jeudi 11 janvier 2024

HERBIE HANCOCK "Maiden Voyage" (1965) par Benjamin

« Il faut parfois plus de courage pour laisser partir quelque chose que pour le retenir » (Hermann Hesse).

La vie est ainsi faite que rien ne reste, tout part aussi vite qu’il était venu, nous faisant ainsi douter du fait que tout cela ait réellement existé. Si l’invention de l’enregistrement permet de s’assurer de la grandeur du temps passé, cela n’empêche pas l’homme d’être régulièrement infecté par le doux poison de la nostalgie. Libre alors aux artistes de succomber aux sirènes du passé, ou de les rejeter pour aller flirter avec l’intrigante modernité. Laisser le passé où il est, voilà ce que tout homme et tout art doit apprendre à faire pour continuer à avancer.

Depuis quelques années, nombreux furent ceux qui pensèrent que Miles Davis n’en était plus capable. Après avoir fait naître le cool et le jazz modal, le roi Miles parut assommé par le départ de Coltrane. Si « Someday my prince will come » et « Seven steps to even » ne sont pas de mauvais disques, le swing de Miles y ronronne comme un vieux chat fatigué. C’est que, à l’image de la formation de l’auteur de « Kind of blue », le jazz était alors en pleine crise. Après le court renouveau du bop, le free écrasa la tradition de sa cacophonie libertaire. Nombreux furent alors ceux qui affirmèrent que cette voie menait à une impasse, qu’une telle liberté ne pouvait que finir dans un chaos assourdissant.

[photo, de g à d : Miles Davis, Herbie Hancock, Wayne Shorter =>]  C’est à ce moment que, fasciné par la virtuosité tonitruante de Jimmy Hendrix, Miles Davis décida de régénérer son swing grâce à la fougue populaire du rock’n’roll. De cette idée naquit un nouvel orchestre dans lequel officia Herbie Hancock, le futur savant fou du jazz. Ayant fait ses premières armes dans des groupes de rhythm’n’blues, il se montra capable dès ses dix ans de reproduire les classiques de son modèle Oscar Peterson. Conscient que le jazz est une forme moderne de musique classique, il se frotta également aux grandes œuvres de Mozart et Bach. Le pianiste entra ensuite dans le grand bain du bop, qu’il servit d’abord en accompagnant Lee Morgan et Hank Mobley

Drôle de destin que celui qui fit se rencontrer le saxophoniste dont Davis n’apprécia jamais la simplicité douce et le claviériste qui marquera sa période fusion. Les deux musiciens eurent d’abord un goût commun pour les mélodies douces et gracieuses, qui firent la gloire de Hancock sur un chef d’œuvre tel que « Maiden Voyage ». Il faut avoir écouté ce disque pour saisir toute la beauté de la virtuosité de ce pianiste capable de peindre de somptueux décors sonores en quelques notes. Réunissant un orchestre où George Coleman, après avoir claqué la porte de l’orchestre de Miles, poursuit son affront en imitant son remplaçant Wayne Shorter, Hancock enregistre avec « Maiden Voyage » le meilleur disque que Miles aurait pu enregistrer, si il en était resté à la grâce de « Kind of blue ».

Aussi rythmique que mélodique, son doigté économe laisse de grands espaces de liberté à un Freddie Hubbard se hissant au sommet où trônent les rois de la trompette. « Maiden Voyage » est un bijou de jazz mélodieux dont le point d’orgue « Dolphin dance » n’a rien à envier à l’inoubliable « Flamencho sketches » qui clôt « Kind of blue ». Ce disque aurait pu être le chant du cygne d’une certaine vision du jazz, il fut une parenthèse avant l’entrée de son auteur dans le bain bouillonnant du jazz électrique. Dix ans plus tard, en 1973, Hancock s’offrit le luxe de griller la priorité à son ex-patron en s’alliant à des musiciens funk sachant jouer du jazz. Alliant deux guitaristes au groove digne de Parliament, il abandonna alors la beauté baroque du piano pour les sifflements futuristes du synthétiseur.

