jeudi 3 avril 2025

ROY HARGROVE (1969 - 2018) par Benjamin


La nuit tomba lentement, l’orchestre prépara sa symphonie crépusculaire. Devant lui, une foule enthousiaste est venue célébrer sa jeunesse insouciante sur ses harmonies « jungle ». Sous ce drôle de terme se cachait un son unique, un swing où chaque instrument crépitait comme le membre imprévisible d’une faune inconnue. Le Duke prit place, sa stature noble annonçait déjà toute la grandeur de son génie. Il y eut bien, au fil des ans, quelques ambitieux cherchant à lui voler son titre, mais aucun ne sut faire oublier la profondeur de ses ballades et la vivacité de ses harmonies. 

Les meilleurs ne surent qu’évoluer en des domaines différents, univers parallèles qui firent écho à l’œuvre du maître sans rivaliser avec elle. Résultat, lorsque la CIA voulut diffuser la culture américaine à Cuba, ce fut le grand Duke qu’elle fit décoller vers l’enfer communiste. Tout cela se déroula à une autre époque, lorsque les petites formations n’avaient pas rendu les big band trop coûteux. En s’embarquant dans ses virevoltants chorus, Louis Armstrong brisa la cohésion des jazzmen, dont l’égo supporta de moins en moins les contraintes imposées par les grandes formations. Ce soir-là à Newport, l’orchestre du Duke joua le jeu de sa vie, le chant du cygne des big band. L’histoire du jazz fut rarement écrite à l’avance, elle s’inventait dans ces salles où une scène pouvait devenir le théâtre de nouveaux miracles.

Ce récit pourrait être raconté comme la ballade d’un promeneur solitaire, bienheureux badaud découvrant un nouveau morceau d’histoire dès qu’il  ouvrait une porte. Ainsi, poussé vers l’entrée par le froid humide d’une pluie battante, il pourrait entrer dans le repère du plus grand aigle du bop. Fier de sa grâce solitaire, Coleman Hawkins déploya alors toute la puissance de son jeu puissant. Ce fut une grâce brute, une beauté énergique et menaçante, parfois violente et toujours agile. Cet aigle avait la force des grands fauves, une force virulente que seul le baron Mingus égala à sa façon. Soudain, la porte s’ouvrit, un courant d’air froid incitant les spectateurs à se tourner vers le nouveau venu. Cachant sa maigreur sous un manteau trop grand pour lui, l’homme leur offrit une image parfaitement contraire à ce qu’ils venaient d’entendre. La grâce de Lester Young était nonchalante, il semblait ralentir pour éviter de se briser. 

Quand il monta sur scène et emboucha son saxophone, nombreux furent ceux qui se demandèrent comment un être aussi chétif pouvait défier un colosse tel qu’Hawkins. C’est que Lester Young n’évoluait pas dans le même domaine, son jeu fut onirique alors que celui de Coleman fut orgiaque. Ce que nombre d’observateurs prirent pour une joute fut en réalité une collaboration, Young fournissait les mélodies nuageuses auxquels les vols planés d’Hawkins donnèrent de fascinantes formes. Force est pourtant de constater que ce duel marqua le début du mandat du président Young, dont la douceur nuageuse se perpétua de la naissance du cool aux grandes heures du jazz modal, en passant par les grands rêveurs du bop. De Hank Mobley à Freddie Hubbard, en passant par Miles Davis et Lee Morgan, les cuivres les plus tendres du jazz doivent tous quelque chose à ce musicien à l’allure fantomatique.

Les meilleurs musiciens sont sans doute ceux qui, oubliant les emballements de leur égo, ralentissent le rythme de leur souffle pour en faire une présence chaleureuse et fantomatique. Même le nerveux John Coltrane s’astreignit à cette gracieuse tendresse, produisant ainsi un de ses plus grands disques. Puis il y eut bien Miles Davis, dont la sobriété lumineuse atteignit des sommets sur « Autumn leave » et l’album « Kind of blue ». Le temps passa, les structures se démodèrent, le free mena le jazz à une impasse qui eut la peau de sa modernité. 

