jeudi 20 mars 2025

LEE MORGAN (1938 - 1972) par Benjamin


Parfois le destin semble d’un cynisme bien cruel, d’une violence aussi soudaine qu’absurde. John Lennon, Marc Bolan, Jim Morrison, le grand public eut souvent l’occasion de pleurer le trépas soudain des hommes qu’il avait vénéré. Friand de récits de héros maudits et de destins brisés, celui-ci voua un culte durable à ses illustres fantômes. Comme si la mort dotait leur œuvre d’un nouvel éclat, que leur disparition mettait en lumière des qualités cachées de leur œuvre.

Les grands hommes meurent toujours trop tôt, l’épopée de leur vie donnant toujours l’impression que leur disparition prive le monde de merveilles inimaginables. Qu’aurait joué John Lennon s’il n’était tombé sous les balles d’un minable inconnu ? La fresque des « Rougon-Macquart » aurait-elle été poursuivie si Zola n’était pas mort brutalement ? Quelle révolution cinématographique auraient encore pu inventer des hommes tels que Stanley Kubrick ou Orson Welles ? Charlie Parker aurait il abandonné le bop pour participer à la révolution free ?

Parlons-en de Charlie Parker, cet homme dont le spectre ne cessa de hanter le jazz. Maître étalon de la virtuosité des saxophonistes, inspirateur des jeux de certains des plus grands pianistes, il fut l’initiateur du jazz moderne. La critique admira ensuite Coltrane pour sa rapidité dépassant la virtuosité parkerienne, Bud Powell s’appropria sa fougue, nombre de musiciens s’empoisonnèrent à l’héroïne dans l’espoir de se rapprocher de ce modèle.

avec les Jazz Messengers, Art Blakey à la batterie =>    
Seul Monk finit par être autant admiré par les musiciens, mais le pianiste évolua sur un chemin parallèle à celui du bop, pratiquait un art qui n’appartenait qu’à lui. Parker, au contraire, fut le phare du bop autant que l’incarnation de son âge d’or. Avec Dizzy Gillespie, il instaura le culte du duo saxophoniste / trompettiste, cœur nucléaire d’une certaine vision de l’énergie jazz. Ressorties récemment sous le titre de « Hot house », les sessions que Charlie « Bird » Parker effectua avec Bud Powell, Charlie Mingus et Dizzy Gillespie sont aussi enthousiasmantes que poignantes.

Ce que l’auditeur y entend, c’est la célébration orgiaque d’un âge d’or en sursis. Le gracieux oiseau y souffle alors avec une vigueur éblouissante, fait chanter son instrument avec la grâce d’un rouge gorge célébrant l’arrivée du printemps. L’hiver ne vint malheureusement que trop rapidement. Le déclin des grands hommes prend souvent une valeur symbolique, leur grandeur faisant de leur petite histoire l’écho des turpitudes de leur art. Au début des années 50, le rhythm’n’blues commença à imposer l’expression tonitruante de sa fougue juvénile. Alors que le souffle parkerien perdait de sa fougue et de sa grâce, le jazz devenait une musique impopulaire considéré de plus en plus comme l’obsession des mélomanes snobs. La jeunesse de cette musique s’achevait, il lui fallait désormais mûrir en évitant les affres de la sénilité. Dans ce contexte, la mort de Parker ressemble à une punition du destin, un final ridicule pour celui dont la virtuosité fit la grandeur de tout un mouvement.

<= avec Coltrane   
Ce fut un soir d’hiver, dans l’appartement de celle que tous surnommaient "la baronne du jazz". Pour oublier les affres de sa dure vie et les faiblesses d’un corps épuisé par les excès, le saxophoniste s’installa devant une de ces émissions stupides dont la télévision a le secret. Riant comme un enfant aux gags les plus prévisibles, le musicien eut soudain le souffle coupé par une attaque qui le fit s’effondrer. Sur le rapport qu’il fit lors de la découverte du corps, le médecin légiste parla d’un vieillard, tant il fut incapable d’imaginer qu’un corps aussi vieilli put appartenir à un trentenaire. En mourant, Charlie Parker devint omniprésent, ses contemporains et disciples se chargeant de transmettre le flambeau de ce bop qu’il porta avec tant de force.

