Notre éducation musicale (en matière du musique populaire), nos lectures, nos médias, le tout fortement influencé par une quasi propagande anglo-saxonne, nous fait depuis des décennies passer à côté de groupes nationaux – et parfois aussi de ses proches voisins européens -. Et parfois, l’effort de quelques radios volontaires n'y peut rien (effort qui semble d’ailleurs avoir copieusement diminué depuis une vingtaine d’années). Tandis que les maisons de disques nationales - quand elles ne sont obnubilées par la variété et le rock/pop franchouillard - peinent à rivaliser avec leurs confrères d’outre-manche et d’outre-Atlantique. Même quand quelques formations ont pu bénéficier d’une signature avec une grosse boîte internationale, il semblerait que l’annexe française travaillait en traînant des pieds (les exemples ne manquent pas). Et ça ne s’arrange pas ; au contraire, ça empire. Pour mettre du pognon dans des émissions de téléréalité et de télé-crochets, y’a du monde, mais pour promouvoir des formations de talents, c’est une autre histoire. Heureusement qu’il y a quelques labels du cru qui font leur possible. Tout ça pour dire quoi ?
Tout ça pour dire qu’on a dans nos frontières un phénomène qui réalise depuis des années des disques qui valent leur pesant de cacahuètes, qui remue des foules entières lors de leurs prestations scéniques, qui réussit à tourner à l’international (dont la Corée, la Chine, l'Afrique-du-Sud, la Belgique (si, si) et même au Japon où… ils ont réussi à avoir un hit niché dans le Top 5 [1] ) et qui, finalement, à l’exception de quelques festivaliers éclairés, est plutôt mésestimé chez lui. Relativement, car même si ces Landais remplissent les salles, ils devraient être considérés comme des héros, des ambassadeurs (dire que des gugus sont récompensés par une légion d'honneur...). Nul n’est prophète en son pays ? En plus, en ce début d’année 2023, ils ont sorti ce qui est probablement leur meilleure galette.
Alors qu’est-ce qui cloche chez nous ? Serait-ce parce que ces gaillards osent dire que leur priorité n’est pas la musique mais leur ferme ? Parce qu'ils gardent la tête froide ? Parce qu’ils restent intègres, qu’ils restent attachés à leur terre et qu’ils défendent contre vents et marées leur vision d’une agriculture et d’un élevage sain, refusant l’utilisation de produits chimiques ? Parce que justement, ils prônent et démontrent la possibilité de la pérennisation d’une ferme bio en autarcie ? Parce qu’ils n’ont que faire des mondanités, des frasques, des courbettes, des « nuits parisiennes » ? Parce qu'ils sont... libres, indépendants ? Pas impossible.
The Inspector Cluzo, c'est quoi exactement ? C'est la concrétisation d'une rencontre. Celle de Laurent Lacrouts et Mathieu Jourdain en Math Sup., qui en plus d'un tronc commun au niveau des études (ils prolongent tous deux en physique fondamentale), se trouvent des affinités musicales - tous deux ont aussi débuté l'apprentissage de la musique par les cuivres, dès leur enfance - qui les poussent à aller se produire seuls, sans aucun autre musicien. Multi-instrumentistes, sur scène le premier se contente des guitares et du chant, le second des percussions et des chœurs. Tranquillement, humblement, mais avec pugnacité, ces fermiers-rockers vont parcourir le monde (leurs bottes fouleront les planches de près d'une soixantaine de pays !), réalisant des albums à l'envie, lorsqu'un emploi du temps bien chargé le leur permet. Sept albums de 2008 à 2020, plus un Ep en hors-d'œuvre. La distribution du dernier, "Brothers in Ideal - We the People of the Soil - Unplugged", est reprise par Virgin. Depuis quelques temps, leurs galettes sont produites par Vance Powell, le barbu derrière les disques (en tant qu'ingénieur ou producteur) de The Raconteurs, Wolfmother, Chris Stapleton, Tyler Bryant & the Shakedown, The White Stripes, Seasick Steve, Phish, Jack White, Clutch, Buddy Guy, entre autres.
En ce début d'année 2023, le duo revient avec "Horizon", probablement leur album le plus personnel. Excellente livraison, sans déchets ni remplissage, qui pourrait bien s'avérer être leur meilleur à ce jour. Un disque militant, dénonçant avec humour les difficultés auxquels Laurent & Mathieu peuvent être confrontés pour suivre la direction "agro-écologie" qu'ils ont donnée à leur ferme, Lou Casse (Le chêne). Si The Inspector Cluzo (T.I.C. pour les intimes) tient à rester un duo, en studio par contre, il ne dédaigne pas les aides extérieures. Ainsi on retrouve Cara Fox au violoncelle, Eleonore Denig au violon et Charles Treadway à l'orgue, des musiciens de Nashville avec qui ils ont tissé des liens d'amitié depuis l'enregistrement de l'album "We the People of the Soil". Eleonore Denig avait aussi été invitée, chez eux, en Gascogne, pour préparer et effectuer une tournée acoustique.
