Le public s’installa sur des fauteuils confortables, le pop-corn dans les mains ou le bras approchant timidement la main d’une jeune fille. Dans les rangées parallèles se distinguent plusieurs types de cinéphiles aux préoccupations distinctes.
Vous avez le cinéphile du dimanche, pour lequel les salles obscures servent surtout de prétexte à de timides mais prometteurs rapprochements. Du cinéma d’horreur aux comédies romantiques, le septième art mériterait presque le titre de première agence matrimoniale du monde, l’histoire s’y écrivant souvent autant sur que devant l’écran.
Vous avez ensuite le cinéphile parasite, celui qui est entré là parce qu’il n’avait rien de mieux à faire. C’est lui que vous entendez mâcher bruyamment son pop-corn, commenter chaque scène avec la fulgurante assurance des imbéciles, ou tenter de dompter les sauvages qu’il a engendrés. La salle de cinéma est un temple dans lequel tous devraient entrer avec le respect réservé aux lieux de culte.
Derrière chaque film, il y a des hommes s’étant consacrés à la plus haute mission de l’être humain, l’accomplissement d’une œuvre. Un film, c’est un morceau du portrait d’une époque, l’hommage rendu à un certain état d’esprit, à des mythes ou à un temps passé. La verve d’Audiard fut le symbole d’une certaine gouaille française, les films de Claude Sautet immortalisèrent un Paris encore propre et chaleureux. Puis il y eut la légèreté du cinéma italien, l’avant-gardisme parfois pompeux de Godard, les gangsters hilarants des « Tontons Flingueurs ».
Ce fut la grande époque du cinéma Français et européen, celle où le vieux continent pouvait réunir les tout jeunes De Niro et Depardieu sur le même tournage. Les spectateurs s’installèrent donc, les dernières paroles s’éteignant en même temps que l’éclairage. Pendant quelques heures, cette foule devint l’otage consentant du réalisateur, les spectateurs furent les prisonniers fascinés par l’esthétique visuelle et l’histoire proposée. Il y eut des larmes de rire et d’émotion, des sursauts de surprise et quelques bâillements d’ennui. L’art véritable développe une magie unique mais rarement universelle, toute grande œuvre provoqua des réactions diamétralement opposées, avant que le temps n’impose sa valeur.
De Godard à Blier, de Verneuil à Lautner, nos fiertés nationales furent parfois incomprises. Alors que le cœur de la foule vibra au rythme de la tragédie sentimentale de « César et Rosalie », alors que le pacha Gabin délivrait la quintessence de son charisme crépusculaire ou que Lino Ventura provoquait des éclats de rire à chaque expression de sa politesse bourrue, une autre splendeur s’unit à l’image pour décupler son pouvoir de fascination. La musique est à un bon film ce que la grandiloquence est à la littérature ou la flatterie à la séduction, un outil qu’il faut savoir utiliser au bon moment. L’effet est parfois si réussi que les quelques notes écrites par Philippe Sarde en mars 1970 évoquent immédiatement l’embardée fatale de la voiture de Michel Piccoli dans « Les choses de la vie ».
Puis il y’a ces bandes-son ayant presque éclipsé les films qu’elles servaient, comme la grâce fantomatique de la trompette de Miles Davis sur la BO de « Ascenseur pour l’échafaud ». C’est le privilège de certains grands films d’être sublimés par de grands musiciens, comme c’est le privilège des grands réalisateurs de voir leurs personnages incarnés par de grands acteurs. Sergio Leone eut Ennio Morricone, George Lautner eut Serge Gainsbourg, Louis Malle eut Miles Davis. Malheureusement pour ce dernier, ce trompettiste ayant imposé son rang de roi transcendait alors tout ce qu’il touchait. C’est à l’écoute de Miles, plus précisément de l’album « Kind of blues » qu’Erik Truffaz trouva sa voie musicale.
Il est vrai qu’un titre comme « Flamenco sketches » aurait pu faire une excellente bande son de film. Puis il y eut le mysticisme jazz fusion de « In a silent way » et le déluge jazz rock de « Bitches brew ». Grâce à l’œuvre du roi Miles, Erik Truffaz comprit que la tradition n’était pas un carcan où s’enfermer, mais un guide permettant de repérer le meilleur de la modernité. Suivant le chemin tracé par le père du cool, le trompettiste français fit danser son swing léger sur les rythmes agités du rock, la froideur rêveuse de l’électro, les saccades urbaines du hip hop et bien sur la grandiloquence intimidante de la musique classique. Comme pour le roi Miles, son souffle nuageux convient mieux à la grâce classique ou électronique et aux mélodies bops ou modales, qu’aux secousses du rock et du hip hop.
C’est pour cela que, sortis il y’a peu, les albums « Rollin » et « Clap » donnent à la beauté de son souffle toute sa dimension. Comme l’introduction de cette chronique le laisse deviner, ces deux disques sont des albums de bandes-son de films jazzifiés. Ceux qui, comme moi, considèrent que la musique de « Ascenseur pour l’échafaud » fait partie des plus grandes œuvres de Miles Davis, ne seront pas surpris de découvrir la beauté de ces reprises. Il y a d’abord le cinéma de Claude Sautet, qui permet à la trompette de Truffaz d’enlacer les mots sentimentaux de Romy Schneider (récités ici par Sandrine Bonnaire) sur « Lettre de Rosalie », avant d’évoquer l’accident de voiture le plus bouleversant du cinéma Français sur « Les choses de la vie ». Nous sommes là en pleine douceur modale, le trompettiste susurrant les mots universels du blues sentimental.
N’allez pourtant pas croire que ces disques sont des exercices austères d’hommage à un art devenu décadent (le cinéma français et européen), le jazz ne pouvant s’empêcher de jouer avec les modèles qu’il se donne. Plus proche du chaos jazz rock de l’album « Bitches brew » que du reggae léthargique de Gainsbourg, « Requiem pour un con » donne une fièvre révoltée à ce qui fut d’abord une bande son cynique. La légèreté de « Fantomas » devient ensuite un prétexte pour une improvisation post bop du plus bel effet, « Ascenseur pour l’échafaud » permet à Truffaz de se mesurer à son modèle, « In heaven » voit une guitare bluesy à souhait imprimer un rythme hypnotique au tango dans lequel la voix envoûtante de Bertrand Belin enlace la douce vapeur produite par le mélodieux trompettiste.
Musique amoureuse de cinéma, grandeur du cinéma ressuscité par la magie de la musique, « Clap » et « Rollin » développent des mélodies douces comme des rêves, « Lonesome cowboy » terminant ce voyage telles les dernières notes d’un générique de fin. Le bruit du réel s’impose ensuite de nouveau à nos oreilles, qui sont devenues sensibles comme des yeux trop longtemps plongés dans l’obscurité. Nous sortons alors de ce voyage cinémato jazzistique la tête pleine de rêves et le cœur empli d’une douce sérénité. Preuve que « Clap » et « Rollin » sont des disques qui se savourent comme de bons films et procurent des émotions aussi intenses.
Ecouter ces disques, c’est laisser son esprit faire le lien entre deux arts majeurs.
Vu sur scène il y a quelques années, à une période où il tâtait plutôt du jazz-rock à la Miles Davis (donc tout à fait à mon goût). J'avais son "Bending new corners" de 1999 à l'époque, mais pas conservé.
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