Quelques années après le trépas de son fameux frère de swing, Dizzy Gillespie fonda un orchestre qui devint vite le centre de formation des nouveaux dieux du jazz. De Miles Davis à Roy Hargroove, Gillespie tint ce rôle de parrain durant de nombreuses années. Le Milton n’étant plus, son orchestre devint le lieu où les nouveaux virtuoses vinrent inscrire leur histoire dans la continuité de celle de leurs aïeux. Vint donc un jour un trompettiste d’une rare justesse, un homme au souffle aussi intense que lyrique.

Lee Morgan mariait épure et finesse avec une efficacité rare, évitant naturellement les démonstrations inutiles et les effets de manche pompeux. Son épure était comme un rejet des dérives des solistes les plus bavards, une tentative de rajeunir le jazz en le ramenant à son expression la plus pure. Ainsi offrit-il au bop une nouvelle épiphanie en participant à l’album « Moanin » des Jazz Messengers. Nous étions alors à une époque charnière, un moment où le jazz fut écartelé entre deux tendances contradictoires. Quelques mois plus tôt, Mingus sortit ce qui peut être considéré comme l’album qui mit le feu aux poudres, un nouveau big bang, l’acte de naissance du jazzman nouveau. De part sa violence et sa volonté de s’éloigner des structures traditionnelles, « Pitecantropus erectus » annonçait l’avènement d’une révolution à laquelle Ornette Coleman donna un nom. 

Le free jazz fut la musique de ceux qui, n’ayant pas connu les grandes heures du bop, rejetèrent ses règles harmoniques pour écrire leur propre histoire. Mais le souvenir de la grandeur bop survécut à son déclin, incitant ainsi de nombreux musiciens à canaliser leur inventivité dans le creuset de ses règles harmoniques. Désapprendre certains réflexes s’avère souvent aussi dur que de les assimiler, rares furent ainsi les musiciens aussi à l’aise dans la rigueur bop que dans le chaos free. 

A l’image de Miles Davis, Lee Morgan refusa toujours de noyer ses harmonies dans le torrent chaotique du free. Ainsi sauva-t-il le label Blue
Note grâce au succès monumental de « Sidewinter », qui fut au hard bop ce que les archives de « Hot house » furent au bebop, un chant du cygne d’une éblouissante beauté. Vint ensuite le règne d’un rock de plus en plus populaire et riche musicalement, fascinante puissance électrique qui incita Miles Davis à créer l’orchestre rock de « Bitches brew ». Initié par le synthétiseur de Lonnie Smith, Lee Morgan célébra également l’accouplement du jazz et du rock sur les rythmes funky de « Turnin point ». Fort d’un succès impressionnant pour un musicien de jazz et lancé sur la voie d’une modernité qu’il explorait prudemment, Lee Morgan semblait encore promis à un glorieux avenir.

Vint malheureusement ce funeste soir de l’année 1972, où le tragique vint frapper à sa porte avec la violence d’une femme hystérique. Il ouvrit, échangea quelques injures avec celle qu’il ne voulait plus revoir, jusqu’au moment où le vocabulaire de son interlocutrice se montra trop limité pour exprimer sa rage d’amante blessée. Elle sortit un revolver et tira sur l’objet de sa fureur, avant de fuir vers des horizons où le remord la retrouvera toujours. Lee Morgan ne mourut pas sur le coup, une ambulance eut même le temps de le récupérer. Dans le véhicule, son souffle diminuait à mesure que rougissait le pansement recouvrant sa plaie. Dans la chaîne des véhicules bloqués, les automobilistes étaient aussi crispés que si ces quelques minutes d’attente risquaient de les faire mourir. Alors que la reprise d’un trafic normal laissait cette foule insignifiante rentrer chez elle, un des derniers grands souffles du jazz populaire s’éteignit dans l’ambulance le menant à l’hôpital. 

Aurait-il poursuivi dans la voie du jazz rock s’il n’était pas mort aussi brusquement ? Aurait-il préféré les terrains plus familiers du bop et du jazz modal ? Si ces questions ne trouvèrent jamais de réponses, il nous reste la beauté immortelle de « Sidewinter », « Turnin point » et du récent coffret « Live at the lighthouse », souvenir d’un virtuose parcimonieux parti trop tôt. 


Découvrez d'autres chroniques et portraits dans le livre de Benjamin (et oui, lui c'est un vrai auteur !) tout frais édité, en cliquant ici : Puzzle musical entre jazz et rock

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