Il fut un temps où un disque de l'Irlandais revenait systématiquement dans les conversations. Un disque généralement conseillé à ceux qui, ayant normalement plus d'affinités avec le hard-rock, souhaitaient s'ouvrir à la musique de Rory. Un disque aussi conseillé à ceux fascinés par les guitar-heros. Ou aux inconditionnels de la Fender Stratocaster, émerveillés par la versatilité de l'instrument, des sons qu'on peut en tirer, pouvant s'imposer dans tous les styles - ce sera nettement plus difficile dans le Heavy-Metal, au point où l'emblématique guitare sera considérée comme carrément inadéquate pour le genre. Quant aux connaisseurs, même si les avis pouvaient diverger suivant les affinités de chacun, bien souvent, ils tombaient d'accord pour l'accréditer de disque essentiel - sinon le meilleur. "Photo Finish" étant souvent désigné comme son concurrent direct. Plus tard, peut-être avec le recul, ou simplement une fois les radiations de la NWOBHM, voire de la scène metal US, retombées, "Deuce" et "Calling Card" seront de sérieux candidats pour monter sur le podium des meilleurs disques de l'Irlandais. Seuls le premier et éponyme album et "Blueprint" semblaient totalement exclus de la compétition ; comme s'ils avaient été proprement oubliés. De gentilles petites querelles sans incidences. D'autant qu'aujourd'hui, rares sont les fans à ne pas avoir la discographie complète (sous une forme ou une autre), certains allant même jusqu'à racheter une énième réédition, dans l'espoir que la "nouvelle" masterisation pourra faire profiter les esgourdes d'une meilleure définition du grain cabossé de la Strato - qui l'est tout autant . Par exemple, lors du glissement oxydé du bottleneck cuivré sur le cinquième mouvement de "Wayward Child", entre deux couplets, ou la gratte clean écrasée par celle épaisse et distordue de "Fuel to the Fire". Sans omettre la batterie de Rod De'Ath, à laquelle les remasterisations ont rendu justice.
L'album en question, celui qui ralliait le plus grand nombre de suffrages, n'est autre que ce magistral "Top Priority". Un album qui pouvait même être évoqué par un amateur pas particulièrement convaincu par l'artiste, mais qui avait été soufflé, subjugué par l'album. Au point d'en avoir des étoiles dans les yeux en en parlant.
Huitième album studio de Rory et l'un des plus durs, l'un des trois fricotant le plus sincèrement avec le heavy-rock. Et ce d'entrée, avec le sur-électrifié "Follow Me", où l'antique Strato 61 est comme un cheval fou indomptable, ne cessant de ruer de part et d'autre en envoyant incessamment des licks et des chorus assassins. Et là, pas de pro-tools, pas de rafistolage par ordinateur (ce serait d'ailleurs anachronique), c'est de l'artisanal. En concert, notamment avec ce morceau, Rory va en subjuguer plus d'un. Nombreux sont ceux qui ont pu assister à ses prestations le nase collé sur la scène, contant leur stupéfaction de voir tous les sons que l'Irlandais pouvait extirper de sa relique avec un minimum de matos. Ils n'en croyaient ni leurs oreilles ni leurs yeux. Assez dans le même style, "Wayward Child" suit le même chemin avec toutefois un chouia moins de nervosité. Mais toujours un véritable festival de guitare. Au contraire de "Just Hit Town", lancé à un train d'enfer (ça reste évidemment à l'écart des points de vitesse du thrash-metal 😄), telle une locomotive folle, faisant, dans une gerbe d'étincelles, crisser ses roues à chaque virage - "Je suis un as, je suis un diable. Tu ne veux pas me rassurer ? Bien, je ne peux le ralentir... je suis un fou en liberté ". Dans cet élan, à peine si on remarque que Rory a dégainé l'harmonica. Parmi les pièces qui dépotent, l'enivrant "At The Depot" n'est pas en reste. Plus boogie, il marche sur les plates bandes de Foghat, avec notamment un solo de slide incandescent - malheureusement abrégé par un fade précoce.
Depuis "Calling Card", Rory a commencé à cuirasser son blues-rock jusqu'à déraper vers le hard-rock. Sans s'y immerger pour autant, mais en paraissant y prendre suffisamment goût pour augmenter la dose à chaque nouvelle cuvée. Mais déjà, en partant du premier essai de 1971, on constate qu'il a progressivement durci sa musique. Pas dans son intégralité, mais en incluant doucement un peu plus de morceaux hargneux et mordants, jusqu'à ce "Top Priority" où même les slow-blues sont corrosifs, comme le fameux "Off The Handle", qui n'aurait pas dépareillé sur les premiers ZZ-Top. Ou comme le pataud "Keychain", enrobé de flanger, qui tourne en rond, jusqu'à s'embourber - le maillon faible de l'album.
