jeudi 23 janvier 2025

JOHNNY WINTER par Benjamin


« Le principe des êtres supérieurs est que les grandes choses se font dans la solitude »
Albertine Sarazin : La cavale

L’heure est solennelle, une femme donnait la vie en poussant le grand hurlement de la douleur féconde. Dans la salle de travail, le mari brillait par son absence, soucieux de ne pas interférer dans l’instant crucial où se crée le lien entre une mère et son fils. Les hommes de son époque s’abstenaient généralement d’assister à cette genèse pour mieux tenir leur rôle ensuite, ceux de la nôtre font l’inverse. La sacralisation du plaisir immédiat a aujourd’hui remplacé l’être par le paraître, la discrétion par le voyeurisme, le devoir par le plaisir. Noyés dans le chaos des familles recomposées et d’un féminisme castrateur, les pères semblent aujourd’hui en voie de disparition. Mieux vaut laisser une femme hurler sa douleur de future mère que de l’abandonner ensuite avec le fruit de son supplice, ce grandiose combat pour donner la vie ne peut être que le sien. « Durant l’accouchement, la femme tient la main de l’homme, ainsi il souffre moins » disait Pierre Desproges.

Le débat fut ainsi clos, l’hypocrisie des pères sages-femmes se faisant démasquée dans un libérateur éclat de rire. Après les cris de la mère vinrent ceux du fils, premier appel auquel la mère répondit en enlaçant son bambin. Une chose emplit les infirmiers d’une légère tristesse pleine de compassion, le nouveau-né était pâle comme la faïence. Près du lit, les sages-femmes imaginaient déjà les brimades que l’enfant aurait à subir de la part de ses camarades blancs comme noirs, une telle rareté de peau ne pouvant qu’unir les races grâce à la force immortelle de la bêtise humaine. 

[les frangins Winter autour de BB King =>]  La mère, elle, ne montra aucun signe de tristesse, elle n’en avait pas le droit si elle voulait rester digne du rôle que la nature venait de lui confier. Si une mère s’avisa un jour de pleurer de peine ou de déception après avoir mis au monde, qu’elle ne l’avoue jamais, qu’elle prenne soin d’enfermer cette infamie dans les abysses où elle cache ses plus grandes hontes. Que pourrait être la vie d’un homme sachant qu’il commença par décevoir l’autrice de ses jours ? 

Toute preuve d’amour maternel ne lui semblerait plus qu’une infâme hypocrisie, une aumône offerte à un mendiant, une injure d’autant plus violente qu’elle confond douceur et pitié. Si « avec l’amour maternel la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais », alors l’enfant de mère déçue n’a même pas cette promesse pour l’encourager à vivre. La mère de Johnny Winter se contenta donc d’offrir au nouveau-né l’amour dont il aura besoin pour affronter la dure existence des hommes différents. C’est ainsi que, isolé par la bêtise aveugle du conformisme, le jeune Johnny Winter finit par trouver la musique donnant un sens à sa souffrance. 

Il se réfugia dans cette salle de cinéma sans réfléchir, pensant sans doute que les insultes et les brimades ne l’y suivraient pas. Le film était une simple réadaptation de série télé, son affiche semblait annoncer un produit créé pour faire les poches d’une jeunesse en pleine émancipation. Mais un film n’a pas toujours besoin de grands objectifs artistiques pour marquer à jamais le public, il suffit qu’il vous tombe dessus au bon moment.

[<= avec Janis Joplin]  Comme Johnny, le héros de « Pete’s Kelly blues » devait lutter contre des forces aussi primaires que redoutables, le blues était son cri de guerre et le chemin de sa victoire. Le jeune homme découvrit ainsi cette musique née au milieu d’un monde de crime et de vice, fleur délicate grandissant sur un tas de fumier. La musique blues eut encore pour lui une définition vague, ce film ne le montrant que sous les traits d’un pianiste de jazz ponctuant les poignantes lamentations d’Ella Fitzgerald

Vague silhouette dont il imaginait les voluptés, la beauté du blues ne lui en fut que plus désirable. Les premiers essais pour la conquérir furent hasardeux, la simplicité sèche du ukulélé ne se prêtant pas à ce genre d’exercices langoureux. Enfant de sa génération, Johnny Winter arriva au blues par la porte du rock, Chuck Berry lui montrant l’instrument qui l’éleva vers ces mélancoliques sommets. La guitare, passée de simple accompagnatrice à élément central du rock et du blues, sera la fée qui le conduira vers la gloire. Et le jeune homme progressa vite, si vite qu’il osa perturber la prestation d’un BB King en pleine gloire.

