Claude a organisé une séance du jeu "l'auditeur à toujours raison", inspiré de l'émission de France Musique, vieille de 70 ans, la "tribune des critiques de disques" ; soit l'écoute en aveugle de plusieurs versions d'une œuvre classique pour classer qualitativement les interprétations suivant les opinions des participants.
Et voilà réunis : Sonia (qui a préparé du café et du thé), Nema venue en copine avec un grand sac de papillotes, Pat (sans ses merguez) et Claude ; tous écoutant des extraits de diverses gravures des impromptus de Schubert. Seul Claude connait les noms des pianistes en lisse… Il est amusant de constater dans cette compétition bon enfant que les avis positifs ou réservés convergent sensiblement et que des grands artistes pourtant réputés peuvent descendre de quelques marches 😊.
- Rigolo Claude ce concours, mais ce n'est pas facile de porter un jugement objectif, il faut argumenter à minima et surtout s'affranchir de balancer le sentencieux et débile "c'est nul" ! Nous sommes tombés tous d'accord sur le choix du disque destiné à la chronique...
- Et oui Sonia, l'interprétation élue est celle d'un artiste que je connais de nom mais pas plus. Il a emballé notre jury… Cela dit, la sélection était déjà une sorte de best of en soi, et on taira le nom des autres concurrents.
- Donc Claude, deux séries de quatre très belles pièces à commenter, interprétées par un artiste français…
- Oui et comme toujours je proposerai quelques-unes des interprétations que nous avons appréciées…
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Schubert en promenade |
Donc Philippe Cassard sera l'invité du jour pour son interprétation flamboyante et poétique des Impromptus de l'ami Schubert. J'avais lors de sa disparition en 2022 proposé l'enregistrement historique de Radu Lupu (RIP). On ne va donc pas l'écouter une seconde fois, d'autant qu'il n'a pas séduit outre mesure notre "tribunal". Comme quoi, les goûts et les couleurs évoluent avec de nouvelles parutions…
- Dis Claude… C'est quelle forme un impromptu ? Il y a déjà des ballades, des nocturnes, des préludes… Chopin n'en a pas composé je crois…
- Si Sonia, quatre, mais sans doute moins connus que les ballades, les polonaises ou les nocturnes… J'explique…
Bonne idée de Sonia de citer Chopin, le prince du clavier du début du romantisme, à savoir le XIXème siècle, période pendant laquelle le piano bénéficie d'une nette évolution technique, de nouveaux mécanismes performants conduiront à sa conception définitive et normalisée vers 1821 (Il y aura encore de menus perfectionnements jusqu'en 1900). Le piano forte avait déjà connu de nombreuses améliorations atténuant la sonorité un peu sèche de l'instrument que Mozart substituera à jamais au clavecin (ah les derniers concertos !). Il est certain que Schubert a joué sur des pianos forte de qualité (*). Mais il nous a quittés trop jeune pour utiliser des pianos équipés des marteaux à double échappement, une invention du français Erard de 1821 permettant de jouer avec une très grande célérité (**) et de répéter une note staccato à une vitesse folle. (Je passe sur les détails, voir Wiki). Une certitude, la splendeur des ouvrages des dernières années de Schubert ne pâtissent absolument pas des limites résiduelles des bons pianos forte utilisés.
(*) Benignus Seidner (aujourd'hui exposé à la Schubert Geburtshaus de Vienne) et un piano Anton Walter & Sohn (musée Kunsthistorisches de Vienne). Ajoutons les pianos du facteur de pianos viennois Conrad Graf.
(**) Sans cette évolution mécanique majeure, il est impossible de jouer la grande valse brillante ou le 1er scherzo de Chopin. Un exemple vertigineux et hilarant : le vol du bourdon de Rimski-Korsakov transcrit par Cziffra et dynamité par Yuja Wang (Clic), ou la Toccata de Prokofiev, autre chevauchée insensée par Martha Argerich (Clic). 😊
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Piano Conrad Graf de Schubert |
Pendant les âges baroque et classique débutant, le répertoire pianistique privilégie l'écriture de sonates (Mozart, Haydn, Clementi…) et des petites pièces sans formalisme bien défini. La disponibilité de pianos modernes et réactifs et l'appétence des compositeurs et professeurs de conservatoire qui veulent flatter leur égo et leur virtuosité influencent l'émergence de formes sophistiquées. Voici une petite liste de ces genres, sans prétendre à une totale exhaustivité :
Impromptu ? (un sens proche de improvisation en musique, Sonia). L'idée est venue au compositeur tchèque Václav Jan Tomášek de suggérer cette forme très libre de composition. Libérer sans académisme l'expression des émotions de manière poétique et sentimentale pourrait-on dire. Très lié aux tendances artistiques, aux émois, donc au romantisme, ce style de pièce ne sera donc à la mode qu'au XIXème siècle. Trois compositeurs et virtuoses dominent le répertoire : Schubert, Chopin et plus tardivement Gabriel Fauré. La liberté se manifeste de prime abord par la variété des tempos, évoluant de Allegro à Andante…
Valse : définition assez évidente , une courte pièce sur la rythmique ¾ de cette danse.