La tonalité plus touffue, épaisse, est évidemment induite par les guitares de Rory qui paraissent avoir un peu forcé sur le Dallas Rangemaster (1), mais il y a aussi la frappe brutale de Ted McKenna. L'ex SAHB, arrivé en 1978 (et déjà présent sur "Photo Finish"), a compensé la perte de Rod De'Ath et son swing jazzy par une frappe franche et massive. Un peu dans le style d'un Cozy Powell. Et puis, désormais, Rory évolue dans une formation réduite. En trio, power-trio même. L'absence de claviers - en l'occurrence ceux du regretté Lou Martin - oblige Rory à combler les espaces par une guitare plus présente que jamais. Ce qui participe aussi au durcissement de sa musique. Etonnamment, et c'est là où on prend conscience de tout le génie de l'Irlandais, c'est qu'au contraire d'autres guitaristes-chanteurs évoluant en trio (ou même en quartet), on n'a jamais l'impression qu'il en fait des caisses. Qu'il s'égare dans de stériles instants de démonstration à la seule gloire de sa personne. Fait devenu monnaie courante depuis les années 90, et peut-être plus encore aujourd'hui. Rory, lui, semble toujours avoir quelque chose de pertinent à "dire", à exprimer. Même ses larsens paraissent contrôlés et incroyablement expressifs. Le monstre sacré - et consacré - de la guitare, sir Brian May, n'a t-il pas dit que Rory était un magicien de la guitare, qu'il pouvait produire des sons incroyables avec juste une guitare et un ampli, quand d'autres et lui-même peinent avec moult effets ?
Même si des techniciens (supérieurs - guitar-superior ?...) de la guitare, adeptes de tapping acrobatique et de descentes de manche en mode jazzy-fusion-classico-kérosène-tourniquet de la mort, pourraient juger son jeu relativement primaire, Rory possédait un vocabulaire et une éloquence qui semblent désormais faire défaut. A titre d'exemple, même si son très modeste arsenal scénique (qui au plus fort n'a jamais été constitué de plus de quatre modestes pédales) pouvait inclure une wah-wah, bien souvent Rory reproduisait l'effet à l'aide des potentiomètres de sa six-cordes. De la même façon que Roy Buchanan, autre fabuleux guitariste.
Bien que ne refusant pas occasionnellement l'aide de pédales d'effets pour sculpter le son, Rory a toujours préféré le faire de ses seuls mains, attaquant pour cela sa guitare sous tous les angles - et sans vibrato. Cet ustensible étant condamné depuis longtemps. Préférant ainsi s'armer au besoin d'une gratte particulière pour la nécessité d'un morceau. Comme pour "Philby", - en mémoire de l'espion Kim Philby, agent britannique travaillant pour l'URSS -, où, avec le producteur, ils sont partis à la recherche d'une guitare-sitar pour apporter un "timbre russe". Quelque chose entre la bandoura et la balalaïka... en électrifié 🥴. Ce qu'ils ont fini par trouver dans la belle collection de Pete Townsend, qui a bien voulu leur louer (?) une Coral Sitar 3S19 1968 (de Danelectro). Plus tard, Rory, qui aimait bien chiner dans les boutiques d'instruments, en trouvera une avec laquelle il se produira sur scène (elle faisait partie de la collection mise en vente en octobre 2024).
D'apparence plus classique, "Bad Penny" s'impose comme une pièce maîtresse. Un joyau du maître, élevé au firmament par un riff imparable entrecoupé d'un chorus façonné par des bends maîtrisés - et musicaux -. Final en beauté avec "Public Enemy n° 1", en hommage aux films policiers des années 50 et 60 qu'il affectionne. Une pièce de choix travaillant sans complexe dans un Blues funky ; comme un télescopage de l'univers d'Albert Collins avec celui de Rory. Une matière qui va fortement inspirer des gars tels que Tony Spinner, Lance Lopez et Albert Cummings.
Les rééditions offrent deux bonus : l'excellent "Hellcat", aux parfums âcres de pub-rock lacéré de traits de slide abrasive (face B du single "Philby"), et le dispensable et surprenant "The Watcher", aux effluves de new-wave de seconde zone.
Stevie Ray Vaughan disait que les disques d'Albert King étaient comme des livres ouverts dans lesquels on pouvait toujours trouver l'inspiration. On pourrait dire la même chose concernant la discographie de Rory Gallagher, si riche, si généreuse, si authentique. Elle constitue un riche terreau, une matière abondante dans laquelle tant de blues-rockers ont puisé (pillé ?), parfois jusqu'à la trame - sans nécessairement comprendre vraiment la profondeur de sa musique - pour se constituer un répertoire.
