Le drame de l’homme réside en bonne partie dans sa difficulté à concilier les exigences de la civilisation et sa part d’animalité. Les plus torturés l’anesthésient tout à fait, trop conscients de ses dangers pour s’y abandonner. C’est à cause de ce conflit que l’on finit alcoolique, névropathe, que l’homme perd la femme d’une vie à cause d’une femme d’une nuit, que l’on meurt tué par plus fort que soit ou lapidé par la misère. Mais trop de confort ne convient pas aux hommes véritables, une part d’eux a toujours soif de luttes sauvages et de conquêtes épiques. « L’homme aime deux choses, le danger et le jeu. C’est pourquoi il convoite la femme, le jouet le plus dangereux. » (Nietzsche).
(<= avec Gerry Mulligan, au sax) Qu’est ce qu’il put jouer le jeune Chet Baker ! Plus que ce que la plupart des hommes auraient pu rêver. Il avait pour lui, en plus d’un don musical ayant toujours attiré le beau sexe, un regard dur et mélancolique de loubard rêveur revenu de tout. Le trompettiste semblait ne pas avoir besoin d’elles, il était un libre mercenaire du swing, sa muse jazz fut la seule femme à qui il resta fidèle. L’histoire du « playboy du jazz » commença en Californie, lorsqu’il découvrit la trompette à travers le souffle chaleureux d’Harry James. La sélection de l’instrument de prédilection d’un musicien est aussi mystérieuse que la découverte du style chez un écrivain ou la rencontre de celle avec qui un jeune homme finira son existence. Il tâtonne d’abord, passe d’instrument en instrument, de partition en partition, de disque en disque.
Vient finalement le moment béni où un son ou une mélodie lui révèle une part de lui-même. L’écrivain est fait de chair, de sang et de mots, le cinéaste de chair, de sang et d’images, le musicien est fait de chair de sang et de notes. L’artiste est celui qui ajoute le symbolique au physique, le mystique au charnel. L’art majeur d’une époque est d’abord une façon de réaffirmer ce qui différencie l’homme de la bête, cette dimension supplémentaire décuplant autant son pouvoir de bienfaisance que de nuisance.
(avec Stan Getz, au sax =>) Le caractère mélancolique de Baker le poussa ensuite dans les bras de swing aussi majestueux qu’enivrants, Lester Young devint son modèle et Dexter Gordon son inspirateur. En parallèle de brillantes études musicales, il joua dans ses premiers orchestres de bal, où il entama en même temps sa carrière de séducteur et de jazzman. Il trouva alors ce que nombres de personnages d’Hermann Hesse cherchèrent en vain, l’équilibre si fragile entre la sagesse et la spontanéité, le domaine de la réflexion et de la pulsion. Symbole de cette dualité de plus en plus conflictuelle, il découvrit le jazz moderne dans l’austérité de son service militaire de 1946. Puis ce fut le retour à la dure rigueur de l’étude, car la musique est d’abord une discipline qu’il faut apprendre à maîtriser.
Le savoir ne faisant que renforcer les excès des âmes passionnées, Chet rejoignit de nouveau l’armée pour fuir le fantôme d’un amour perdu. Là, après des années passées à suivre scrupuleusement des partitions austères, il apprend l’art de l’improvisation bop dans l’orchestre militaire où officia son modèle Dexter Gordon. Mais la rigueur militaire pesa rapidement sur les frêles épaules de cet insoumis du swing, qui finit par être réformé pour « raisons psychiatriques ». De retour sur la scène jazz, il perfectionna son souffle spectral aux cotés de frères spirituels tels que Stan Getz et Gerry Mulligan, musiciens dont la douceur cool se maria harmonieusement avec sa chaleur mélodique.
Le jeune playboy ne démérita pas non plus dans le registre plus agité du bop, à tel point que le grand Bird vint mêler ses gazouillements frénétiques à son roucoulement gracieux. Après quelques enregistrements auprès de Gerry Mulligan et Charlie Parker, Chet forma son premier quartet. Démontrant alors que son chant n’avait rien à envier à la grâce de sa virtuosité, il devint un musicien crooner aussi populaire sur le nouveau continent que sur l’ancien. Mais la bête en lui commença à le ronger, la drogue devenant vite le seul réconfort face à la solitude d’une vie sans foyer. Sa carrière fut jalonnée de procès, qui lui valurent d’être banni de plusieurs pays.
Au bout de quelques années de dérives narcotiques, l’ange déchu du jazz trouva son salut dans la méthadone, mais l’homme est un loup pour l’homme et les rues sont des jungles hostiles aux êtres affaiblis.
C’est ainsi que, frustrés de perdre un si bon client, des dealers brisèrent cette mâchoire qui permit l’expression du souffle le plus bouleversant après celui de Miles Davis. Devenu incapable de jouer, Chet se résolut à travailler dans une station-service pendant plus de trois ans. A force d’efforts et grâce au soutien de Dizzy Gillespie, Baker finit par retrouver le souffle cotonneux qui fit sa gloire. Ne pouvant s’empêcher de mêler le drame au triomphe, la décadence à la renaissance, l’autodestruction physique à la résurrection artistique, l’ange dionysiaque du bop replongea dans la drogue pour supporter la pression de tournées controversées. Ses associations avec des artistes modernes tels que Keith Jarrett et Archie Sheep firent alors grincer les dents des plus réactionnaires, elles étaient pourtant la preuve d’une inventivité intacte.
L’histoire s’acheva violemment, par la chute de la fenêtre d’un hôtel des Pays-Bas. La légende voudrait que, épuisé par une vie de solitude orgiaque, le martyr du swing prit sa dernière dose sur l’appui d’une fenêtre ouverte, avant de s’écraser telle une colombe aux ailes brisées.
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Une première vidéo avec Stan Getz, très cool, jolis pull-over, puis avec Paul Desmond (le sax de Dave Brubeck) sur le classique "Autumn leaves" (et y'a Steve Gadd à la batterie) et puis un des classiques de Baker "Let's get lost" une petite friandise très swing qui passe toute seule.
L'artiste maudit chimiquement (sic...) pur. J'en ai pas mal en stock, que je vais ressortir, tiens. Il y a un podcast pas mal sur France Culture (Une histoire particulière). Les circonstances de sa mort restent mystérieuses, en effet.
RépondreSupprimerJe suis allé à Amsterdam il y a quelques années, et j'avais réservé sans le savoir dans l’hôtel où il est mort. C'est en voyant toutes les photos de lui au mur que j'ai fait le rapprochement. Mais je n'étais pas dans la même chambre. C'est un p'tit hôtel, presque une pension de famille.
RépondreSupprimerIl y a un bon livre sur lui qui s'appelle "Sur les traces de Chet Baker" par Bill Moody, éditions Rivages/Noir. J'avais lu aussi son autobiographie, un ouvrage très court, je crois que c'est sa femme qui avait retrouvé ça. Dans la dernière période de sa vie, en Europe, il a passé plus de temps en taule que dehors. Et j'avais parlé d'un bon film sur lui, "Born to the blue" avec Ethan Hawke.