mercredi 24 juillet 2024

RUSH " All The World's a Stage " (1976), by Bruno



     Oui. Ils l'ont fait. On était à deux doigts de leur couper tout crédit, mais, grâce à l'insistance du manager, ils ont droit à une quatrième chance. La dernière pour parvenir à faire une percée remarquable dans les charts. Pas question de la gâcher. Toutefois, cette dernière possibilité de démontrer qu'ils pouvaient être financièrement rentables n'était accordée que sous quelques conditions. Oui, pour les majors, le côté artistique est facultatif, l'important, c'est le pognon. Les conditions ? Rien de plus simple, on ne leur demande pas l'Amérique - quoique - ; juste revenir à leur hard-rock initial (le petit dernier, avec son penchant pour le rock-progressif, s'est bien moins vendu que les précédents), et surtout, surtout, s'en tenir à des formats courts, et éviter les trucs alambiqués. Et si au passage, on pouvait pondre un petit hit, bien sympa, pour un 45 tours, qui déblayerait le chemin au futur album en séduisant quelques radios hors frontières, ce serait mieux.

     Simple. Seulement, les loustics sont de fortes têtes. De véritables passionnés qui ne sont pas là pour l'argent (ce qui ne signifie pas qu'ils ne crachent dessus). Des incorruptibles qui préfèrent se faire limoger et retourner à une vie de dur labeur plutôt que de se fourvoyer avec une musique qui correspondrait à un cahier des charges, qui manquerait de sincérité. Et puis, simplement, en matière de composition et d'écriture, ils n'apprécient pas d'être dirigés. 


     Leur vision d'alors est de fusionner le Rock-progressif avec leur hard-rock impétueux et épique. Dans cette démarche poussée par un esprit de défiance, ils proposent au label une première pièce, qui occupe l'intégralité de la première face du disque en préparation. Une provocation que n'apprécient guère les cadres qui renvoient illico la maquette. Mais les musiciens campent sur leurs positions. Ils y ont mis toute leur passion, leurs tripes, ce sera donc ça ou rien. Dépité, le label finit par céder (le temps c'est de l'argent... et on voudrait bien, au moins récupérer l'investissement), certain de voir leur espoir d'un confortable profit s'envoler, et par là même, la fin de la "collaboration" avec ces têtes brûlées. Toutefois, l'album est un franc succès, et fait même une percée en Europe. Etonnée, mais ravie et soulagée, la maison de disques, Mercury, va désormais leur accorder sa confiance, et ne cherchera plus - pendant longtemps - à interférer dans le choix de leur direction musicale. C'est ainsi qu'ls sont parvenus à garder leur indépendance.

     Le trio canadien repart donc sur les routes, plus fort que jamais, traversant l'Atlantique pour la première fois. La presse anglaise, généralement assez chauvine et peu encline aux louanges, est séduite par leurs prestations et ne tarit pas d'éloges à leur égard. De retour, à peine le pied posé sur le tarmac de l'aéroport international de Pearson, la formation attaque trois concerts d'affilé - les 11, 12 et 13 juin 1976, à la maison, à Toronto, au Massey Hall. Le groupe est modeste en choisissant ce lieu, certes historique et emblématique, mais de faible capacité - avec moins de 3000 places. La raison pour laquelle de deux jours initialement prévus on doit passer à trois, pour répondre à la demande. C'est probablement sa réputation acoustique qui fait que l'établissement du XIXème siècle a été choisi.

     Après quatre albums bien ancrés dans le Hard-rock, Rush souhaite développer plus profondément son attrait pour le Rock-progressif. Il décide donc de clôturer un premier chapitre par un double-live dont la set-list couvre ses quatre premiers albums.

     Affuté par des mois sur la route, Rush délivre un set époustouflant, ne défaillant jamais devant la complexité et la puissance de certaines pièces. En dépit de la difficulté que pourrait éprouver un trio pour restituer sur scène, sans filet, une musique plus ou moins élaborée, Rush va plus loin en présentant des versions généralement améliorées. Plus intenses et organiques, voire brutales. L'ouverture agressive avec "Bastille Day" est carrément foncièrement heavy-metal. Du genre des premières heures de la NWOBHM. Un peu bourrin et la voix singulière de Geddy Lee semble peiner. Dans une certaine mesure, "Anthem", débordant d'énergie et propulsé par les furieux patterns de Neal Peart, qui s'évertue à suivre les cascades de notes d'Alex Lifeson et Lee, aussi. La suite penche plus vers le hard-rock haut en couleurs, porté comme un étendard par des musiciens hors-pairs, sachant allier une belle technique à une franche musicalité. C'est d'ailleurs l'apanage des trios de ne pouvoir avoir le luxe de s'encombrer d'un musicien passable. Peut-être plus qu'en studio, qui permet maintes retouches, le groupe impressionne par sa cohésion. Même quand l'un ou l'autre des trois membres s'autorise quelques ornementations complémentaires, ça reste systématiquement dans le cadre, dans la mesure et la tonalité. Geddy joue d'ailleurs - à l'instar d'un Tim Bogert ou d'un Jack Bruce, voire d'un Entwistle - plus comme un bassiste soliste que comme un pur rythmicien. Sa Rickenbaker 4001 occupe de l'espace, avec ce son plein, chargé en medium, bavant parfois légèrement (comme branchée dans une fuzz light), laissant toute latitude à Lifeson pour prendre ses aises. "Something for Nothing" et "In the Mood" intégré à "Fly by Night", sont une salve à boulets rouges sur un public réceptif, voué à la cause de ces enfants du pays.