Dire que cet homme était rarement pleinement satisfait de ses disques, que jusqu'à la fin de ses jours, il doutait de lui-même, de son réel talent. Une incertitude que les salles combles et la ferveur du public peineront à atténuer. Même au plus fort de son succès commercial, il garda son humilité, sa modestie et sa courtoisie. Des qualités systématiquement mises en avant par les journalistes qui l'ont approché - généralement trop heureux de ne pas s'entretenir avec un irrespectueux orgueilleux ; ça leur changeait ...
- Face 1
- Face 2
(1) A cette époque, Rory parlait d'un Powerbooster pour grossir son son. Serait-ce le modèle d'Electro-Harmonix ? Ainsi que de se brancher parfois dans un petit Fender pour le pousser dans ses retranchements, afin d'en extirper un son plus crade.
🎶☘
J'aime bien les deux premiers, quasiment les seuls que je réécoute de temps en temps avec Calling Card. La suite voisine en effet souvent avec le hard, et ça me casse la tête assez vite. Mais Bad Penny est au sommet de ses compositions.
RépondreSupprimer"D'autant qu'aujourd'hui, rares sont les fans à ne pas avoir la discographie complète (sous une forme ou une autre)": exact, et même les fans à moitié.
"Calling Card", sérieux candidat - à juste titre.
SupprimerQuelques années plus tard, il fait machine arrière et revient à des tonalités plus roots, plus blues. Avec l'album "Defender", et plus encore avec "Fresh Evidence". Un regret pour certains, du bonheur pour d'autres 😁 - (Etonnamment, ces deux derniers ne pas toujours connus)
Personnellement, j'apprécie tous ses albums, du premier au dernier 👍🏼
Il n'y a qu'un fan de Rory Gallagher pour qualifier The watcher de New Wave ))
RépondreSupprimerTop Priority est mon favori pour les raisons que tu cites. Mais j'en arrive de plus en plus souvent à lui préférer Jinx et Blueprint dont je trouve les productions moins datées. Même si je reconnais que l'écoute de ses disques devient très occasionnelle. Disons que les albums de Rory Gallagher sont le reflet d'une époque, loin d'être la pire, mais qu'ils n'ont pas vraiment survécu à l'épreuve du temps.
Il faudrait que je me replonge dans ces deux-là, "Jinx" et "Blueprint". Pas mes préférés, cependant, j'ai récemment redécouvert et apprécié son premier (que j'avais longtemps boudé).
SupprimerJe reviens régulièrement faire un tour chez Rory. A mon sens, ça passe bien mieux les années que la majorité des "bluesmen" actuels.
Bluesmen d'aujourd'hui, considérés comme tels bien que généralement plus rock, voire heavy, que ne l'était Gallagher
J'ai ressorti Blueprint. Bof...Disque totalement inutile, sans aucun intérêt. Repris aussi Defender, nettement mieux. Je suis parti pour me refaire une cure.
Supprimer"Top Priority" tourne en ce moment sur la platine , ca faisait un bout de temps , car ces derniers mois je privilégiais mes dernières acquisitions du sieur Gallagher à savoir les "Live in London" "Check shirt wizard" et "At the BBC". Fan de la première heure , j'ai la disco......Bref. J'ai une particulière affection pour le "Irish Tour" "Million miles away" me file les poils à chaque écoute et ce malgré les années!
RépondreSupprimer"Check Shirt Wizard", le live de 77. J'l'avais oublié celui-là. De mémoire, c'était du bon. Du très bon.
SupprimerMais je ne sais pas où il est passé... il a peut-être fait des petits chez quelqu'un 😄
OUI Bruno ! Retrouves le ce live de 77 ! Fabuleux , époustouflant: Bref indispensable!
RépondreSupprimerça me rend dingue, j'le cherche depuis trois jours 😡
SupprimerDepuis quelques semaines, j'ai des trucs qui disparaissent à la maison.
Il doit avoir des lutins dans les parages...
A la place, j'ai retrouvé un live de Warren Haynes : Live from Emerson College, Boston. 29.11.1993"...
SupprimerOuais j'aime bien ce live de Warren Haynes qui fait partie de sa tournée promo de son premier disque solo, "Tales of ordinary madness" Le son est correct et c'est plutôt un bon live! (sauf pour SM of course!)
SupprimerSauf erreur, une acquisition faite grâce aux conseils éclairés de Shuffle M
SupprimerLe Booster ? Un Rangemaster au début, puis un Hawk Booster.
RépondreSupprimerHop !
Ho ! Ho ! Tu m'en apprends une bonne, BBP. Je ne soupçonnais même pas l'existence de cette p'tite boîte. 👍
SupprimerAprès recherche, j'ai pu lire que c'était Gerry McAvoy qui l'avait donnée à Rory, et qu'elle avait ensuite été un peu modifiée.
Les quelques rares utilisateurs - du modèle signature - l'apprécient et en parlent comme d'un Rangemaster amélioré.