Douze pièces, douze bijoux qui ravissent les esgourdes et ensoleillent l'âme. Plus que jamais, il y a quelque chose chez T.I.C. qui touche, qui éveille quelque chose en nous ; comme si ça relevait de l'essentiel. Comme si la proximité avec la vie pastorale, libérait chez nos deux landais une saine fibre créatrice donnant vie à d'infaillibles pièces rock aussi fondamentales que la terre.
"Horizon", c'est une mine de joyaux avec des Blues ferreux à la profonde atmosphère d'espace et de solitude, comme "The Outsider", en hommage à leur ami Ivan Kolpakoff qui leur a donné un petit coup de main pour finaliser les paroles de quelques chansons. Ou "Wolfs at the Door" où Laurent vocifère de colère sur une rythmique poisseuse, arrosée de vitriol. "It's a family farm. We got hills and wood, field and a river. It's like a beautiful bird song. One day, they put up a factory farm just down the road. You can see it from here. Now we got chemicals in the fields down the river... It ain't gonna work !". L'hymne "Rockophobia", pure Blues pour les premières mesures, mais durcissant le ton pour fricoter avec le Hard-rock (70's) ; véritable déclaration d'amour au Rock (avec une petite citation amicale à Iggy, qui leur répond d'aller se faire f... ), déclamé avec force comme une virulente propagande faisant passer le plus fiévreux des politiciens pour un timide enfant de chœur. On notera le break en douce petite musique de chambre servant d'introduction à un gros solo de fuzz baveuse. Contraste saisissant, revenant pour le coda ; tel l'accalmie après la tempête.
Avec des rock enlevés, trépidants comme des carburateurs flingués (de Massey Ferguson customisé en dragster), tel l'excitant "Running a Family Farms is More Rock than Playing Rock N Roll Music", dégageant une odeur piquante de garage-rock sixties et qui fusionne The Cramps avec les B52's. Comme le high-octane "The Armchair Activist" (ce titre 😁) qui défouraille de la même façon que le "Good Times" version Jimmy Barnes ! Rock'n'Roll !! Comme "Saving the Geese" qui fait jammer les Foo Fighters avec Springsteen dans un élan triomphateur souverain ! (bien que ce soit plutôt un appel à l'aide, à une prise de conscience).
Avec des robustes funks élevés au grain et en plein air, pactisant tant avec le Blues que le rock tel "Act Local Think Global" - avec un p'tit côté The Hives en sus -
Avec des saisissants heavy-folk rock, tel "Shenanigans", portant sur les épaules l'aura de Neil Young (Laurent et Mathieu sont effectivement de grands fans du loner) et du regretté Calvin Russell.
Et puis quelques ballades miraculeuses, avec le délicat "Swallows (Where are the swallows gonna build their nest ?)" convoquant Van Morrison. Pièce quasi acoustique, aux couleurs de ciel bleu parsemé de petits nuages duveteux, annonçant la fin de l'hiver et les premières pousses. Et sa suite "Swallows Back (When will the swallows return)" - en clôture de l'album -, éthéré, introspectif et mélancolique. "You know this farm is your home. Coming back every year. We love having you back again. We love seeing you flying around... No insecticides here. We love bugs, we love you, we need you". Pas très rock'n'roll comme paroles, mais les loustics n'en ont cure. Ils n'ont pas à se cacher derrière une personnalité faite de toutes pièces, ils restent intègres, fidèles à leurs convictions et f... the system. "9 Billion Solutions" alternant entre séquences semi-acoustiques avec le violoncelle de Cara et séquences appuyées où Laurent manque de se claquer les cordes vocales.
Et puis, c'est aussi la perle "Horizon", débutant comme une ballade aux faux airs de Johnny Cash, mais qui se laisse rapidement emporter par un intense enthousiasme, s'étoffant d'électricité, de violons et... de fuzz grassouillette. Une vieille chanson qui traînait depuis des lustres, depuis les débuts, qui attendait le petit coup de génie pour être finalisée.
"Horizon", c'est tout ça et même plus. Du Blues boueux ? du Funk viscéral ? du Rock ? Du Hard-rock ? Du Rock-high-octane ? Un peu de tout ça, mais surtout et simplement du The Inspector Cluzo. Et surtout, l'une des meilleures sorties de l'année. The Inspector Cluzo rules the world ! Et nos chères radios et émissions télévisées qui restent sourdes et aveugles... En attendant, la revue anglaise Classic Rock Magazine (quasiment une institution) a inclus cet opus dans son top 50 de l'année.
[1] - Le Japon leur a dédié un documentaire d'une trentaine de minutes.
🎶🐑🌽
Royalement ignorés chez nous, c'est le moins qu'on puisse dire. Ne pas oublier la devise "Fuck the bass player". A part ça, je ne peux pas dire que je sois vraiment enthousiaste, c'est un poil bruyant et rentre-dedans pour mes petites esgourdes.
