vendredi 9 février 2024

ZONE OF INTEREST de Jonathan Glazer (2024) par Luc B.

Il faisait un peu la gueule, Jonathan Glazer, au dernier festival de Cannes, lui qui pensait décrocher la Palme mais n’a eu que le Prix du Jury. Faut dire, son film cochait les bonnes cases. Les nazis, la Shoah, et une mise en scène radicale. Un geste de cinéma dont on ne se plaindra pas, mais qui a ses limites. 

Je suis allé voir LA ZONE D’INTÉRÊT le lendemain de la diffusion du SHOAH de Claude Lanzmann à la télé, histoire de rester dans le ton, on ne change pas une équipe qui gagne. On connaît la jurisprudence Lanzmann : aucune image de fiction ne peut et ne doit rendre l’horreur du génocide juif. C’est pourquoi il vouait aux gémonies LA LISTE DE SCHINDLER de Spielberg, qui a pourtant œuvré à la cause. En 2015, László Nemes s’était brillamment tiré de ces contraintes morales avec LE FILS DE SAULclic ici vers l'article ] en embarquant sa caméra dans l’enfer d’Auschwitz. Son dispositif consistant à filmer en focale longue, donc faire le focus sur son personnage de déporté, mais en laissant l'environnement flou.

Jonathan Glazer utilise le dispositif inverse : la focale courte, ou grand angle, donc une image nette partout (= la profondeur de champ) mais lui aussi choisit de laisser l’horreur hors champ. Le tournage en lui-même propose un dispositif original. 10 caméras discrètement planquées ont filmé en continu, dirigées depuis la régie par le réalisateur. Les acteurs étaient donc libres d'aller et venir, dans la maison, le jardin, sans être gênés par la présence des caméras. Le film a réellement été tourné sur place, il y a à la fin des plans dans le musée Auschwitz.  

L’histoire raconte les derniers jours en poste du commandant d'Auschwitz Rudolf Höss, (Christian Friedel) avant sa mutation comme contrôleur général des camps d’extermination, une promotion pour bons et loyaux services. Une prise de fonction qui contrarie sa femme Hedwig (jouée par Sandra Hüller, découverte dans TONI ERDMANN, aussi actrice dans ANATOMIE D'UNE CHUTE) qui adorait l’endroit, sa belle maison et son joli jardin mitoyens de l’usine de morts. La zone d’intérêt du titre étant les espaces privatifs autour du camp.

On suit le quotidien de la famille Höss, dans ce qu’elle a de plus banale, alors que juste derrière le mur du jardin se dressent les miradors, les baraquements, les cheminées des fours, dont les flammes sont comme des veilleuses la nuit. Des bâtiments, on ne voit que les crêtes, jamais les occupants, mais on entend tout. Le travail sur le son est impressionnant. La salle (de cinéma) résonne du grondement sourd des fours, des cris, invectives, coups de feu, aboiements des chiens. Un environnement sonore terrifiant, une présence presque palpable. L’utilisation de la profondeur de champ permet d’associer dans la même image un premier plan printanier, bucolique, le jardin fleuri, et au fond, derrière une rangée d’arbres, la fumée des locomotives qui déversent leurs chargements. C’est glaçant.

Comment Glazer raconte-t-il le quotidien de Höss, en termes de mise en scène ? Sa fonction de logisticien à Auschwitz se confond avec sa vie privée. Tout est organisé, pensé. Quand il rentre du boulot, il laisse ses bottes devant la porte, qu’un domestique vient chercher pour en rincer la boue et le sang. Rituel immuable. On voit Höss le soir arpenter sa maison, vérifier portes et fenêtres, les gamins aux lits, des gestes répétés, une organisation rodée. Les cadres sont symétriques, chaque objet à sa place. Glazer utilise deux types d’axes de caméra, toujours les mêmes : parfaitement horizontal ou parfaitement vertical. Il y a du Wes Anderson dans ces images, du Haneke, presque du Jacques Tati (PLAYTIME). Quand la caméra se déplace, c’est en travelling latéraux géométriques, on pense à Alain Resnais.

Les domestiques, des juifs issus du camp, sont des ombres qui arpentent la maison en silence, regard baissé, qui comptent moins que les meubles. Voir la scène où Hedwig Höss reçoit des amies pour le thé, avec le ballet des esclaves qui s’affairent comme sous une cape d’invisibilité. Monsieur rapporte des cadeaux à madame, un manteau de fourrure à l'ourlet déchiré (là où les déportés cachaient quelques pièces d'or), du rouge à lèvres. Elle réclame du chocolat pour les gosses. On devine l’origine de ces marchandises, comme des billets de banque que Höss trie le soir sur son bureau, par type de nationalités, ou les dents avec lesquelles jouent un gamin.

