la transcendance, et une femme ne s’élève jamais autant que lorsqu’elle assume pleinement son rôle de mère.
Produit par Todd Rundgren, « Waves » montre une chanteuse à l’énergie plus apaisée, l’espoir et la joie ont fait place à la révolte. Une page fut ainsi tournée sur les tubes mystico pop « Dancing barefoot » et « Frederick », ode à cette nouvelle vie que la poétesse apaisée accueille avec enthousiasme.
Patti Smith ne sortit de cette retraite familiale qu’en 1995, lorsqu’elle revint sur scène pour surmonter la brutale disparition du père de ses enfants. De ce deuil naquirent les excellents albums « Gone again » et « Peace and noise », poignantes prières d’une chanteuse voyant son monde disparaître. Sa fièvre mystique ne s’était pas encore éteinte, elle avait juste changé de forme. Ayant connu la débauche et l’exil, la pauvreté et la richesse, la honte et la gloire, cette fille de Zarathoustra chantait désormais avec l’intensité d’un sage Nietzschéen.
Le rock ayant désormais perdu sa grande popularité, elle impose aujourd’hui son statut d’écrivain grâce à des livres nés des expériences d’une vie bien remplie.
23 Janvier 2011, salle Pleyel. Avec Maggy Toon, nous voilà sagement en attente d'un spectacle réunissant Patti Smith (chant et récitante), le pianiste et compositeur Philip Glass en accompagnateur, l'un des papes du minimalisme (voir index), le guitariste de Patti et même son ado de fille qui fera un caméo au clavier…
RépondreSupprimerLa soirée se concentre sur les textes du poète militant et un peu maudit Allen Ginsberg, ami des deux vedettes du jour… Super soirée, pendant l'entracte Glass jouera plusieurs de ses études…. Bref…
Le lendemain je commente sur Amazon une gravure de la 6ème symphonie de Glass inspirée d'un texte de Ginsberg "ode plutonium"…
Christian Selmogue, rédacteur à l'époque, tombe sur ce commentaire et hurle "PATTI SMITH à Paris et PERSONNE N'EST AU COURANT", ce en quoi il a parfaitement raison, les médias ont été muettes sur ce coup. J'avais le programme de Pleyel à l'époque, sinon… Une salle qui attendait l'achèvement de la Philharmonie !
La suite : réponse à Christian Selmogue -> lecture du Deblocnot -> échange de mails poilants avec Luc pour proposer mes services sur une catégorie "classique", et après… vous connaissez…
C'est dingue le hasard des rencontres 😊
Pléonasme : superbe article !
Merci pour le témoignage et le compliment 🙂
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