Polonaise : même principe que la valse. Évidement on pense à Chopin en premier mais Clara Schumann, Camille Saint-Saëns et d'autres ont aussi adopté le style.
Nocturne : dû à l'imagination de l'anglais John Field (1782-1837). Le titre définit fort bien l'intention expressive : celle d'un climat onirique et crépusculaire. Là encore, les auteurs de grande sensibilité seront prolixes : Chopin et Gabriel Fauré (21 & 13 nocturnes chacun) et Field lui-même (18), nombreuses gravures éditées.
Prélude : forme ancienne, pièces courtes, isolées ou réunies en cycle (Bach – Préludes et fugues du clavier bien tempéré, Debussy – deux cahiers de 12 pièces impressionnistes, Chostakovitch - Vingt-quatre préludes et fugues). L'inspiration est totalement émancipée d'une norme ; difficile d'établir des critères de comparaison entre le Prélude en do majeur de Bach et La Cathédrale engloutie de Debussy…
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Philippe Cassard |
Étude : évoque souvent une musique austère écrite à des fins pédagogiques (pour travailler une tonalité, les accords, les quartes, les quintes, etc.). On pense à l'univers de Czerny, le Bled du solfège et du touché 😊. Monument indispensable même de nos jours. Certains maîtres comme Chopin, Scriabine, Louise Farrenc, Camille Saint-Saëns ou Debussy ont su allier travail de la technique du clavier à la musique de concert haut de gamme. Les études d'exécution transcendante de Liszt porte à merveille leur titre… Waouh !!
Scherzo : étant un héritage du menuet, il suggère le divertissement, l'intermède de relaxation. Dans l'univers symphonique, on l'intercale souvent entre le grand mouvement lent et le final pour détendre l'atmosphère. Chopin en écrira quatre d'une difficulté redoutable…
Ballade : encore un must du romantisme, souvent nostalgique avec une once de sensualité. Bien sûr, on citera Chopin, encore et toujours, et Brahms.
On pourrait citer dans cette liste à la Prévert d'autres morceaux : les rhapsodies, les variations, les intermezzi, etc. J'ai focalisé ma réponse sur les pièces qui constituent l'essentiel du catalogue de Chopin. Attention, une Sonate comporte plusieurs mouvements et ne figure donc pas ici…
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Graz (gravure de 1855) |
Année 1827. Comme des milliers de Viennois, Schubert a assisté avec consternation aux obsèques de Beethoven considéré comme un Dieu vivant jusqu'à 26 mars, jour de sa mort. Schubert ne connaîtra jamais un tel statut, mais son nom commence à figurer plus fréquemment au programme des concerts. Dans un an, le 26 mars 1828 une soirée entièrement consacrée à son œuvre (la seule de son vivant) rencontrera un franc succès. On y entend des lieder et le trio N°2 D 929, et un extrait du quatuor N°14 ou du N°15…
Sa santé continue de se dégrader, la faute à une syphilis contractée au début des années 1820. Il souffre de migraines. Le traitement extravagant à base d'administrations de mercure 😲 aggrave son état général. Pourtant, la mort de Beethoven semble stimuler la hardiesse de Schubert à oser écrire des compositions d'exception. La mort de son mentor atténue-t-elle cet éternel complexe d'infériorité par rapport à son génial aîné. Dans les 18 mois qui suivent, avant son trépas fin 1828, il écrit ses plus grands chefs-d'œuvre : Le Voyage d'hiver, les impromptus (11 et non 8), la messe N° 6, le mythique quintette à cordes avec deux violoncelles, un autre cycle majeur de lieder "Le chant du cygne" (titre prémonitoire ?) et les trois ultimes et fabuleuses sonates N° 19 à 21, la magie avant le silence éternel à 31 ans (*). Ajoutons diverses petites pièces et le projet inabouti d'une 10ème symphonie.
(*) 31 ans mais près de mille œuvres ! Je me demande souvent à son sujet, et aussi à propos de Mozart et quelques autres, s'il avait vécu 40 à 50 ans de plus comme Haydn qu'elle aurait pu être sa production… Quoi de plus prodigieux que le quintette ou les trois sonates cités.
