La
nuit tomba lentement, l’orchestre prépara sa symphonie
crépusculaire. Devant lui, une foule enthousiaste est venue célébrer
sa jeunesse insouciante sur ses harmonies « jungle ».
Sous ce drôle de terme se cachait un son unique, un swing où chaque
instrument crépitait comme le membre imprévisible d’une faune
inconnue. Le Duke prit place, sa stature noble annonçait déjà
toute la grandeur de son génie. Il y eut bien, au fil des ans,
quelques ambitieux cherchant à lui voler son titre, mais aucun ne
sut faire oublier la profondeur de ses ballades et la vivacité de
ses harmonies.
Les meilleurs ne surent qu’évoluer en des domaines
différents, univers parallèles qui firent écho à l’œuvre du
maître sans rivaliser avec elle. Résultat, lorsque la CIA voulut
diffuser la culture américaine à Cuba, ce fut le grand Duke qu’elle
fit décoller vers l’enfer communiste. Tout cela se déroula à une
autre époque, lorsque les petites formations n’avaient pas rendu
les big band trop coûteux. En s’embarquant dans ses virevoltants
chorus, Louis Armstrong brisa la cohésion des jazzmen, dont l’égo
supporta de moins en moins les contraintes imposées par les grandes
formations. Ce soir-là à Newport, l’orchestre du Duke joua le jeu
de sa vie, le chant du cygne des big band. L’histoire du jazz fut
rarement écrite à l’avance, elle s’inventait dans ces salles où
une scène pouvait devenir le théâtre de nouveaux miracles.
Ce récit
pourrait être raconté comme la ballade d’un promeneur solitaire,
bienheureux badaud découvrant un nouveau morceau d’histoire dès
qu’il ouvrait une porte. Ainsi, poussé vers l’entrée par
le froid humide d’une pluie battante, il pourrait entrer dans le
repère du plus grand aigle du bop. Fier de sa grâce solitaire,
Coleman Hawkins déploya alors toute la puissance de son jeu
puissant. Ce fut une grâce brute, une beauté énergique et
menaçante, parfois violente et toujours agile. Cet aigle avait la
force des grands fauves, une force virulente que seul le baron Mingus
égala à sa façon. Soudain, la porte s’ouvrit, un courant d’air
froid incitant les spectateurs à se tourner vers le nouveau venu.
Cachant sa maigreur sous un manteau trop grand pour lui, l’homme
leur offrit une image parfaitement contraire à ce qu’ils venaient
d’entendre. La grâce de Lester Young était nonchalante, il
semblait ralentir pour éviter de se briser.
Quand il monta sur scène
et emboucha son saxophone, nombreux furent ceux qui se demandèrent
comment un être aussi chétif pouvait défier un colosse tel
qu’Hawkins. C’est que Lester Young n’évoluait pas dans le même
domaine, son jeu fut onirique alors que celui de Coleman fut
orgiaque. Ce que nombre d’observateurs prirent pour une joute fut
en réalité une collaboration, Young fournissait les mélodies
nuageuses auxquels les vols planés d’Hawkins donnèrent de
fascinantes formes. Force est pourtant de constater que ce duel
marqua le début du mandat du président Young, dont la douceur
nuageuse se perpétua de la naissance du cool aux grandes heures du
jazz modal, en passant par les grands rêveurs du bop. De Hank Mobley
à Freddie Hubbard, en passant par Miles Davis et Lee Morgan, les
cuivres les plus tendres du jazz doivent tous quelque chose à ce
musicien à l’allure fantomatique.
Les meilleurs musiciens sont sans
doute ceux qui, oubliant les emballements de leur égo, ralentissent
le rythme de leur souffle pour en faire une présence chaleureuse et
fantomatique. Même le nerveux John Coltrane s’astreignit à cette
gracieuse tendresse, produisant ainsi un de ses plus grands disques.
Puis il y eut bien Miles Davis, dont la sobriété lumineuse
atteignit des sommets sur « Autumn leave » et l’album
« Kind of blue ». Le temps passa, les structures se
démodèrent, le free mena le jazz à une impasse qui eut la peau de
sa modernité.
