vendredi 29 décembre 2023

REGLEMENT DE COMPTE (THE BIG HEAT) de Fritz Lang (1953) par Luc B.

Fritz Lang avait déclaré, dans un moment d’égarement sans doute (interviewé par William Friedkin) que sa période allemande n’avait que peu d’intérêt, qu’il préférait de loin ses films américains. Et parmi eux, RÈGLEMENT DE COMPTE qu’il considère comme son plus réussi. L'ami Fritz est resté 20 ans à Hollywood, les trois dernières années il tourne coup sur coup RÈGLEMENT DE COMPTE, DÉSIRS HUMAINS (remake de LA BÊTE HUMAINE de Jean Renoir), LES CONTREBANDIERS DE MOONFLEET, LA CINQUIÈME VICTIME et L’INVRAISEMBLABLE VÉRITÉ. Un sans faute qui laisse pantois.

Le titre original de ce chef d’œuvre du Film Noir est THE BIG HEAT. La grande cuisson, en référence à la chaise électrique dans l’argot des gangsters. Chez Fritz Lang, il est toujours question du bien et du mal qui cohabitent en chacun de ses personnages, de l’infime frontière qui les sépare. Ce film préfigure un schéma qu’on retrouvera dans les polars des 70’s et 80’s, celui du flic (l’ordre, la moral, la droiture) qui se métamorphose en vengeur, en ange exterminateur. Autre thème récurrent, la justice. Déjà présent dans M. LE MAUDIT (la pègre se substitue aux magistrats) et MABUSE. Le premier film américain de Lang, FURY (1936) avec Spencer Tracy est une histoire de lynchage, le dernier L’INVRAISEMBLABLE VÉRITÉ mettait en scène un journaliste créant un faux-coupable, pour argumenter un débat contre la peine de mort.  

Tout commence par un suicide, filmé en caméra subjective. Lang va droit au but, la première image du film est un gros plan sur un flingue posé sur un bureau, une main s’en empare, sort du champ, on entend un coup de feu, un corps retombe sur le bureau. Puis la caméra recadre le fond de la pièce, une femme descend d’un escalier, alertée par la détonation, s’approche du corps. Sur le bureau il y a une lettre d’adieu. La femme du défunt, Bertha Duncan, lit la lettre, la subtilise avant d’appeler la police.

L’inspecteur Dave Bannion (Glen Ford, toujours impeccable) mène l’enquête. Terrain miné, car Duncan était un haut gradé de la police. Mobile officiel du suicide : Duncan était malade, incurable. Une thèse réfutée par Lucy Chapman, sa jeune maîtresse. Le vrai mobile serait son implication dans un vaste réseau de corruption organisé par le gangster Mike Lagana.

La scène où Bannion interroge Lucy Chapman est fameuse. Dans un contre champ, Lang filme le barman et quelques clients qui les dévisagent méchamment, en une seconde on a compris qu'elle ne passera pas la première bobine. Elle sera retrouvée morte le soir même, torturée à la cigarette. Un premier avertissement pour Dave Bannion, il y en aura d’autres, qui précipiteront le flic sur la voie de la vengeance.

Fritz Lang observe une société qui se délite, un système qui s’écroule. Celui de la pègre, bien rodé, qui après le suicide de Duncan va vaciller : la lettre d’adieu était une lettre d’aveu, le mec y déballait tout. Le système policier flanche, gangrené par la corruption. Et la vie Bannion vole en éclat après un attentat dont sa famille est victime.

Aspect rarement vu au cinéma, Fritz Lang filme Dave Bannion dans son quotidien familial. En une seule scène, on comprend que son équilibre vient de son couple. Sa femme boit dans son verre de bière, lui retire sa cigarette des lèvres pour tirer une taffe. On le voit même faire la vaisselle (imagine-t-on Bogart repasser le linge de Bacall ?!). Et puis ce plan tout simple de Katie Bannion coupant en deux un gros steak, servir les assiettes, s’asseoir, un mouvement de caméra circulaire recadre le couple, réuni dans une même image. 

C'est tout simple et miraculeux. Des images assez inédites dans ce monde de brutes et de garces que renvoie le Film Noir. Mais elles ne sont pas là par hasard, elles préparent à la suite, nettement moins drôle. 

Pour montrer cette frontière impalpable entre flics et gangsters, Lang fait un parallèle entre Bannion et le caïd Mike Lagana. Le flic vient l’interroger chez lui et tombe en pleine fête d'anniversaire. On voit un peu les invités qui dansent, par une porte ouverte depuis le bureau de Lagana, grâce à la belle profondeur de champ de la photographie (Charles Lang, grand chef op’). On voit aussi un grand portrait de la mère récemment décédée de Lagana. Des petits détails qui lient le gangster et le flic par des valeurs communes, un chagrin commun.

