Parfois
le destin semble d’un cynisme bien cruel, d’une violence aussi
soudaine qu’absurde. John Lennon, Marc Bolan, Jim Morrison, le
grand public eut souvent l’occasion de pleurer le trépas soudain
des hommes qu’il avait vénéré. Friand de récits de héros
maudits et de destins brisés, celui-ci voua un culte durable à ses
illustres fantômes. Comme si la mort dotait leur œuvre d’un
nouvel éclat, que leur disparition mettait en lumière des qualités
cachées de leur œuvre.
Les grands hommes meurent toujours trop tôt,
l’épopée de leur vie donnant toujours l’impression que leur
disparition prive le monde de merveilles inimaginables. Qu’aurait
joué John Lennon s’il n’était tombé sous les balles d’un
minable inconnu ? La fresque des « Rougon-Macquart »
aurait-elle été poursuivie si Zola n’était pas mort
brutalement ? Quelle révolution cinématographique auraient
encore pu inventer des hommes tels que Stanley Kubrick ou Orson
Welles ?
Charlie Parker aurait il abandonné le bop pour participer à la
révolution free ?
Parlons-en de Charlie Parker, cet homme dont
le spectre ne cessa de hanter le jazz. Maître étalon de la
virtuosité des saxophonistes, inspirateur des jeux de certains des
plus grands pianistes, il fut l’initiateur du jazz moderne. La
critique admira ensuite Coltrane pour sa rapidité dépassant la
virtuosité parkerienne, Bud Powell s’appropria sa fougue, nombre
de musiciens s’empoisonnèrent à l’héroïne dans l’espoir de
se rapprocher de ce modèle.
avec les Jazz Messengers, Art Blakey à la batterie =>
Seul Monk finit par être autant admiré
par les musiciens, mais le pianiste évolua sur un chemin parallèle
à celui du bop, pratiquait un art qui n’appartenait qu’à lui.
Parker, au contraire, fut le phare du bop autant que l’incarnation
de son âge d’or. Avec Dizzy Gillespie, il instaura le culte du duo
saxophoniste / trompettiste, cœur nucléaire d’une certaine vision
de l’énergie jazz. Ressorties récemment sous le titre de « Hot
house », les sessions que Charlie « Bird » Parker
effectua avec Bud Powell, Charlie Mingus et Dizzy Gillespie sont
aussi enthousiasmantes que poignantes.
Ce que l’auditeur y entend,
c’est la célébration orgiaque d’un âge d’or en sursis. Le
gracieux oiseau y souffle alors avec une vigueur éblouissante, fait
chanter son instrument avec la grâce d’un rouge gorge célébrant
l’arrivée du printemps. L’hiver ne vint malheureusement que trop
rapidement. Le déclin des grands hommes prend souvent une valeur
symbolique, leur grandeur faisant de leur petite histoire l’écho
des turpitudes de leur art. Au début des années 50, le
rhythm’n’blues commença à imposer l’expression tonitruante de
sa fougue juvénile. Alors que le souffle parkerien perdait de sa
fougue et de sa grâce, le jazz devenait une musique impopulaire
considéré de plus en plus comme l’obsession des mélomanes snobs.
La jeunesse de cette musique s’achevait, il lui fallait désormais
mûrir en évitant les affres de la sénilité. Dans ce contexte, la
mort de Parker ressemble à une punition du destin, un final ridicule
pour celui dont la virtuosité fit la grandeur de tout un
mouvement.
<= avec Coltrane
Ce fut un soir d’hiver, dans l’appartement de celle que
tous surnommaient "la baronne du jazz". Pour oublier
les affres de sa dure vie et les faiblesses d’un corps épuisé par
les excès, le saxophoniste s’installa devant une de ces émissions
stupides dont la télévision a le secret. Riant comme un enfant aux
gags les plus prévisibles, le musicien eut soudain le souffle coupé
par une attaque qui le fit s’effondrer. Sur le rapport qu’il fit
lors de la découverte du corps, le médecin légiste parla d’un
vieillard, tant il fut incapable d’imaginer qu’un corps aussi
vieilli put appartenir à un trentenaire. En mourant, Charlie Parker
devint omniprésent, ses contemporains et disciples se chargeant de
transmettre le flambeau de ce bop qu’il porta avec tant de force.