    Toutefois, comparé à ce qui va suivre, ça a tout l'air d'un audacieux tour de chauffe.

     A partir de la face 2, le trio, chauffé à bloc, monte en intensité. D'abord avec "Lakeside Park" (sensations d'enfance de Neil, mais une chanson qui n'a pas trop les faveurs de Lee). Ensuite avec le morceau emblématique "2112" - qui avait tant fait grincer des dents leur label mais qui leur fit gagner une reconnaissance plus large -, tronqué des parties "Discovery" (une partie est néanmoins fondue dans "Presentation") et "Oracle : The Dream", pour une version plus dense et dramatique. Ce long morceau épique est ainsi écourté de cinq minutes, au contraire du fulgurant et épique "By-Tor and the Snow Dog", où Alex Lifeson déploie tout son petit arsenal d'effets pour peindre des pièces sombres et oniriques. Nettement plus robuste, voire majestueux qu'en studio, - même si à deux reprises Lifeson est à limite de se planter - "In the End" clôture magistralement la troisième face. Cela aurait pu être un beau final, mais le trio en remet une couche en rendant hommage à leur premier album, considéré d'un hard-rock plus classique - dont les deux premiers morceaux à être largement diffusés par une radio locale firent croire aux auditeurs qu'il s'agissait de nouvelles pièces de Led Zeppelin. Si ces trois derniers morceaux, "Working Man", "Finding My Way" (tous deux fusionnés) et le pataud "What You're Doing" auraient fait la joie de bien des groupes, ils font tout de même pâle figure en comparaison de tout ce qui a précédé. En particulier, "What You're Doing", englué dans le répétitif et l'assommant - choix étonnant. Ce qui en fait une dernière face plus négligée, à l'exception peut-être des batteurs qui prêtent l'esgourde à la prestation de Peart. D'ailleurs, à compter de cet enregistrement, il va longtemps s'installer dans tous les référendums dédiés aux bûcherons. 

     Probablement grâce au souvenir de la tournée triomphante au Royaume-Uni, l'album y fait une belle carrière. Il parvient même à progresser aux USA, alors que les doubles albums peuvent s'avérer moins vendeurs et que le précédent disque n'est sorti que quelques mois auparavant, au début de cette même année. Ainsi, ce " All The World's a Stage", parfois critiqué, à tort ou à raison - il n'est pas parfait -, confirme l'envolée du trio canadien, l'assoie même sur un piédestal difficilement accessible. La preuve, en dépit de son influence revendiquée par de nombreux musiciens, très peu vont oser s'attaquer à son répertoire. Seul Dream Theater a osé reprendre plusieurs de ses compositions avec brio.

     Le plus étonnant, c'est qu'il est l'un de ces rares groupes à pouvoir s'offrir le luxe de changer d'univers, à être à la recherche de nouveaux sons, dans un parcours chaotique ponctué de tétralogies clôturées d'albums live. Chaque fois au risque de décevoir, de perdre des auditeurs.


Face 1



1."Bastille Day"Lee, Lifeson - Peart 4:57
2."Anthem"Lee, Lifeson - Peart 4:56
3."Fly by Night - In the Mood"Peart, Lee/ Lee5:03
4."Something for Nothing"Lee, Peart4:02
Face 2


1."Lakeside Park"                                              Lee, Lifeson - Peart 5:04
2."2112"                                                             Lee, Lifeson - Peart 
    I. Overture
  • II. The Temples of Syrinx
  • III. Discovery
  • IV. Presentation (Lifeson, Peart)
  • VI. Soliloquy
  • III. Grande Finale
15:45
Face 3



1."By-Tor and the Snow Dog" Lee, Lifeson - Peart 11:57
2."In the End" Lifeson, Lee7:13

Face 4



1."Working Man - Finding My Way"Lifeson, Lee/Lifeson, Lee14:56
2."What You're Doing"Lifeson, Lee5:39



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