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Marie Pachler (1794-1855 ) |
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De gauche à droite : Johann Baptist Jenger Anselm Hüttenbrenner et Schubert |
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Adolf Kafmann - Paysage autrichien |
Fatigué mais toujours motivé, Schubert passe l'été 1827 à Graz chez ses amis, le compositeur Johann Baptist Jenger et le couple Karl et Marie Pachler, des notables passionnés de musique. Marie est une pianiste dont la virtuosité stupéfiait le grognon Beethoven lui-même, tant elle interprétait ses redoutables sonates avec aisance "Je n'ai jamais trouvé personne qui exécute mes compositions aussi bien que vous". L'ambiance amicale et artistique est propice à la composition.
Les impromptus vont voir le jour et être vraisemblablement achevés pendant ces semaines estivales et musicales. Les éditions ont eu lieu en plusieurs temps, ce qui donne l'impression de la création de deux cycles isolés. En fait, même dissociés en deux groupes, ils reflètent une inspiration commune. Les deux premières pièces de la série D 899 seront publiées de son vivant. Celles de D 935 attendront 1838 car estimées trop difficiles… La malédiction dite des œuvres "injouables" qui touche les visionnaires. En mai 1828, Schubert s'intéressera de nouveau à ce genre en composant ce que l'on appelle Drei Klavierstücke D 946 (trois pièces pour clavier). Ces impromptus qui cachent leur nom seront édités par Brahms en 1868 !
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Impromptus D 899
N° 1 en ut mineur (Allegro molto moderato) : Marche funèbre (Ut mineur) ? procession dans un village (notes piquées-staccato) ? humeur vagabonde (legato 😊) ? Qui dit impromptu implique improvisation et liberté… Schubert aborde avec gourmandise cette nouvelle latitude formelle imaginée par Field. Staccato-legato : une cadence veloutée et poétique. Peu de notes mais une multitude d'impressions peuvent nous assaillirent, j'ai proposé une petite liste avec spontanéité. Gute Nacht (bonne nuit), le premier lied du Voyage d'hiver et ce premier impromptu suivent des lignes mélodiques bien proches, au rythme obsédant et intimiste ; voici un impromptu sans réelle mélancolie, une romance incantatoire… Schubert ou la synthèse du lieder, dans l'esprit, et le piano solo dans la forme. Mendelssohn n'écrira-t-il pas les célèbres romances sans paroles dès 1830 (Clic).
- Pardon Sonia ? Non rassures-toi, tout est dit ou presque. La littérature musicologique regorge d'analyses pointues évoquant ruptures de style, polytonalité, variations, etc. On ne le les concurrencera pas (Cf. Brigitte Massin en Français).
N° 2 en mi bémol majeur (Allegro) : Après l'élégie baignant le premier impromptu, place à la vitalité ludique et à la structure plus carrée ABAC du second. Souvenir du menuet ? Pourquoi pas, mais surtout une chevauchée à ¾, échevelée telle une valse prise de folie. La section centrale B et le sombre si mineur, interrompt par sa rude autorité l'espiègle cavalcade… Interdiction de se divertir ? Ô non, la reprise A et une coda C relancent le bal éblouissant …
N° 3 en sol bémol majeur (Andante) : Très connu, une complainte lyrique et romantique d'une beauté sidérale. Pas de commentaire, on ne peut que frissonner à l'écoute de ce nocturne qui cache son nom… Philippe Cassard caresse son clavier en évitant tout pathos par trop langoureux. Un Hit ! Souvent entendu au cinéma…
N° 4 en la bémol majeur (Allegretto) : le cycle s'achève dans les près, les bois, les ruisseaux. Des cascades d'arpèges évoquent un ondoiement facétieux. Schubert jongle avec les tonalités majeures / mineures comme il aime tant. Un passage un soupçon tumultueux a-t-il été conseillé par une truite pourchassant sa proie 😊?
Impromptus D 935
Le second cycle bien que de la même veine que son aîné en termes de liberté d'écriture, (but de la forme impromptu), voit le durée des pièces s'étirer sans perdre en inventivité. 28 minutes pour D 899 et 37 pour D 935.