Quand Dave Bannion entreprend de se venger, tout va très vite. La grande qualité du film vient de son rythme implacable. Bannion fout la merde partout où il passe. Scène géniale au bar où il croise le sadique Vince Stone, qui vient d’écraser son cigare sur la main de sa voisine. Bannion fait le lien avec le cadavre brûlé de Lucy Chapman. On remarquera la chanson qui passe à la radio, « Put the blame on me », celle que chantait Rita Hayworth à Glen Ford dans GILDA. Génial clin d’oeil.

La scène la plus célèbre est celle où Vince Stone jette une cafetière bouillante au visage de sa maîtresse Debby Marsh qui a eu le tort de parler à Bannion. Superbe personnage féminin, jouée par Gloria Grahame (encore partenaire l’année suivante de Glen Ford dans DÉSIRS HUMAINS, j’adore cette actrice), ici une délicieuse écervelée. « Nous sommes sœurs de vison » dira-t-elle à Bertha Duncan car elles portent le même manteau de fourrure. Là encore Lang joue sur les images parallèles. On remarquera aussi deux scènes de poker, chez les gangsters, attablés avec des flics véreux, puis chez les amis de Bannion, venus à la rescousse pour le protéger.

Mise à l’abri dans une chambre d’hôtel, le visage couvert d’un pansement, l'ingénue mais lucide Debby Marsh basculera aussi dans la vengeance froide. Elle s’imaginait refaire sa vie avec ce flic qui la prend en pitié, mais il coupera court : « Je ne toucherai jamais ce que Vince Stone a touché ». Magnifique dernière image de Debby, qui dans dans un dernier élan de dignité, masquera ses cicatrices par son col de vison.  

RÈGLEMENT DE COMPTE est d’une rare brutalité. Dave Bannion plonge aussi dans cette violence. Il étrangle Larry Gordon pour le faire parler, comme il sert le cou de Bertha Duncan pour lui faire aussi cracher le morceau. Il y a beaucoup de personnages féminins, quatre mourront violemment.

Fritz Lang filme son (anti)héros remonter le fil de son enquête, hors du système, de la loi, de la morale. Il agit comme agissent les gangsters, parce qu’il n’y a plus que ça à faire. La narration est limpide, tout s’enchaîne, Fritz Lang filme en urgence (seulement deux semaines de tournage) sans découpage intempestif. Il préfère recadrer d’un mouvement rapide de caméra, plutôt que de couper le plan, pour ne pas briser la dynamique, laisse les acteurs évoluer dans le champ. Il marque son personnage à la culotte, c’est une course contre la montre, Bannion doit frapper le premier.

Il faut s’arrêter une minute sur le psychopathe Vince Stone, un des premiers rôles de salopard de Lee Marvin, qui les collectionnera ensuite, on ne peut pas s’empêcher de rapprocher sa prestation de celle de L’HOMME QUI TUA LIBERTY VALANCE (John Ford, 1962).  

Classique du Film Noir, c’est un des plus beaux films de Fritz Lang, haletant, noir, brutal.


Noir et blanc  -  1H25  -  format 1 :1.37


On regarde la bande annonce, et comme la maison ne recule devant aucun sacrifice, un extrait en prime (Glenn Ford cherche un certain Larry, mais ne sait pas à quoi il ressemble. Il a demandé à un de ses complices de téléphoner au bar à 9h30 précise, et demander Larry... C'est à la fin de cette scène que l’accordéon entame "Put the blame on me")



3 commentaires:

  1. Encore une nouveauté... Dire qu'ils z'auront pas connu Netflix, Uber et Tik Tok, tous ces gens-là...

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  2. Shuffle Master.30/12/23 08:37

    Si, comme dans les années 60, on avait un type comme Claude Jean-Philippe, ou même Tchernia, à la télévision publique, voilà le genre de film qui pourrait être proposé à l'admiration des foules, au lieu de ces innommables daubes qui encombrent les écrans pendant les fêtes (dessins animés pour neuneus, Coup de foudre chez Macy's, le Magnifique Noël de M. Duschmoll...etc). Gloria Grahame, c'est quelque chose, en effet.

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  3. Mon dieu, Claude Jean-Philippe et ses lunettes sur le front... Que de souvenirs... Il m'en a fait découvrir de ces films celui-là, je regardais Apostrophes avec mes parents pour sa chronique finale. Comme Patrick Brion, sur le 3, et son Cinéma de minuit (le générique !) que le service public a eu le bon goût de décaler à trois heures du matin... Et M'sieur Eddy aussi avait de beaux programmes. Gloria Grahame, arrfff... Qui avait épousé Nicholas Ray, mais pas longtemps. Sacrée actrice en plus d'être une femme très glamour. Elle est géniale dans ce film.

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