RépondreSupprimerJ'avais un peu le même avis que toi. De plus, même si la devise "F... the bass player" me fait rire, elle ne me plait pas trop (voir mon intro de Crown Lands 😉). C'est discriminatoire !! 😉 Mais j'adore ces gars. Droits dans leurs bottes !
SupprimerEn dépit des "injonctions" de mon disquaire favori, j'avais failli passé à côté de cet album (quand je sors de chez lui, j'suis obligé de faire un tri, au risque de faire fondre la CB).
Cet album est d'une incroyable richesse. Vrai. Sans contexte, il fait partie du Top-kellekeuchauze" de l'année.
En somme, on passe de groupes anglo-saxons qui font une musique d'inspiration anglo-saxonne à... un groupe français qui fait une musique d'inspiration anglo-saxonne... Je ne vois pas trop la nuance, du coup (rapport au paragraphe d'introduction).
RépondreSupprimerP.S : je ne suis pas sûr que le terme péjoratif de "franchouillard" ait un équivalent dans les autres pays. En terme d'auto-dénigrement, on n'est pas mal.
???
Supprimer- C'est mieux l'autosatisfaction ?
Sinon, on n'a aucunement le monopole de l'autodénigrement. Et pour avoir discuté avec des irlandais, anglais, canadiens, belges (si, si), sardes, marocains, tunisiens, sénégalais, espagnols, bretons, serbes, croates, portugais, suédois (ou norvégiens), indiens, parisiens même (si, si), la plupart n'hésitaient pas, avec humour, à s'autodénigrer. Il faut savoir reconnaître ses défauts
(pour ma part, j'en suis plein... je le reconnais - et parfois, on m'y aide -. Je lutte, je lutte, mais... [ censuré ], ils sont tenaces ! 😲😁)
- Serait-ce donc une absurdité de promouvoir un groupe d'origine française (appellation contrôlée mais pas forcément bio) sous prétexte que sa musique pioche dans celle anglo-saxonne ?
(sachant que le duo concerné, ne cesse de promouvoir fièrement à l'étranger une certaine culture et savoir-faire français - )
- "Franchouillard" ne désigne pas forcément quelque chose de foncièrement péjoratif, mais plus généralement des traits typiques. Ainsi, cela peut-être même sympathique (😉). Il n'y a pas de mal à reconnaître ses travers. Le terme est d'ailleurs très souvent utilisé par les médias (presse comprise)
Adishats
A savoir que la musique que revendique TIC avant tout ("notre ancrage musical naturel"), c'est le Blues.
SupprimerAinsi, (je pose la question), est-ce que le Blues , en tant que musique dite anglo-saxonne, n'est pas une réappropriation de ces satanés coquins d'Anglo-saxons ? (😁)
Car qu'est-ce que le Blues sinon la fusion de diverses musiques populaires, d'Afrique et d'Europe (France comprise) ?
"Serait-ce donc une absurdité de promouvoir un groupe d'origine française (appellation contrôlée mais pas forcément bio) sous prétexte que sa musique pioche dans celle anglo-saxonne ?"
SupprimerDu tout mais c'en est une de le promouvoir en tant qu'alternative à la "quasi-propagande anglo-saxonne".
Voui voui, c'est comme Halloween, on se rend compte que finalement c'est pas américain, ça vient des Celtes... C'est sûr qu'en remontant à des siècles en arrière, on peut toujours avoir des surprises...
Ah, et si c'est utilisé par les médias (les mêmes qui promeuvent la mauvaise musique, de votre point de vue ?) alors ça va...
La mauvaise musique ? Non, pas nécessairement (quoi que), c'est surtout un gros problème de diversité. Ainsi, quand ce ne sont pas les "tubes" du moment (peu ou prou imposés par les labels), on nous ressort systématiquement des chansons des années 80. Y'a rien avant, et rien entre.
SupprimerTrop généralement, ce ne sont que les radios à faibles émissions qui osent proposer des émissions (souvent animées par des passionnés bénévoles). Et encore, d'après ce que m'avait raconté quelques responsables de radio, ce n'est pas toujours évident parce qu'ils doivent respecter certains quotas, et rendre des comptes en haut lieu (avec archives à l'appui). (pour ces raisons, j'ai refusé à trois reprises des propositions de radio)
Mais sinon, de mon humble avis, je ne trouverais pas anormal qu'en matière de Rock, nos médias pourraient, de temps à autres, - essayer en tant qu'alternative à la "quasi-propagande anglo-saxonne" -, de proposer des groupes de "Rock français" (même les Québécois ne sont plus à la fête 😁). A croire qu'hormis Téléphone (qui passe encore : années 80...), Indochine et Rita Mitsouko, il n'y a rien d'autre. Sinon Johnny Halliday. C'est pourtant bien fait en matière de Rap, "r'n'bi" et autres trucmuches.
Même Yarol, qui est tout de même passé à la télé, reste absent des ondes.
Et Paul Personne, qui chante en français ? Disparu depuis les années 90 😳