Sinon, madame s’occupe du jardin, de ses roses, les bambins pataugent dans la piscine, jouent aux soldats de plomb, insouciante ambiance Club Med à dix mètres de l’Enfer. Le film est rythmé par une bande son électronique qui en renforce l’abstraction. Le travail sur l’image est superbe, sur les couleurs aussi, voir ces derniers plans où Höss se retrouve seul dans un labyrinthe de couloirs avec cette profondeur obscure, infinie, qui semble aspirer toutes lumières.     

Tout ce que je viens de décrire dénote un film à la mise en scène réfléchie. Et c’est aussi le souci de ZONE OF INTEREST. On ne finit que par voir le geste de cinéma. On a compris le principe au bout de 20 minutes. En court ou moyen métrage, ça se tenait. Glazer n’a rien d’autre à proposer. Pas d'intrigue, des dialogues purement fonctionnels. On en parle de ce qui se passe à côté ? de sa journée de travail ? ils en pensent quoi les enfants, ils posent des questions ? Non, le sujet est évacué (scène où les enfants se baignent dans la rivière, le père pêche et remonte un fragment de crâne, il fait aussitôt sortir ses gamins de la flotte).

Glazer utilise aussi des effets arty, comme ce long plan noir après le générique (comme les 4 minutes en amorce de 2OO1 L’ODYSSÉE DE L’ESPACE*), il refera le coup avec un écran rouge plus tard, ou ces images de caméra thermique, esthétiquement superbes, mais dont je n’ai pas compris le sens.

Faut-il montrer l’Holocauste en termes de cinéma ? Claude Lanzmann a répondu non dans SHOAH qui ne se concentrait que sur des entretiens et des prises de vues actuelles des lieux. Alain Resnais dans NUIT ET BROUILLARD (1956) avait lui aussi recours aux décors vides, mais ensuite aux images d’archives, Spielberg ou Nemes à la reconstitution. Jonathan Glazer a opté pour la première solution, occulter visuellement les faits. Or, l'argument des négationnistes porte justement sur l'absence d'image des camps. Vaste débat. A la sortie de SCHINDLER, Kubrick avait gentiment taclé son collègue Spielberg en rappelant : « l’Holocauste, c’est l’histoire de 6 millions de morts, pas de 3000 survivants ».

* l'écran noir chez Kubrick, outre la mise en condition avant le grand saut, avait aussi pour vocation d'empêcher les retardataires de perturber le début de la projection !

couleur  -  1h55  -  format 1:1.85 

 

11 commentaires:

  1. Tiens, encore un... Si on n'est pas incollable sur cette période...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. De plus en plus de jeunes, dans de nombreux pays, ignorent tout de cette période, et pensent pour certains, que la Shoah est un mythe ! Alors, même si je ne suis "pas pour" les romans et les fictions sur ce sujet, si cela aide à ne pas oublier, ou ne pas "minimiser", ce sera déjà ça.

      Supprimer
    2. Pas en France en tous cas, il me semble que cette partie de l'histoire, contrairement à d'autres, est largement enseignée.

      Supprimer
  2. J'avais lu y'a longtemps "La mort est mon métier" de Robert Merle, qui était fictionné, mais tiré des mémoires du commandant Höss. Un livre glaçant. Comme j'ai essayé de l'expliquer, ce film pourrait justement être un formidable tremplin pour les négationnistes, puisque le 'sujet' est évacué, laissé hors champ, en mode "ah bah vous voyez, si on ne voit rien c'est qu'il n'y avait rien à voir".

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, je comprends et j'espère que tous les spectateurs n'oublient pas que "ceux qui en vivaient", c'est une partie de l'horreur. C'est inimaginable, la souffrance des uns qui fait le quotidien des autres. C'est tellement perturbant. Est-ce que ce film nous apprend quelque chose? Quel en est le but?

      Supprimer
    2. Non, ce film ne nous apprend rien, au sens historique du terme. Il joue sur le contraste entre ce qui se passe chez les Höss, du très banal, madame, les gosses, le chien, et ce que l'on entend de l'autre coté du mur. Dans une scène, papa ramène des collègues de travail à la maison, une réunion avec des ingénieurs qui lui montrent un plan de prototype de four, calibré pour "accueillir" 6000 "cas à traiter" par jour, grâce à un nouveau système d'aération. Quelqu'un qui ne serait au courant de rien pourrait penser qu'il s'agit d'un four à pain... C'est un film basé sur les sensations, le ressenti, c'est l'aspect perturbant du film, à condition de savoir ce qui se passait réellement là bas.