Libéré de toute structure, le free eut également la
prétention de ne plus chercher la mélodie. Conglomérat d’égos
boursouflés, le mouvement ne se souciait plus du beau, la technique
avait pris le pas sur la grâce. Successions de concepts alambiqués
et de transes plus ou moins abstraites, le mouvement parvint parfois
à atteindre le sublime sans le vouloir. Cela ne l’empêcha pas
d’achever le travail de sape que la popularité du rock avait bien
entamé. Devenu une obscure musique pour mélomane, réfugié dans
les souterrains culturels où croupissent les arts impopulaires, le
jazz n’en continua pas moins de diffuser le souvenir de ses beautés
passées.
L’histoire des grands artistes de notre temps commence
donc souvent par la découverte de la beauté issue des temps
anciens. Roy Hargrove ne détestait pas l’énergie froide de la
musique urbaine, elle imbibait son esprit autant que celui de ses
contemporains. Il n’y trouvait toutefois pas la même profondeur
que dans les chorus de Freddie Hubbard
et autres boopers.
Roy Hargrove
fut fasciné par le jeu de ces hommes, dont la virtuosité avait la
douceur d’une brise printanière. A force de travail, il parvint à
la maîtriser, il ne lui restait plus qu’à se l’approprier en
visitant l’underground jazz. Vite repéré par quelques gloires de
cette piteuse fin des eighties, Roy Hargrove quitta vite le lycée pour
participer à la tournée européenne de Clifford Jordan. L’Europe
fut toujours une terre accueillante pour les musiciens jazz, qui
apprécièrent surtout l’ouverture d’esprit et la beauté de la
France. Aujourd’hui encore, plus d’un demi siècle après les
grandes heures de Lester Young, Thelonious Monk et autres boppers,
les derniers géants du jazz viennent swinguer gaiement lors du
festival de Juan Les Pins. Inscrivant ses pas dans ceux des géants
du bop, Hargrove intégra ensuite le quintet de Sonny Rollins lors de
son passage au légendaire Village
Vanguard. A cet endroit, où Coltrane célébra autrefois la grandeur
de son plus fabuleux orchestre, Rollins regarda le jeune trompettiste
jouer avec une certaine nostalgie.
Cette trompette, légère comme
une corne de brume et aussi gracieuse que l’envol de l’aigle,
était la digne fille de celle du roi Davis. Le roi était mort
quelques jours plus tôt, la presse saluant sa mémoire d’un « vive
le roi » unanime. Hargrove devint vite le dernier espoir d’un
jazz rêvant encore de grands succès. Conscient de l’importance de
sa mission, il fit l’inventaire de son patrimoine, rendant hommage
à la grandeur des big band sur « Emergence », avant de
ressusciter l’énergie bop sur « Earfood ». Mais
l’homme ne fut pas un simple gardien d’une tradition perdue, les
gloussements de la musique urbaine influencèrent autant sa musique
que ces beautés des temps anciens.
Reprenant les choses là où Miles
les avait laissé avec « Doo-bop »,
il créa un groupe dédié à la fusion du swing cuivré et
électronique, une machine à accoupler le passé et le présent.
Ainsi naquit RH Factor,
cinquième élément musical nourri par le swing du jazz, le groove
du funk et la puissance du rhythm’n’blues. Ce chemin prometteur,
le trompettiste l’aurait poursuivi avec brio s’il n’avait été
emporté par un arrêt cardiaque en 2018. Donnant de la profondeur à
la modernité et de la légèreté à son héritage, RoyHargrove poursuivit cette voie futuro-réactionnaire imaginée par Miles.
Refusant d’entrer dans le rang d’un purisme stoïque autant que
dans celui d’une modernité sans filiation, Hargrove produisit une
œuvre à laquelle la sortie récente de « Grande Terre » mit un brillant
point final.
*************************************
Retrouver les articles de Benjamin dans son livre(je touche un pourcentage, donc ne vous privez pas)en cliquant : ICI
Earfood, c'est grandiose.
RépondreSupprimer