vendredi 3 mai 2024

LE DERNIER DES HOMMES (1924) de Friedrich Wilhelm Murnau, par Luc B.

On entend parfois dire qu’une mise en scène réussie c’est lorsque la caméra ne se voit pas… Ce n’est pas faux. L’exemple emblématique est sans doute Howard Hawks, ou des Chaplin, Huston, Walsh. Mais l’inverse n’est pas faux non plus ! Voir Orson Welles, Max Ophüls, Alfred Hitchcock… Ces trois-là, pas cités par hasard, ont comme point commun d’avoir biberonné chez FW Murnau, le réalisateur qui a mis la caméra au cœur de son dispositif.

LE DERNIER DES HOMMES se situe au carrefour de l’Expressionnisme et du drame réaliste, ou mélodrame. Une intrigue extrêmement simple (un gars perd son boulot et sa fierté avec) mais qui recèle de nombreux aspects, réalistes, oniriques, psychiques, qui traite de la vieillesse, du déclassement, de la déchéance, de la honte. Voilà ce qui s’abat sur le pauvre portier de l’hôtel Atlantic, un palace fréquenté par la bonne société.

Il en très fier de ce boulot, le portier**, au point de ne pas quitter son uniforme lorsqu’il rentre chez lui le soir. Il peut ainsi se pavaner tel un général d’opérette, ventre rond et rouflaquettes lustrées, salué dans sa cour d’immeuble. Ses voisins se pressent dans les escaliers pour le voir passer, et lui, salue de la main comme le ferait le pape ou la reine d’Angleterre. Même cérémonie le matin, on vient assister au départ du portier, un homme qui a réussi, un homme bon, regardez comme il relève une gamine bousculée et lui offre un bonbon. Le portier se rend-il compte que toutes ces révérences tiennent du plus du sarcasme que de l'admiration réelle ? 

Entre son arrivée le soir et son départ le lendemain, il y a ce plan fabuleux sur l’immeuble endormi. Un fondu enchaîné indique l’arrivée du jour, on voit les fenêtres qui s’ouvrent une par une, les édredons qu’on aère aux balcons. Le décor est immense, sur quatre étages, avec en fond une fausse perspective peinte pour donner l’illusion de profondeur, truc assez classique dans le muet. Murnau filmera d’autres plans fixes très larges dans le film, sur la ville qui grouille de passants, trams, voitures…  

Alors, que lui arrive-t-il à ce fier portier ? Un jour de forte pluie, un client arrive à l’Atlantic chargé d’une énorme malle que le portier peine à porter à l’intérieur. Il s’assoie deux minutes pour reprendre son souffle, accepte le verre d’eau d’un groom. Manque de bol, le directeur passe au même moment et relève dans son carnet cette faute professionnelle. Le portier est convoqué par la direction, on lui signifie son grand âge, il sera désormais relégué à l’entretien des toilettes… Pour cette scène, Murnau filme depuis l’extérieur du bureau, on voit mais on n'entend pas (si j'puis dire, le film est muet !) donc on a envie de s'approcher, de savoir, et c'est un travelling avant qui nous fait entrer dans le bureau, la caméra se substitue à notre regard, traverse la porte vitrée. Bluffant ! Un effet de raccord au montage qui inspirera Orson Welles dans CITIZEN KANE (la caméra qui passe par le toit vitré du club).

Ce que raconte Murnau, c'est la honte, la déchéance d’un homme, pire, son effacement. Sans sa livrée, le portier n’est plus rien. Le statut d’un homme se résume à sa fonction. Murnau filme le triste héros au vestiaire où on lui retire son uniforme comme on dégrade un officier dans la cour des Invalides, bouton après bouton. Le portier ne peut pas rentrer chez lui habillé en civil, ce serait trop humiliant, d'autant que ce soir-là il fête le mariage de sa fille en grandes pompes. Il vole donc un uniforme... 

Murnau filme l’ivresse de la fête (et du personnage) par des jeux de surimpressions, des images presque oniriques où le portier jongle avec une énorme valise. Murnau se déchaîne visuellement quand il s’agit d’illustrer, le lendemain, la phénoménale gueule de bois. Un assemblage d’images floutées, superposées, déformées par les lentilles de l’objectif, cela tient presque du collage surréaliste. Le portier encore imbibé d’alcool semble avoir oublié son triste sort en revenant à l'hôtel, mais la réalité lui revient en pleine gueule quand il voit son remplaçant devant la porte à tambours de l’Atlantic. Pour lui désormais, ce sera la petite porte de service.

Préposé aux toilettes, le portier passe ses journées prostré, seul, anonyme, il tend des serviettes à des clients qui ne le voient même pas. C’est un meuble au bout de la rangée de lavabos. Des plans simples mais d’une tristesse infinie. Il est devenu le dernier des hommes. Il tentera de donner le change mais son secret sera éventé, involontairement, par sa femme.