Quelques années après le trépas de son fameux frère de swing,
Dizzy Gillespie fonda un orchestre qui devint vite le centre de
formation des nouveaux dieux du jazz. De Miles Davis à Roy
Hargroove, Gillespie tint ce rôle de parrain durant de nombreuses
années. Le Milton n’étant plus, son orchestre devint le lieu où
les nouveaux virtuoses vinrent inscrire leur histoire dans la
continuité de celle de leurs aïeux. Vint donc un jour un
trompettiste d’une rare justesse, un homme au souffle aussi intense
que lyrique.
Lee Morgan mariait épure et finesse avec une efficacité
rare, évitant naturellement les démonstrations inutiles et les
effets de manche pompeux. Son épure était comme un rejet des
dérives des solistes les plus bavards, une tentative de rajeunir le
jazz en le ramenant à son expression la plus pure. Ainsi offrit-il
au bop une nouvelle épiphanie en participant à l’album « Moanin »
des Jazz Messengers. Nous étions alors à une époque charnière, un
moment où le jazz fut écartelé entre deux tendances
contradictoires. Quelques mois plus tôt, Mingus sortit ce qui peut
être considéré comme l’album qui mit le feu aux poudres, un
nouveau big bang, l’acte de naissance du jazzman nouveau. De part
sa violence et sa volonté de s’éloigner des structures
traditionnelles, « Pitecantropus erectus » annonçait
l’avènement d’une révolution à laquelle Ornette
Coleman donna un nom.
Le free jazz fut la musique de ceux qui,
n’ayant pas connu les grandes heures du bop, rejetèrent ses règles
harmoniques pour écrire leur propre histoire. Mais le souvenir de la
grandeur bop survécut à son déclin, incitant ainsi de nombreux
musiciens à canaliser leur inventivité dans le creuset de ses
règles harmoniques. Désapprendre certains réflexes s’avère
souvent aussi dur que de les assimiler, rares furent ainsi les
musiciens aussi à l’aise dans la rigueur bop que dans le chaos
free.
A l’image de Miles Davis, Lee Morgan refusa toujours de noyer
ses harmonies dans le torrent chaotique du free. Ainsi sauva-t-il le
label Blue Note
grâce au succès monumental de « Sidewinter », qui fut
au hard bop ce que les archives de « Hot house » furent
au bebop, un chant du cygne d’une éblouissante beauté. Vint
ensuite le règne d’un rock de plus en plus populaire et riche
musicalement, fascinante puissance électrique qui incita Miles Davis
à créer l’orchestre rock de « Bitches brew ». Initié
par le synthétiseur de Lonnie Smith, Lee Morgan célébra également
l’accouplement du jazz et du rock sur les rythmes funky de « Turnin
point ». Fort d’un succès impressionnant pour un musicien de
jazz et lancé sur la voie d’une modernité qu’il explorait
prudemment, Lee Morgan semblait encore promis à un glorieux
avenir.
Vint malheureusement ce funeste
soir de l’année 1972,
où le tragique vint frapper à sa porte avec la violence d’une
femme hystérique. Il ouvrit, échangea quelques injures avec celle
qu’il ne voulait plus revoir, jusqu’au moment où le vocabulaire
de son interlocutrice se montra trop limité pour exprimer sa rage
d’amante blessée. Elle sortit un revolver et tira sur l’objet de
sa fureur, avant de fuir vers des horizons où le remord la
retrouvera toujours. Lee Morgan ne mourut pas sur le coup, une
ambulance eut même le temps de le récupérer. Dans le véhicule,
son souffle diminuait à mesure que rougissait le pansement
recouvrant sa plaie. Dans la chaîne des véhicules bloqués, les
automobilistes étaient aussi crispés que si ces quelques minutes
d’attente risquaient de les faire mourir. Alors que la reprise d’un
trafic normal laissait cette foule insignifiante rentrer chez elle,
un des derniers grands souffles du jazz populaire s’éteignit dans
l’ambulance le menant à l’hôpital.
Aurait-il poursuivi dans la
voie du jazz rock s’il n’était pas mort aussi brusquement ?
Aurait-il préféré les terrains plus familiers du bop et du jazz
modal ? Si ces questions ne trouvèrent jamais de réponses, il
nous reste la beauté immortelle de « Sidewinter »,
« Turnin point » et du récent coffret « Live at
the lighthouse », souvenir d’un virtuose parcimonieux parti
trop tôt.
Découvrez d'autres chroniques et portraits dans le livre de Benjamin (et oui, lui c'est un vrai auteur !) tout frais édité, en cliquant ici : Puzzle musical entre jazz et rock
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire