jeudi 30 novembre 2023

RACHMANINOV – Danses symphoniques (1940) – Lorin MAAZEL (1984) – par Claude Toon


Sonia doit à la fois mettre à jour les index et préparer la publication de la chronique à venir… Une bizarrerie, enfin a priori, l'interpelle, elle file dans le bureau du Toon qui sirote un café en écoutant justement Rachmaninov… ("Il ne s'en fait pas le papi…")

- Dit Claude… Un truc bizarre, une forme de doublon… Tu avais écrit en 2014 un billet sur l'île de morts de Rachmaninov dirigé par Lorin Maazel à Berlin. Et là je vois que tu nous parles des Danses symphoniques ; même compositeur, même orchestre, même maestro ; en un mot autre partie du CD. Pourtant tu souhaites changer d'interprète le plus possible…

- Mais c'est qu'elle est futée et attentive notre chère Sonia… Exact, j'avais choisi cette œuvre pour illustrer musicalement le talent du chef qui venait de nous quitter. En complément l'interprétation hallucinogène de Svetlanov en Concert à la BBC en 1999…

- Oui, mais ça ne répond pas à ma question… Aucun autre chef n'a gravé ces danses symphoniques ?

- Si mais peu de réussites flagrantes. Il y le disque de 1960 de Eugene Ormandy le dédicataire, mais le son est vieillot (1960) et d'autres qui ne concurrencent pas suffisamment, à mon goût, la claire dynamique du chef à la tête du fabuleux Berliner…


Serge Rachmaninov et Eugene Ormandy
en 1940 lors de la création

Quelle galère pour choisir une vidéo YouTube devant faire partager mon intérêt pour cette œuvre symphonique spectaculaire. Spectaculaire mais pas impétueuse ou outrageusement sirupeuse comme trop souvent on joue le compositeur russe. Certes il existe une quarantaine de disques, j'aurais eu le choix, notamment la fugueuse gravure de Vladimir Ashkenazy dirigeant une Lamborghini orchestrale, à savoir le Concertgebouw d'Amsterdam.

Bref, on parlera discographie en conclusion…

Dans l'esprit des mélomanes le nom de Rachmaninov fait écho au mot désignant son instrument de prédilection. Le compositeur rejoint la liste des très grands du clavier : Chopin, Liszt, Brahms pour citer ceux qui nous ont légué un patrimoine d'exception ; Brahms n'écrira aucune œuvre de chambre sans piano hormis trois quatuors. À lire la liste des compositions du maitre russe, une soixantaine, le piano est omniprésent : 7 ouvrages de chambre, 36 pièces pour piano solo plus une quinzaine de transcriptions et bien entendu les 4 concertos dont les célèbres N° 2 & 3 qui font partie du répertoire incontournable de tous les virtuoses en exercice.

Maitriser ces œuvres pianistiques exige de très grandes mains. Rachmaninov mesurait 1,98m et possédait des mains gigantesques qui lui permettaient d'imaginer et de se mesurer à des accords de 12ème et 13ème "do / fa à l'octave par exemple" – Pourtant Yuja Wang n'en fait qu'une bouchée malgré ses 1,58 m 😊, d'autres pianistes talentueux sont une peu tristes… on les comprend. Sur le même sujet, Liszt qui avait les mêmes capacités manuelles que Rachmaninov adapta ses partitions terrifiantes pour son ami Grieg, 1,52 m seulement. Le compositeur russe souffrait du syndrome de Marfan, une forme génétique de gigantisme qui, pour sa carrière, fut plutôt une bénédiction malgré des pathologies secondaires, souvent dépressives ou pulmonaires…

 

À propos des accords démentiels et du style percussif de Rachmaninov, concluons par un sketch du duo comique composé de Aleksey Igudesman, violoniste et Hyung-ki Joo. Attention, ces "clowns" sont issus de la Menuhin School et, en dehors de leurs facéties, ils maîtrisent parfaitement leur art et composent à leurs heures perdues. Leur spectacle fantasque a même été accueillie au Musikverein !!! Ils ne sont pas les seuls virtuoses à brocarder avec bonhomie les excès de la musique classique.

J'avais assisté il y a quelques années à un spectacle de La framboise frivole (piano & violoncelle), deux artistes belges. J'ai failli mourir de rire !

Heu retour aux accords de 12ème et 13ème, les barres de bois hérissées de faux doigts feutrés ne me paraissent pas la solution idéale pour jouer cette pièce redoutable du maître russe : Le Prélude en do# mineur ; je ne peux me retenir de vous proposer cette partition endiablée sous les doigts décidés de Yuja Wang (jetez un œil à la musculature de la main gauche… 😊).