Murnau filme la rumeur qui court dans l’immeuble. La séquence est d’une violence folle, s’y concentre les jalousies, les frustrations, que Murnau va traduire par des trouvailles incroyables. Avec son chef opérateur Karl Freund, il va inventer la caméra déchaînée : la steadycam et la dolly avant l’heure. Une petite caméra légère que l’opérateur promène grâce à un harnais, ou montée sur des filins, ce qui va permettre des mouvements inédits. Pour montrer comment la rumeur se propage, c’est carrément la caméra qui voltige d’un balcon à l’autre.  

Cette innovation va totalement bouleverser la manière de faire du cinéma. Murnau cherche à rendre sa caméra la plus mobile possible, la faire passer par les fenêtres, les portes (voir ce plan à l’intérieur de la porte à tambours de l’hôtel). Les décors ont été conçus pour permettre le déplacement de cette caméra hystérique, c’est elle qui mène le récit. C’est moins le jeu de l’acteur (assez théâtral tout le même) que la caméra et toute une batterie d’effets visuels qui traduisent l’état psychique du personnage. Tous les axes de cadre sont convoqués : plongées / contre-plongées (gloire / déchéance du héros), gros plans de visages, travellings ultra rapides, et cette nouveauté : le plan subjectif. Un certain Alfred Hitchcock, à l’époque chef-déco sur un tournage à Berlin, avait pu observer Murnau au travail. C’est pas tombé dans l’œil d’un borgne… En France, des gars comme Abel Gance, Jean Renoir, Julien Duvivier, ont travaillé dans le même sens.  

Le portier est joué par Emil Jannings, considéré comme LE grand acteur du muet. On notera la similitude avec son personnage déboulonné de son piédestal dans L’ANGE BLEU de Josef von Sternberg, qu’il interprétait également. Il impressionne de droiture et de fierté, puis fait pitié lorsque relégué au statut de monsieur-pipi. Si LE DERNIER DES HOMMES commence dans la gouaille et le festif, il se finit dans le drame le plus sombre.

Fait rarissime, il n’y a aucun intertitre. Donc rien n’est raconté via le dialogue. Deux exceptions : la lettre qui licencie le portier est filmée en gros plan pour que le spectateur puisse aussi la lire, et à la fin, un écran à l’attention des spectateurs indique : « l'auteur a eu pitié de son héros et a donc inventé un épilogue à peine croyable ». Murnau interpelle directement le spectateur !

Je ne vais pas vous raconter l’épilogue, à peine croyable c’est bien le mot, qui pourrait être un truc posé là, qu’on peut imaginer comme un rêve, un fantasme, ou tout simplement un pied de nez de Murnau aux producteurs exigeant d’atténuer la noirceur du propos. Mais cet épilogue s’inscrit parfaitement dans l’histoire, drôle et cocasse, teinté de mépris aussi (les regards moqueurs des clients de l’hôtel), avec ce joli passage dans les toilettes (le portier y est cette fois client) et un plan de fin presque chaplinesque, on pense à LES LUMIÈRES DE LA VILLE.

Petit calcul de tête, parce que je suis bon en maths : nous sommes en 2024… je retranche la date du film, ça fait donc, heu... 2024 - 1924, deux et deux quatre et je retiens six... 100 piges ! Ce film a été réalisé il y a un siècle !   

LE DERNIER DES HOMMES est un film incroyable, novateur, virtuose, Friedrich Wilhelm Murnau y utilise toutes les possibilités d’une caméra pour raconter son histoire. Il fait partie des rares metteurs en scène qui ont inventé un langage, repoussant les contraintes techniques, il a mis sa caméra au cœur du récit, influençant quasiment tout le siècle à venir***. Ce n’est plus un film, c’est un manifeste ! 

Si j'ai parlé de ce film en termes de technique, de style, ne soyez pas effrayé ! Il ne faut pas le voir uniquement comme un objet de laboratoire pour rat de cinémathèque, c'est aussi et surtout un superbe mélodrame, une formidable histoire universelle et passionnante.  

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** Les personnages n’ont pas de noms, juste des fonctions.

*** L’utilisation du numérique permet aujourd’hui de créer de nouvelles formes de cinéma, pour le meilleur ou pour le moins bon, je pense aux animés de Pixar, MATRIX des Wachowski, ENTER THE VOID de Gaspard Noé, les 300 de Zack Snyder et autres machins Marvel, READY PLAYER ONE de Spielberg et autres AVATAR, ou le récent EVERYTHING EVERYWHERE ALL AT ONCE (2022). La différence, c'est que Murnau n'avait qu'une antique caméra, de la pellicule, sa bite et son couteau.

Autre film de Murnau chroniqué : L'AURORE

Noir et blanc - muet  - 1h25  -  format 1:1.33

Pas de bande annonce disponible, hélas, mais la première séquence qui donne une idée de la richesse visuelle, puis un montage de scènes (qualité moyenne).


1 commentaire:

  1. Des années que je l'ai pas revu ... excellent film dans mes souvenirs.
    Grosse prestation de Jannings, hyper expressif dans sa déchéance. Incontestablement un des plus grands acteurs du muet, même s'il a très mal fini en se compromettant de façon un peu trop voyante avec les nazis. Quitter dans les années 30 les USA où il entamait une carrière internationale pour revenir en Allemagne était pas une bonne idée ...

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