      Supprimer
  3. Un sujet difficile à traiter au cinéma ...
    Pour tout ce qui relève du documentaire, c'est cuit, les gens concerné sont au mieux nonagénaires, ou morts. Et les vieux docs que j'ai vus laissent une impression mitigée. Shoah avec ses neuf heures laisse passer quelques scènes douteuses, quand Lanzmann s'acharne sur les paysans polonais qui vivent à côté de Treblinka ou sur de simples soldats allemands. Qu'auraient pu faire les paysans, qui depuis des siècles étaient envahis tous les cinquante ans ? Prendre d 'assaut le camp avec des fourches ? Et les trouffions ? Se révolter ? Ils auraient fini une balle dans la nuque, ça n'aurait strictement rien changé à la mécanique infernale en place ...
    Je préfère nettement Le chagrin et la pitié de Marcel Ophuls qui démontre mieux que rien n'était simple dans le traitement de la "question juive", à travers des interviews menées en Auvergne (pile entre Vichy et son régime collabo et Lyon, ville de Jean Moulin). Même s'il y avait des convaincus des deux camps, beaucoup en ont choisi un par hasard ou opportunisme ...

    Côté cinéma, tous ceux que tu cites et que j'ai à peu près tous vus ont leurs qualités mais aussi leurs défauts selon l'angle ou l'histoire choisis. Mais à tout prendre, plutôt le fils de Saul que le consensuel Schindler. J'aime bien Amen. de Costa-Gavras, lourde charge (Costa-Gavras n'a pas l'habitude de faire dans la demi-mesure) contre les hautes sphères de la papauté et de l'église italienne qui s'achève dans un camp (Auschwitz ?)

    Je suis en train de lire un bouquin historique plutôt pointu, Les fanatiques de l'Apocalypse de Norman Cohn, qui étudie les soulèvements mystiques populaires au Moyen-Age, tous ces gueux ultra chrétiens qui prêchaient le Jugement Dernier et annonçaient l'arrivée pour l'éternité du royaume des cieux où tout ne serait qu'amour et partage, sur fond d'appels incessants à la Croisade. Les coupables et victimes qu'ils désignaient étaient les nobles, les riches, le clergé corrompu. Les victimes réelles furent les Juifs (responsables de la mort de Jésus), plusieurs centaines de milliers auraient été victimes de pogroms entre 1100 et 1300, essentiellement en Europe centrale, déjà ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. N'y avait-il pas eu un reportage il y a peu sur Arte il me semble, sur ces femmes "ordinaires", à priori, qui avaient choisi de travailler pour les Nazis, dans les camps, celles qui humiliaient, tuaient ?
      J'avoue que j'ai très peu vu de documentaires : impossible de se remettre des...regards ..:(
      Et les fictions sur ce sujet, j'ai du mal avec le coté "mercantile". Je veux dire, compter le nombre de spectateurs, le rapport financier ... Il y a quand même toujours ce point là, non ? ça me semble assez ... je ne trouve pas le mot.

      Supprimer
  4. L'aspect mercantile... Même l'historien qui déterre des documents, bosse des années, sort son bouquin, recevra un cachet, des droits d'auteur. Ca me parait juste. En parallèle de "Schindler" Spielberg a reversé beaucoup d'argent en forme de dons, de créations de projets pédagogiques, financé des lieux de mémoires. Roberto Benigni a été célébré à Cannes pour "La vie est belle", on se souvient de sa prestation clowesque devant Scorsese. Son film qui avait d'ailleurs été attaqué de toutes parts, traité de négationniste pour sa représentation presque naïve (c'était le point de vue pour un enfant) que j'avais trouvé pour ma part très beau, sensible, et... drôle.

    Il y a peu de documentaires avec images d'archives, et pour cause, davantage pour la "Shoah par balles" en Ukraine, il existe des images, massacres objet d'un documentaire fleuve assez passionnant passé à la télé il y a 8 ou 10 ans (?). Les images qui existent le plus sont celles de la libération des camps, certaines filmées par les russes sont objet à caution (il s'agissait parfois de reconstitution) qui devaient servir la propagande.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. On peut faire confiance aux Russes pour le bidouillage. Comme la photo lors de la prise de Berlin où on voyait un Russe brandir son drapeau avec les avant-bras nus. Pas de bol, le type portait deux montres, vraisemblablement volées à un cadavre (hypothèse optimiste).

      Supprimer
    2. Peut-être... N'empêche que, sans eux (bien plus que sans les "Ricains")...

      Supprimer