N° 1 en fa mineur (Allegro moderato) : Le voilà le plus long, une douzaine de minutes. Les sections nombreuses et fantasques le rapproche d'une petite sonate qui échappe aux règles formelles telle la 32ème de Beethoven. On peut reprendre la formule de Thomas Mann à propos de l'ultime sonate de Ludwig "l'adieu à la sonate". Schubert explore donc lui aussi les nouvelles voies expressives ouvertes par son mentor. On peut y entendre comme un rondo ABABA par lequel Schubert se penche sur son passé, son présent, un avenir incertain, en un mot par un lied méditant sans texte sur l'inconstance des lois du destin, concept difficile à traduire en musique. Manifestement, Schubert l'exprime à sa manière par un tempo immuable, allégorie de l'horloge qui tourne. Le jeu louvoie, riche de nuances et de mutations tonales, la destinée étant si hasardeuse ; œuvre d'une infinie poésie.
N° 2 en la bémol majeur (Allegretto) : Retour de l'idée géniale du premier cycle : faire suivre le long et émouvant allegro d'un menuet apaisant. Un leitmotiv trépidant s'impose comme thématique simple. [03:10] Le trio précipité et alerte rompt la volontaire mélancolie initiale. [05:31] reprise da capo avec une légère accentuation épique avant la conclusion onirique.
N° 3 en si bémol majeur "Rosamunde" (Andante) : Très apprécié des mélomanes, ce 3ème impromptu se distingue des autres par sa durée, 11 minutes, et surtout en égrenant une suite de variations, élaborant une chorégraphie pianistique à partir d'un thème emprunté à la musique de scène "Rosamunde". Les variations s'enchaînent à partir de : [01:48] virevoltante et gracieuse, [03:31] guillerette et festive, [04:56] le ton devient grave, rude, puissant, [07:04] revoilà une ligne mélodique fort lyrique et virile avec d'insolites fantaisies arpégées. [10:15] Schubert s'amuse, le piano voltige, ludique, [10:15] Retour du motif initial nostalgique, la danse s'achève…
N° 4 en fa mineur (Allegro scherzando) : Ah la joyeuse folie !!! Même un peu loufoque et inattendu chez le compositeur en fin de vie. Il réunit tous les caprices du solfège pour vivifier jusqu'au délire la pièce : traits incisifs, trilles infernales, quintolets, sextolets, septolets (rares ; car effrayant d'en assurer la rythmique 😊), syncopes, sforzandos inopinés…
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Philippe Cassard est l'un de nos plus talentueux pianistes français. Né en 1962, il a été l'élève de Dominique Merlet au Conservatoire de musique de Paris, formation qu'il a complétée auprès du virtuose russe Nikita Magaloff. En 1985, il remporte le prix Clara Haskil. Son répertoire est pour le moins éclectique : soliste, accompagnateur de chanteurs lyriques (Natalie Dessay notamment) et même des comédiens. Ses compositeurs de prédilection Debussy et Schubert… Ajoutons à cela des Master class, producteur chez France musique et la rédaction d'essais… Il est très occupé cet homme 😊.
Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée. Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…
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INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool.
En complément : Les impromptus D899 par Khatia Buniatishvili, suivies des impromptus D935 par Rudolf Serkin (1 + 4 vidéos) |
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Discographie
Elle est immense et propose soit les deux cycles réunis sur un seul album soit l'un ou l'autre en complément d'une sonate de premier ordre la plupart du temps.
Pour l'ensemble, la gravure d'Alfred Brendel reste un incontournable par sa fidélité au texte et la subtilité du phrasé. (Decca – 6/6).
Pour les premiers Impromptus D 899, j'ai enfin découvert Khatia Buniatishvili, virtuose d'origine géorgienne naturalisée française. La jeune femme très présente dans les médias, (même dans les émissions "folklos" comme "On n'est pas couché"). Tantôt critiquée tantôt encensée par la presse pour sa fraîche excentricité, Khatia se singularise par sa garde-robe sexy concurrentielle de celle de Yuja Wang (les deux pianistes ont le même âge) et une virtuosité qui déclenche des jalousies. Khatia n'hésite pas à personnaliser les indications des partitions, ce qui lui vaut des reproches des puristes. C'est le cas pour ces impromptus au style contrasté. Les transitions sont pittoresques 😊, la ligne musicale sensuelle vs volcanique, c'est jeune ou fouillis suivant les goûts… j'aime beaucoup, mais préfère quand même la cohérence émotionnelle de Philippe Cassard (SONY – 5/6). En complément : la sonate D 960. À suivre…
Pour les Impromptus D 935, Rudolf Serkin (au moins deux générations le séparent de la jeune Khatia) nous a légué en fin de carrière, en 1979, un modèle ciselé au scalpel. Serkin atteint un sommet de fluidité et de probité, et même un staccato drolatique si nécessaire. Un trésor (SONY - 6/6). En complément : la sonate D 959.
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