Le « Live at the Regal » venait alors de sortir lorsque, marchant d’une allure de seigneur, BB King vint aiguiser son blues dans un petit bar texan. Les cheveux coiffés à la Elvis, l’enfant terrible de la ville lui posa la main sur l’épaule avant qu’il ait joué la moindre note. Gérant l’incident avec la bonhomie des honnêtes hommes, le King dit simplement au malotru « tu ne veux pas priver le public de sa dose de blues ? ». Loin de se démonter, Johnny Winter affirma qu’il voulait au contraire lui offrir à ses côtés. Il savait bien ce qu’il risquait en cas d’échec, les videurs n’hésitant pas à faire ravaler aux prétentieux leur fierté mal placée. Souriant pour mieux masquer sa surprise, BB introduisit son vibrant hommage à sa chère Lucille, sa fidèle compagne à six cordes.

[avec Jimi Hendrix =>]  Enivré par son chant tendre et intense, Johnny lui tricota une robe fine et lumineuse, répondit à ses chorus avec autant d’agilité que de finesse. Le blues, comme toute interaction humaine, dépend d’une symbiose qui survient sans que l’on puisse l’expliquer. C’est un amour suprême, la joie de la pureté retrouvée, l’accouplement d’âmes n’en formant plus qu’une. Le morceau se termina, l’écho des dernières notes s’éteignant pour laisser place au silence de spectateurs médusés. En quittant la scène, BB King eut pour le jeune homme ces quelques mots « tu iras loin si tu ne te laisses pas dévorer ». C’est ainsi que le roi adouba son dauphin. La musique, comme l’histoire, est faite d’ascensions et de déclins, d’assassinats symboliques et d’adoubements solennels. 

Lorsqu’il découvrit Johnny Winter, Mike Bloomfield était déjà descendu du piédestal sur lequel l’avait porté sa participation au Butterfield blues band. En tentant de produire son album solo, le guitariste ne parvint qu’à prouver que ses talents d’écriture n’étaient pas à la hauteur de sa virtuosité musicale. En l’invitant à partager la scène avec lui, Mike Bloomfield retrouva cette ferveur à l’origine de l’inimitable magie du blues. Présents dans la salle ce soir-là, les cadres de Columbia n’eurent aucune peine à croire qu’ils tenaient là le plus grand bluesman blanc. Soucieux de ne pas laisser passer celui qui pouvait devenir le BB King des années 60-70, le label offrit à l’albinos plusieurs centaines de milliers de dollars d’avance ainsi que la garantie d’une liberté artistique totale.

Fort de cette liberté, Johnny Winter fit l’inventaire de ce que le blues fut et devint, le tout parsemé d’accélérations rythmiques laissant deviner ce que le blues deviendrait. Car, dans les studios modernes de la perfide Albion, une bande de sauvages magnifiques donnaient à la musique des pionniers une puissance inégalée. Lorsque les anglais jouent le blues, ce n’est jamais tout à fait le blues, le génie harmonique du vieux continent les poussant fatalement à le remodeler. L’album « Johnny Winter » semblait alors représenter une limite, celle au-delà de laquelle le blues perdait la beauté unique léguée par les pionniers. Héritant du statut incontesté de gardien du temple blues, Johnny Winter défendit sa tradition à la grand-messe psychédélique de Woodstock, mit ses dons au service de la reine Janis Joplin, avant de réapprendre au rock d’où il venait sur un second album bien plus véloce que le premier.

Au cœur de cette énergie se situait une fratrie vouée à la préservation de la grande musique américaine. Aucun lien n’est plus solide que celui de deux frères ayant ajouté la communion des esprits aux liens du sang. Reliés par une symbiose unique, le duo Edgar / Johnny Winter commençait avec « Second Winter » sa grande épopée. Plus éclectique que son frère, Edgar profita de son succès pour enregistrer « Entrance », un mélange détonnant d’énergie rock et de grâce jazz. Edgar dragua ainsi la secte élitiste des partisans du rock progressif, Johnny préféra durcir son jeu pour profiter du succès des conquérants du rock sudiste.

[avec Muddy Waters => ] Ainsi naquit « Johnny Winter and », disque dont Blackfoot n’aurait pas renié la puissance entraînante. Cette puissance lui valut d’être déifié par une époque instaurant le culte du guitar hero. Devenu l’égal d’un Hendrix ou de Ten Years After, l’excentrique guitariste perdit progressivement ses repères musicaux et existentiels. Dernier né de cette période dorée, « Live » le cimentait dans la tradition d’un rock  excentrique et spectaculaire. Le résultat eut beau être magnifique, l’albinos perdit ainsi le contact avec la musique des grands pionniers. Épuisé par ses addictions et le rythme infernal des tournées, l’auteur de « Rock’n’roll hoochie koo » se réfugia dans une maison isolée de Woodstock. Ce repos n’améliora malheureusement pas son état, qui l’obligea à entamer une cure de désintoxication qui dura plusieurs mois. Émancipé malgré lui de l’ombre tutélaire de son frère, Edgar Winter trouva dans le gospel et le funk l’énergie qui lui permit de bâtir sa propre légende. Porté par la ferveur de ses chœurs et la chaleur de ses cuivres, l’album « White trash » fut un classique instantané.