Libéré de toute structure, le free eut également la prétention de ne plus chercher la mélodie. Conglomérat d’égos boursouflés, le mouvement ne se souciait plus du beau, la technique avait pris le pas sur la grâce. Successions de concepts alambiqués et de transes plus ou moins abstraites, le mouvement parvint parfois à atteindre le sublime sans le vouloir. Cela ne l’empêcha pas d’achever le travail de sape que la popularité du rock avait bien entamé. Devenu une obscure musique pour mélomane, réfugié dans les souterrains culturels où croupissent les arts impopulaires, le jazz n’en continua pas moins de diffuser le souvenir de ses beautés passées. 

L’histoire des grands artistes de notre temps commence donc souvent par la découverte de la beauté issue des temps anciens. Roy Hargrove ne détestait pas l’énergie froide de la musique urbaine, elle imbibait son esprit autant que celui de ses contemporains. Il n’y trouvait toutefois pas la même profondeur que dans les chorus de Freddie Hubbard et autres boopers.

Roy Hargrove fut fasciné par le jeu de ces hommes, dont la virtuosité avait la douceur d’une brise printanière. A force de travail, il parvint à la maîtriser, il ne lui restait plus qu’à se l’approprier en visitant l’underground jazz. Vite repéré par quelques gloires de cette piteuse fin des eighties, Roy Hargrove quitta vite le lycée pour participer à la tournée européenne de Clifford Jordan. L’Europe fut toujours une terre accueillante pour les musiciens jazz, qui apprécièrent surtout l’ouverture d’esprit et la beauté de la France. Aujourd’hui encore, plus d’un demi siècle après les grandes heures de Lester Young, Thelonious Monk et autres boppers, les derniers géants du jazz viennent swinguer gaiement lors du festival de Juan Les Pins. Inscrivant ses pas dans ceux des géants du bop, Hargrove intégra ensuite le quintet de Sonny Rollins lors de son passage au légendaire Village Vanguard. A cet endroit, où Coltrane célébra autrefois la grandeur de son plus fabuleux orchestre, Rollins regarda le jeune trompettiste jouer avec une certaine nostalgie. 

Cette trompette, légère comme une corne de brume et aussi gracieuse que l’envol de l’aigle, était la digne fille de celle du roi Davis. Le roi était mort quelques jours plus tôt, la presse saluant sa mémoire d’un « vive le roi » unanime. Hargrove devint vite le dernier espoir d’un jazz rêvant encore de grands succès. Conscient de l’importance de sa mission, il fit l’inventaire de son patrimoine, rendant hommage à la grandeur des big band sur « Emergence », avant de ressusciter l’énergie bop sur « Earfood ». Mais l’homme ne fut pas un simple gardien d’une tradition perdue, les gloussements de la musique urbaine influencèrent autant sa musique que ces beautés des temps anciens.

Reprenant les choses là où Miles les avait laissé avec « Doo-bop », il créa un groupe dédié à la fusion du swing cuivré et électronique, une machine à accoupler le passé et le présent. Ainsi naquit RH Factor, cinquième élément musical nourri par le swing du jazz, le groove du funk et la puissance du rhythm’n’blues. Ce chemin prometteur, le trompettiste l’aurait poursuivi avec brio s’il n’avait été emporté par un arrêt cardiaque en 2018. Donnant de la profondeur à la modernité et de la légèreté à son héritage, Roy Hargrove poursuivit cette voie futuro-réactionnaire imaginée par Miles. Refusant d’entrer dans le rang d’un purisme stoïque autant que dans celui d’une modernité sans filiation, Hargrove produisit une œuvre à laquelle la sortie récente de « Grande Terre » mit un brillant point final.

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