Arrivée aux USA…
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Je ne reviens pas en détail sur la biographie de Rachmaninov né en 1873 à Novgorod, une santé fragile, un tempérament hypersensible, des conséquences de son syndrome de Marfan. L'échec de sa 1ère symphonie le plongea dans une longue période de dépression de quatre ans. Le triomphe de son 2ème concerto lui permettra de rebondir (Clic). En 1909, il se rend aux États-Unis pour la première fois en tant que virtuose et chef d'orchestre, second métier qu'il abandonnera plus tard. Une tournée bien accueillie, il joue son 2ème concerto à New-York accompagné par Gustav Mahler pour qui c'est le dernier voyage… Il préfère ensuite retourner en Russie malgré de nombreuses propositions ; mais la révolution de 1917 l'oblige à fuir définitivement le chaos pour le Nouveau Monde via la Crimée, Yalta et la Scandinavie.

En 1931, il dénonce en complicité avec le fils de Léon Tolstoï la mascarade bolchévique présentée comme un paradis, les atrocités staliniennes en pleine essor et la dictature culturelle. Sa musique est interdite en URSS, cette proscription sur sa terre natale prouvait bien ses dires…

Rachmaninov ne quittera plus les USA sauf pour des petits séjours en France. Le pianiste et compositeur s'est lié d'amitié avec Eugene Ormandy, violoniste et maestro juif hongrois installé aux USA depuis 1921. Le régime antisémite et ultérieurement pro-nazi de Miklós Horthy ne l'invitera pas à un quelconque retour. En 1927, il obtient la nationalité américaine, un record de rapidité administrative. Ce chef a déjà fait la une du blog dans un billet consacré aux concertos de Tchaïkovski et de Sibelius sous l'archet de David Oïstrakh.

En 1936, on lui confie la direction de l'Orchestre de Philadelphie. Il gardera ce poste jusqu'en 1980 portant la phalange à un niveau superlatif. La rencontre avec Rachmaninov eut lieu les années précédentes quand Ormandy était directeur de l'Orchestre de Minneapolis avec lequel il accompagna le virtuose vieillissant, sachant rattraper avec adresse ses lacunes de lecture, d'où une profonde reconnaissance de la part de Rachmaninov.


Edition 1940 page - 1

À noter que sa 3ème symphonie avait été créée en 1936 avec l'Orchestre de Philadelphie encore placée sous la houlette de Leopold Stokowski. Tout comme la Rhapsodie sur un thème de Paganini en 1934. Hormis ces partitions d'envergure, Rachmaninov ne composait plus vraiment depuis 1926. En 1940, déjà très fatigué, il composera pour son ami Ormandy les Danses symphoniques et retouchera le 4ème concerto une ultime fois avant de s'éteindre en 1943.

En trois mouvements, la forme interroge. D'une durée de 35 minutes avec une orchestration d'une richesse inouïe, qu'écoute-t-on ? une suite symphonique au sens académique du terme, un ballet que le mot "danses" pourrait suggérer (mais il n'y a aucun argument en support à créer une chorégraphie), ou encore un poème symphonique aux accents nostalgiques, un concerto pour orchestre. Ne tirons pas au sort ! À mon sens nous écoutons la 4ème symphonie, titre qui correspond parfaitement à celui que Rachmaninov aurait pu attribuer à l'ultime chef-d'œuvre testamentaire d'un compositeur au crépuscule de sa vie….

On a longtemps méprisé Rachmaninov, le brocardant tel un postromantique égaré et ringard dans le XXème siècle, un ultime héritier de Tchaïkovski. Ce n'est pas justifié. Sa musique très élaborée se veut populaire en une époque où les écritures sérielles, modales, etc. commencent à s'imposer… L'orchestration n'obéit plus du tout à celle du postromantisme tardif : voyez plutôt :

2 flûtes + piccolo, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes en la et si♭ + clarinette basse en si, saxophone alto en mi, 2 bassons + contrebasson, 4 cors en fa, 3 trompettes en do, 3 trombones, tuba, timbales, triangle, tambour de basque, caisse claire, grosse caisse, tam-tam, xylophone, glockenspiel, carillon tubulaire, cymbales, harpe, cordes.

