vendredi 24 janvier 2025

JE SUIS TOUJOURS LÀ de Walter Salles (2025) par Luc B.


Des affiches indiquent "3 millions de spectateurs au Brésil". C’est un beau chiffre, mais pas non plus un ras de marée sur presque 215 millions d’habitants. Mais ce qui titille, c’est pourquoi mettre cette information en avant ? On le comprend, vu de chez nous, pour deux raisons. D’abord le film est bon, mais aussi parce qu’il replonge les brésiliens dans une période sombre, la dictature, et l’histoire réelle du député Rubens Paiva

Le film est tiré du livre de Marcelo Paiva, le fils du député, devenu écrivain, on voit son personnage dans le film, comme celui de sa mère Eunice Paiva, qui est devenue avocate à 48 ans pour défendre les victimes de la dictature, et on voit aussi le reste de la famille. Car JE SUIS TOUJOURS LÀ est à la fois une chronique familiale merveilleuse, un film historique, politique, qui a permis aux brésiliens de regarder de front cette époque noire, d’où le succès en salle, là bas.

C’est pratique ce genre de film, comme tout est vrai, archivé, référencé, on peut spoiler ! 

Le réalisateur Walter Salles s’est fait connaître avec CENTRAL DO BRASIL (1998), il y avait eu aussi CARNETS DE VOYAGE sur Che Guevara, son dernier film il y a 12 ans était l’adaptation de SUR LA ROUTE de Kerouac. Par certains aspects, ce film rappelle ROMA d’Alfonso Cuaron, une plongée dans le passé, l'Histoire, sa propre histoire, puisque que Walter Salles a non seulement connu cette période, mais aussi la famille Paiva, il venait chez eux, gamin, s’amuser avec les enfants. 

La première partie est lumineuse, électrisante, Salles nous plonge, souvent caméra à l’épaule mais pas survoltée, dans l’effervescence d’une famille bourgeoise, progressiste. Nous sommes en 1971, années hippie, fumette, rock’n’roll et Copacabana. La texture de la photo évoque ces années-là. Les enfants, un gamin et quatre filles, n’ont qu’à traverser le boulevard pour aller à la plage. On fête Noël en maillot de bain. On sent une famille heureuse, soudée, ouverte, la musique est très présente (pop, prog), on danse, jolie scène où le petit Marcelo fait une insomnie, son père lui propose une partie de baby foot, hurlements dans la maisonnée !

Mais tout n’est pas rose. Dès le premier plan, la mère, Eunice, se baigne dans l’océan, la volupté du moment est gâchée par un hélicoptère militaire survolant la plage. Plus tard, l’aînée et ses potes sont arrêtés en voiture par un barrage militaire. Ce que raconte la mise en scène, c’est la sécurité que confère la maison, le cocon, par rapport à l’extérieur hostile. La mère protège les plus jeunes, y compris dans les moments les plus dramatiques. Superbe scène lorsque Eunice embarque tout le monde manger une glace alors qu’elle vient d’apprendre la mort de son mari (scène pudique, faite de non-dits).

Rester digne, ne pas se départir de la joie de vivre infusée par le père, comme avec cette séance photo où le journaliste demande des visages sérieux pour illustrer le drame de sa famille, et Eunice, malicieuse, qui ordonne à tous : « Souriez ! ». Ceux qui ne gâte rien, c’est l’interprétation des acteurs, tous formidables, mêmes les gamins, et surtout Fernanda Torres qui joue la mère, elle tient la famille à bout de bras et le film sur ses épaules ! L’actrice avait bien débuté sa carrière avec une Palme d’or pour PARLEZ MOI D’AMOUR en 1986, elle vient de rafler le Golden Globe cette année.

L’inquiétude filtre aussi par ces coups de fil que reçoit Rubens Paiva. Salles laisse ça hors champ, des plans à la volée, mais on comprend que Rubens, qui était député travailliste avant le coup d’État de 1964, depuis ingénieur, n'est pas rangé de la politique, active toujours ses réseaux. Des hommes armés débarquent un soir, emmènent Rubens Paiva pour un interrogatoire de routine. Il ne reviendra jamais chez lui. Aujourd’hui encore, on ne sait pas où se trouve son cadavre.

Les miliciens (ou flics ?) restent à demeure, l'homme fort de la maison n'est plus le père, mais l'ennemi. Ca pollue l'atmosphère. Eunice et une de ses filles seront aussi embarquées dans un centre qui pratique la torture, la mère y restera 19 jours. Cette bascule se traduit aussi dans la mise en scène, moins solaire, on ferme les rideaux, la caméra arpente des couloirs vides, le silence remplace la musique. Y'a la mort du chien, accident ou avertissement, ces silhouettes furtives, ces voitures en planque…

JE SUIS TOUJOURS LÀ est sans doute un peu longuet sur la fin, verse dans le didactisme hollywoodien. On croit le film fini avec ce plan de la caméra super 8 de l’aînée qui documente le départ de la famille pour Sao Paulo, mais Walter Salles fait un saut dans le temps, en 1995, puis un autre en 2014, il s'agit de montrer ce que sont devenus les personnages, un encart aurait suffit, ou un renvoi à leurs fiches Wikipédia ! Même si le plan d'Eunice, vieille, malade, devant le poste de télé qui diffuse des images d'archives de son mari ravive l'émotion.

On n’est pas chez Costa Gavras, qui aurait pu adapter aussi cette histoire, au sens où Walter Salles privilégie les liens familiaux, la sensibilité, la chronique, plus que le thriller politique, mais sa démonstration n’en est pas moins convaincante.


couleur - 2h17 - format 1:1.85 

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