vendredi 15 décembre 2023

BATIMENT 5 de Ladj Ly (2023) par Luc B.

Le vœu de Ladj Ly était de réaliser un triptyque sur la banlieue, débuté avec LES MISÉRABLES (2019) qui remporta un franc succès (mérité) populaire et critique. Le deuxième volet était ATHENA (2022) boursoufflure m'as-tu vu où Ladj Ly n’était que co-scénariste, réalisé au karcher par Romain Gavras, visible à l’époque uniquement sur Netflix, pas de quoi payer un abonnement pour ça, voire pour les gogos, en demander le remboursement. Et voici BÂTIMENT 5.

Le titre de travail était LES INDÉSIRABLES et devait être un portrait de Claude Dilain, ancien de maire de Clichy-Sous-Bois, qui avait consacré son mandat à rénover les logements insalubres. Le projet a évolué, pour en faire une fiction… autobiographique. Le réalisateur racontait : « L’expropriation des gens avec rachat de leurs appartements à des montants ridicules montrée dans ce film est une réalité qui m’a marqué. Il faut appeler les choses par leur nom, ça a été une gigantesque arnaque ».

BÂTIMENT 5 est donc un film social, politique, s’il était situé dans les quartiers nord de Londres, il aurait été réalisé par Ken Loach. C'est un film à la première personne, une expérience vécue, donc oui, la finesse d'écriture n'est pas sa qualité première... Le film s'ouvre sur une vue aérienne du quartier, la caméra se rapproche lentement d’un bâtiment, s’arrête à l’encadrement d’une fenêtre ouverte, où on découvre le personnage Haby Keita. Un plan évidemment filmé au drone, comme il y en aura beaucoup, un dispositif qui permet de longs plans séquences d’une grande fluidité. Heureusement utilisé ici avec parcimonie. Le drone sera joliment utilisé plus tard, un plan aérien sur des CRS, on descend au sol, on suit la troupe en un long travelling jusqu’à l’intérieur de l’immeuble. On imagine Max Ophüls, maître des travellings vertigineux avec une caméra de 50 kg sur grue, utilisant cette nouvelle technique de filmage…   

Le maire et l’arrière-banc de la municipalité, montés sur une estrade, devant des habitants du quartier, assistent à la destruction d’une barre d’immeuble. 3… 2… 1… BOUM ! Et ça foire, une épaisse fumée envahit l’écran, ça tousse, ça crache, le vieux maire en fait un infarctus. La député locale (Jeanne Balibar) organise la succession. Ce ne sera pas Roger Roche, premier adjoint, empêtré dans une histoire de marchés publics truqués, mais Pierre Forges, pédiatre de profession, simple conseiller municipal. Un blanc-bec lâché dans la cage aux fauves.

Qui va très mal entamer son mandat, en déroulant le tapis rouge à une famille de réfugiés syriens (le sujet du dernier Ken Loach…) alors que les habitants de la cité peinent à se loger convenablement. Haby Keita, qui travaillait à la mairie avec son pote Blaz sous la dernière mandature, voit d’un mauvais œil le nouveau plan de rénovation. Impossible de reloger des familles nombreuses dans des 2 pièces. La jeune femme est formidable (autant que son interprète Anta Diaw, dont c’est le premier film) qui croit plus en la politique qu’aux lancers de cocktails molotov. Elle entre en guerre contre le maire, en créant une liste dissidente, après avoir rejeté une offre du premier adjoint qui n’a pas digéré sa mise à l’écart. (« si tu me rejoins, peut être pourra-t-on trouver un nouvel appart à ta mère ? »).

Il y a une scène en dit beaucoup : des habitants descendent un cercueil par les escaliers plongés dans le noir. Dans ce bâtiment, les ascenseurs sont HS depuis des années, comme les lumières. Ladj Ly filme au plus près, c’est long, douloureux, digne, ça vous retourne le cœur. Situation dramatique avec laquelle le réalisateur fera tout de même sourire quand des flics qui crapahutent 10 étages arrivent à bout de souffle pour sonner à un appart.

Ladj Ly oppose le quotidien de la cité, la débrouille, l'entre aide, aux tractations cyniques de la mairie. C’est parfois manichéen, comme la dérive droitière et autoritaire du maire (Alexis Manenti, un des flics de LES MISÉRABLES). Dommage de ne pas avoir développé davantage les personnages secondaires, leur donner corps, une vie (comme le fait si bien Loach) comme Bakari (formidable Bass Dhem). Mais celle qui illumine l’écran, c’est Haby, toute en conviction républicaine, qui se définit comme « une française d'aujourd'hui » et qui balance à une flic lors d'une énième garde à vue : « je serai votre prochaine maire ». On lui souhaite. Joli moment ou elle affronte du haut de ses 1,60m le commandant des CRS harnaché pour partir à la guerre, lui rappelant le droit, la loi.

La police est vue comme le bras armé du maire, qui obéit aux ordres sans une once de sentiment. Pour les habitants, évacués manu militari la vieille de Noël pour de pseudos raisons de sécurité (un incendie dans un appart fragiliserait le bâtiment, tu parles…) c’est le sentiment d’injustice qui enfle. La séquence de l’évacuation est terrible, c’est à peine si on ne leur tape pas sur la gueule pour qu’ils dépérissent plus vite, contraints de ne prendre que trois sacs avec eux (une vie entière tient-elle dans un sac ?) ils jettent leurs matelas par-dessus bord, descendent les télés à la corde, espérant les récupérer plus tard.