Ayant lui aussi compris que le jazz pouvait atteindre le sommet des charts grâce au funk, Miles Davis venait d’enregistrer « On the corner » quelques jours plus tôt. Malheureusement pour lui, le manque d’entrain de ses producteurs retarda la sortie de l’album. C’est ainsi que le premier album des Headhunter d’Hancock rafla le succès au nez et à la barbe d’un roi « Maiden Voyage » furieux. Il est simplement dommage que le groove un peu lourdaud de ce blockbuster jazz funk ait fait oublier la beauté de son successeur « Man child », où Hancock trouvait un compromis entre sa modernité groovy et son héritage mélodique. Il ne faudrait pas non plus que l’histoire oublie que la douceur pianistique de cet homme redonna de l’éclat au swing de Miles Davis sur « My funny Valentine », qu’il guida les premiers pas d’explorateur de Wayne Shorter sur « Etc » et « Adam’s apple », avant d’entretenir le groove du nouveau son Milesien.

C’est aussi lui qui, alors que le jazz n’était plus qu’une musique marginale, gagna un oscar en enregistrant une des plus belles versions de « Round midnight » pour la bande son du film AUTOUR DE MINUIT. Lorsque le passé est si beau, il est plus facile de le regretter que de l’oublier. Explorant tous les registres mélodiques, le caméléon jazz Herbie Hancock fit de son œuvre un renouveau permanent.

 

On écoute "Dolphin dance" et on regarde "Maiden voyage" live en 2022.

9 commentaires:

  1. Vu en 2022 au Festival jazz des 5 continents. Un peu le Bowie du jazz et l'un des derniers géants encore de ce monde. C'est "Man-child" et non "Moonchild", qui n'est pas non plus le successeur direct du Headhunters car il y a eu "Thrust", un live et une B.O entre les deux. Entre les disques en leader ou "sideman", l'artiste le plus présent dans ma discothèque.

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  2. Le "Man child" a été corrigé, merci de la remarque. Le Bowie du jazz ? Pour son côté caméléon (Chameleon !) ? Je laisserai l'auteur de l'article répondre...

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    1. C'est ça, le côté "talentueux mais malin, un peu publicitaire" (défricheur de tendances ou suiveur opportuniste ?)... A l'aise dans tous les registres (bop ou modal classiques, funky - électrique ou acoustique - ou plus "expérimental" - son "Inventions and dimensions", ses participations sur des disques d'Anthony Williams ou Grachan Moncur...), n'a jamais hésité à succomber aux "lubies modernistes" comme on lit sur ces pages (encore heureux car pour un artiste, la répétition, c'est la mort).

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    2. "lubies modernistes" comme on lit sur ces pages... C'est à dire ?

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    3. Le Monsieur a pas mal tâté des synthés et a largement pactisé avec l'électro et le hip-hop dans les années 80 et au-delà...

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    4. Shuffle Master.12/1/24 17:15

      Comparaison un peu insultante pour Hancock. Car si ce dernier est une fine lame, Bowie n'est qu'un second couteau (Bowie knife....) qui sera complètement oublié dans une décennie ou deux. D'ailleurs, il l'est déjà.

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    5. Affirmation sans fondement et fausse car basée uniquement sur ses goûts personnels (respectables au demeurant mais sans valeur universelle) et une bonne dose de mauvaise foi :-)
      Par ailleurs, la transmission est aussi (surtout ?) l'affaire des parents.

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    6. Luc à déjà bien justifié la comparaison. J'ajouterai simplement que je ne vois pas en quoi être comparé à Bowie peut être insultant. Ce sont deux hommes qui ont su s adapter à leur époque sans perdre leur originalité.

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  3. On dira que Hancock était ouvert à d'autres types musicaux. C'est une qualité. Pour le meilleur et parfois le moins bon.
    Quant à Bowie le second couteau, je dirai plutôt couteau suisse, l'instrument aux multiples talents ! Bowie est une des cibles préférées de Shuffle, avec quelques autres (du New Jersey) mais de là à évoquer de la mauvaise foi, faut pas pousser.

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