 

1 - Non allegro : 😊 Mais que veut dire "non" allegro. Vous avez le choix entre Largo, adagioallegretto… etc. jusqu'à prestissimo. Lors des cours de rédaction documentaire j'insistais sur l'erreur consistant à débuter un document par "ce document n'a pas pour but de décrire… ou expliquer…, et patati et patata." Ce dont il ne parle pas, le lecteur s'en fout !!! Seul son objectif didactique le soucie. Tolérée : une petite note pour préciser que tel sujet proche sera traité ultérieurement, annexé à un autre document. Serge, il exige quel tempo au juste ? Notoirement connues : l'aversion du compositeur pour les tempos liquoreux, sa préférence pour un rythme soutenu. On peut supposer que cette étrange notation exprime le souhait d'une direction animée mais sans frénésie de par sa forme martiale, exemple : molto marcato à la fin de [1] sur la partition. On a souvent joué Rachmaninov, de façon lambinarde et précieuse genre-style romantique et éthéré. Voyons cela…


On parle parfois de danse en évoquent la marche. L'introduction rythmée serait-elle donc l'amorce d'une danse avec son motif de trois notes répétées trois fois dans un dialogue habile entre cor anglais, clarinette et basson. Ce motif serpentera comme thème structurant dans tout ce premier mouvement, en arrière-plan sonore les violons I et alto appuient cette parade des bois. La tonalité la ♭ majeur ne devrait pas sonner tristement. Rachmaninov n'invite pas à la liesse populaire. Une thématique farouche* rompt ce calme initial [00.20] : traits sévères des cordes, réitération enflammée et obsédante du motif de trois notes par divers groupes de pupitres, chocs aux timbales, cuivres fulgurants. Suit un développement fantasque d'une richesse orchestrale d'exception pour une œuvre soi-disant passéiste…

[03.07] Drame et procession soldatesque aux accents sarcastiques cèdent la place à la méditation, aux "ramages" des bois. Rachmaninov recourt à la polytonalité (ça aussi c'est vachement passéiste…). Hautbois et clarinettes entonnent une cantilène. Ut dièse mineur pour l'un, mi mineur pour les autres. Encore plus original, un saxophone alto les rejoint en mi ♭ majeur ; un saxophone solo est une rareté dans l'orchestre symphonique (Ravel, Vaughan-Williams…). Ah une notation : "Lento". Rachmaninov pacifie son discours : souvenirs de jeunesse et recherche de sérénité. Nema songe à une balade en forêt, mais en automne, la lumière mordorée déclinant … Autre fantaisie instrumentale : un carillon assuré par la harpe, le piano et le glockenspiel. [05.40] Les cordes élégiaques si chères au compositeur font leur entrée pour cette deuxième section du développement central. [07.27] Une troisième section plus ardente précède la reprise sauvage de la thématique (*) à [09.08]. Une section offrant toute liberté aux percussions : tambourin, cymbale, caisse claire, etc. la coda sera plus sage.


2 - Andante. Tempo di Valse : Ne confondons pas la valse et Tempo di valse. Ah les valses de Vienne festives, celle du 1er Janvier, géniale comme Le beau Danube bleu ou joyeusement creuses. Non là, si valse il y a, établissons un rapprochement entre la valse triste de Sibelius et la valse grotesque et déhanchée jusqu'à l'absurde de Ravel. Un appel lugubre des cuivres se prolonge de sarcastiques staccatos des cordes, d'un gémissement de la flûte, de la lamentation du violon solo. Le cor anglais prendra la vedette dans ce mouvement maussade malgré une instrumentation très colorée.

 

3 - Lento assai ― Allegro vivace ― Lento assai. Come prima ― Allegro vivace : Ce final complexe, comme le montrent les notations de tempo, voit se succéder nombre de variations de climat. La furieuse coda accentue-t-elle détresse ou festivité par sa furie de cuivres et de percussions ? À chacun de l'évaluer suivant sa sensibilité. Chostakovitch adorait cette ambiguïté dans ses symphonies pour brocarder le stalinisme…

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Contemporain du concerto pour orchestre de Bartok, des métamorphoses de Hindemith, des retours à des formes néo-classiques modernisées de Stravinski, à l'écoute, Les danses symphoniques n'ont rien de surannées, ne regardent pas vers le post romantisme du jeune Richard Strauss. Les interpréter comme telle conduit au fouillis ennuyeux !   

Je retiens pour la discographie et en complément l'enregistrement de 1984 de Vladimir Ashkenazi, allègrement déjanté, quitte à cumuler les entorses de solfège 😊 (DECCA – 5/6). 

La perfection vient en 1995 de Evgeny Svetlanov, chef russe réputé pour sa battue musclée, une interprétation toute aussi folle que celle d'Ashkenazi mais bénéficiant d'une maîtrise des nuances et d'une clarté du discours supérieures. La prise de son est fabuleuse de finesse et de pertinence dans l'étagement des plans dans cet orchestre disons… flamboyant - ah les cuivres 😲 (Warner - Difficile à trouver – 6/6).

Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


En complément : la version flamboyante de Evgeny Svetlanov dirigeant l'orchestre de la fédération de Russie.




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