Chanteur dont les cris sauvages annonçaient les hurlements d’un certain Steven Tyler, Jerry Lacroix en profita pour graver son nom dans l’histoire. Ainsi, malgré les défaillances de Johnny, le nom de Winter resta le symbole d’une certaine résistance traditionnelle face à la folie moderne. Suivi le démentiel « Live roadwork » et la mise au pas de la beauté glam sur l’excellent « They only come out at night ». Pendant ce temps, admiratif de son parcours fulgurant, les Stones eux-mêmes incitèrent Johnny Winter à revenir en lui offrant une de leurs compositions. Publié sur le bien nommé « Still alive and well », son interprétation chuck berryenne de « Silver train » se montre bien plus convaincante que celle du groupe de Keith Richards. Ce swing mâtiné de puissance sudiste et de feeling blues, le phoenix Johnny le garda durant la majeure partie de sa brillante carrière.

Les disques se suivirent et se ressemblèrent, rassurants repères dans un monde en évolution permanente. N’ayant pas oublié ses racines, l’albinos participa ensuite à la renaissance du héros du Delta Muddy Waters. Issu de cette collaboration, l’album « Hard again » vit le grand Muddy redonner à son disciple le goût des rythmes lents et des notes prolongeant leur écho dans de grands espaces silencieux. S’offrant un dernier bain de jouvence, Johnny Winter prolongea ensuite l’écho de ce delta blues sur l’excellent « Nothin but the blues ». Devenant ensuite une triste caricature de ce qu’il fut, ce dernier héros de Woodstock passa les années suivantes à célébrer son glorieux passé.

Devenu l’esclave de sa propre légende, il apparut très affaibli lors de ses derniers concerts. Pouvant à peine marcher, l’homme s’installa alors sur un tabouret de bois pour jouer un blues crépusculaire. Cette image rappela furieusement l’iconique photo de Robert Johnson, comme si ce génie s’apprêtait alors à rendre son âme au diable. Il s’éteignit en 2014, quelques jours après que sa descendance l’ait remercié en participant à son dernier album. Si le bluesman est d’abord un homme sublimant ses peines, alors son corps épuisé et l’intensité de son jeu sont les preuves irréfutables de sa grandeur de bluesmen.           


11 commentaires:

  1. Désolé de casser ton envolée lyrique mais si les pères n'étaient pas dans la salle de travail lors de l'accouchement, c'est que l'accès leur était tout bonnement interdit... Comme c'était le cas jusque dans les années 70. Possiblement 80 même.

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    1. Ben je suppose qu'il veut dire que cette absence dans la salle de travail était peut-être plus contrainte (par ladite interdiction) que souhaitée...

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    2. À part si tu sais que la loi est l'expression de l'intérêt commun, elle suit donc les mentalitées. Rien n'empêche donc de déplorer ou vanter l'idée qu'elle sous entend. Mais cela n'est pas le principal sujet de l'article.

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    3. "la loi est l'expression de l'intérêt commun". Pas vraiment et pas toujours. C'est l'expression d'une majorité (qui peut être de 80% comme de 51%) élue, par adhésion ou par défaut.

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    4. "L'expression d'une majorité " Elle est donc l'expression des opinions de la dite majorité.

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    5. "J'ai la majorité et pis c'est tout ! Mais quelle majorité ? Celle qui est pour le rétablissement de la peine de mort ? Celle qui croyait que la Terre était plate ?" (J-P. Bacri dans "Cuisine et dépendances") :-)

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    6. Je ne suis pas une autorité morale, vous pensiez souligner une certaine incohérence dans les propos de cet article, vos incohérences prouvent le contraire.

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  2. Salut Benjamin et au club des commentateurs anonymes qui lisent les billets.
    En effet, Et ?
    Les débatteurs ne doivent pas être pères, simple supposition… ou pas encore.
    J'ai 73 ans …. En 83 et 85, j'ai assisté à la naissance de deux de mes premier enfants, Difficile pour le 1er, plus facile pour la 2ème… En 89, exit, il s'agissait d'une césarienne, donc… asepsie oblige… dehors !!! Une de mes nièces est née en 1976 en présence de son père…
    Dans les années 50 et avant, le père n'était pas le bienvenu en principe… mais à la campagne, sur la table de la cuisine et entre deux visites aux bêtes… il pouvait se rendre utile…
    Réduire l'article toujours aussi bien écrit à ce petit détail m'amuse, quoique…
    À bientôt Benjamin… À jeudi si le cœur t'en dit… du lourd 😊

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  3. c'est un blog musical ou un blog sociétal ? j'ai l'impression que les anonymes (en supposant qu'il y en ait plusieurs) n'ont rien de mieux qu'à vouloir étaler leur culture à défaut d'autre chose sur la place publique et ils me font pitié

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