Quand les éboueurs ramassent ce qui traîne, Haby s’y oppose. Ladj Ly filme la complicité entre les employés municipaux et les habitants, ce sont les mêmes, des sans grade, unifiés dans la lutte des classes. A mon sens, l'idée du film n'est pas un affrontement de cultures, d'origines, de religions, mais un affrontement de classes sociales. Autre moment fort lorsque Braz enflamme une affiche de promoteurs montrant le nouvel ensemble à bâtir. Si Haby trouve ça stupide, enfantin, pour Braz c'est un petit plaisir coupable prémisse d'un basculement dans la radicalité.   

On se souvient de la dernière scène sous tension de LES MISÉRABLES, Ladj Ly réédite l’exploit, lorsque Braz, humilié, meurtri, ne voit que la violence pour venger l’injustice. Une scène sans doute trop surlignée, d’autant que le réalisateur, en montage alterné, montre un Roger Roche ridiculement habillé en Père Noël, un Pierre Forges pathétique de lâcheté. Le trait n’est pas très nuancé, mais cela frappe les esprits.

BÂTIMENT 5 a le mérite de projeter à l’écran une vérité glissée sous le tapis, un sujet dont s’était emparé Kostas Pliakos dans la LA PROMESSE (2022, avec Isabelle Huppert, j’n’avais pas eu le temps de vous en parler). Ladj Ly, qui a bénéficié de plus de moyens, sa mise en scène est plus assurée, renoue avec un cinéma politique propre aux années 70’s, utilisant les armes des Boisset, Gavras (le père), un cinéma en colère, rentre-dedans, auquel il manque encore un  peu de profondeur. 

Couleur – 1h40  - format scope 2:2.39   

 

5 commentaires:

  1. Shuffle Master.15/12/23 08:37

    Pas vu les deux premiers et quasi ignorant du réalisateur. J'avoue que la littérature/le cinéma/les reportages sur la banlieue commencent à me fatiguer... D'ailleurs moi aussi, Môssieur, j'ai connu la banlieue. Mais bon, c'était les années 60/70, la banlieue Sud, relativement calme à l'époque, hormis les bandes de loubards qui s'affrontaient régulièrement (celle de Villejuif que j'ai vu se fritter avec une autre en plein ciné lors de la "projection" - entre autres choses - de Taras Bulba, avec Yul Brynner). La comparaison avec Boisset et/ou Gavras me paraît bien gentille pour le réalisateur. Les deux précités prenaient vraiment des risques, notamment Boisset avec R.A.S, alors que le film sur les "quartiers" est devenu un topos qui permet de passer sur les plateaux télés en dégustant des canapés et au mieux, de finir à Cannes. En attendant le suivant.

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  2. Tu as donc été voir Taras Bulba au cinéma ! Oui, je suis d'accord, la prise de risque est moindre qu'à l'époque de Boisset, dans le cas de ce film, la prise de risque est différente. Il y a aujourd'hui une autre forme d'opposition, des campagnes nauséabondes sur les réseaux sociaux (les faux-comptes qui notent le film à 0,5/5 sur Allo Ciné notamment, un site très suivi) à peine le film sorti, pour dézinguer le réalisateur, pointer sa couleur de peau, comme celle de ses personnages, et rappeler son casier judiciaire pas franchement vierge, il est vrai... Donc par pure idéologie, et bien sûr sans avoir vu le film, celui-ci se retrouve blacklisté, condamné au bide, d'ailleurs son score de la première semaine est assez minable. Une manière plus insidieuse de dire on ne veut pas de ce type de film. On ne veut pas entendre une voix différente. Donc comme à l'époque de Boisset, il y a des sujets sensibles, et un producteur y réfléchira à deux fois avant d'investir dans un projet.

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    1. Shuffle Master.15/12/23 13:38

      Le sujet (faux comptes...etc) a été évoqué dans Le Masque et la Plume. Je vais redire une évidence, mais ces réseaux "sociaux" nous emmènent à la catastrophe encore un peu plus vite que prévu.

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  3. Une mauvaise critique dans le Masque et la Plume vaut 10000 faux comptes sur Allo Ciné ! Je suis allé voir "Le temps d'aimer" avec Anaïs Demoustier, film descendu unanimement au lance flamme par le Masque, on y parlait même d'un scandale (j'adore quand ils dézinguent, surtout pour les pièces de théâtre, ça en devient comique !). Bon finalement j'y suis allé, j'aime bien Demoustier, c'est pas un chef d'oeuvre, y'a des maladresses d'écriture, mais pas de quoi hurler comme ils l'ont fait.

    Au sujet des faux comptes, lu dans Télérama que le film "Monsieur le Maire", un truc inoffensif avec Clovis Cornillac, avait subi les foudres des réseaux sociaux, parce qu'on y parlait soi-disant d'un maire qui accueille dans son village une famine de syriens... Donc de la propagande gauchiste ! Ce qui est faux, mais peu importe, ce prétexte suffisait pour condamner le film d'islamo machin chose. Désormais, dès qu'une bande annonce montre un noir ou un arabe, on y a droit. Je me souviens en son temps de devoir raser les murs pour aller voir "Je vous salue Marie" de Godard, les ultra catho étaient postés devant les cinémas, et tu te faisais injurier si ce n'est plus. Idem pour le "Tenue de soirée" de Bertrand Blier, les mecs ne te laissaient pas entrer, et en milieu de projection, y'avait des infiltrés qui se mettaient à hurler ! Aujourd'hui, ce sont les réseaux sociaux qui se chargent de la besogne, le film fait un bide, il est retiré de l'affiche, et devient invisible.

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    1. Et un passage à "C à vous" ou "TPMP" vaut combien de faux comptes sur Allociné ?

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