Sonia doit à la fois mettre à jour les index et préparer la publication
de la chronique à venir… Une bizarrerie, enfin a priori, l'interpelle,
elle file dans le bureau du Toon qui sirote un café en écoutant justement
Rachmaninov… ("Il ne s'en fait pas le papi…")
- Dit Claude… Un truc bizarre, une forme de doublon… Tu avais écrit en
2014 un billet sur l'île de morts de Rachmaninov dirigé par Lorin Maazel
à Berlin. Et là je vois que tu nous parles des Danses symphoniques ;
même compositeur, même orchestre, même maestro ; en un mot autre partie
du CD. Pourtant tu souhaites changer d'interprète le plus possible…
- Mais c'est qu'elle est futée et attentive notre chère Sonia… Exact,
j'avais choisi cette œuvre pour illustrer musicalement le talent du chef
qui venait de nous quitter. En complément l'interprétation hallucinogène
de Svetlanov en Concert à la BBC en 1999…
- Oui, mais ça ne répond pas à ma question… Aucun autre chef n'a gravé
ces danses symphoniques ?
- Si mais peu de réussites flagrantes. Il y le disque de 1960 de Eugene
Ormandy le dédicataire, mais le son est vieillot (1960) et d'autres qui
ne concurrencent pas suffisamment, à mon goût, la claire dynamique du
chef à la tête du fabuleux Berliner…
Serge Rachmaninov et Eugene Ormandy en 1940 lors de la création |
Quelle galère pour choisir une vidéo YouTube devant faire partager mon
intérêt pour cette œuvre symphonique spectaculaire. Spectaculaire mais pas
impétueuse ou outrageusement sirupeuse comme trop souvent on joue le
compositeur russe. Certes il existe une quarantaine de disques, j'aurais eu
le choix, notamment la fugueuse gravure de
Vladimir Ashkenazy
dirigeant une Lamborghini orchestrale, à savoir le
Concertgebouw d'Amsterdam.
Bref, on parlera discographie en conclusion…
Dans l'esprit des mélomanes le nom de Rachmaninov fait écho au mot désignant son
instrument de prédilection. Le compositeur rejoint la liste des très grands
du clavier :
Chopin,
Liszt,
Brahms
pour citer ceux qui nous ont légué un patrimoine d'exception ;
Brahms
n'écrira aucune œuvre de chambre sans piano hormis trois quatuors. À lire la
liste des compositions du maitre russe, une soixantaine, le piano est
omniprésent : 7 ouvrages de chambre, 36 pièces pour piano solo plus une
quinzaine de transcriptions et bien entendu les
4 concertos
dont les célèbres
N° 2 & 3
qui font partie du répertoire incontournable de tous les virtuoses en
exercice.
Maitriser ces œuvres pianistiques exige de très grandes mains.
Rachmaninov mesurait 1,98m et possédait
des mains gigantesques qui lui permettaient d'imaginer et de se mesurer à
des accords de 12ème et 13ème "do / fa à l'octave par
exemple" – Pourtant
Yuja Wang
n'en fait qu'une bouchée malgré ses 1,58 m 😊, d'autres pianistes talentueux
sont une peu tristes… on les comprend. Sur le même sujet,
Liszt
qui avait les mêmes capacités manuelles que
Rachmaninov adapta ses partitions
terrifiantes pour son ami
Grieg, 1,52 m seulement. Le compositeur russe souffrait du syndrome de Marfan,
une forme génétique de gigantisme qui, pour sa carrière, fut plutôt une
bénédiction malgré des pathologies secondaires, souvent dépressives ou
pulmonaires…
À propos des accords démentiels et du style percussif de Rachmaninov, concluons par un sketch du duo comique composé de
Aleksey Igudesman, violoniste et
Hyung-ki Joo. Attention, ces "clowns" sont issus de la Menuhin School et, en
dehors de leurs facéties, ils maîtrisent parfaitement leur art et
composent à leurs heures perdues. Leur spectacle fantasque a même été
accueillie au
Musikverein !!! Ils ne sont pas les seuls virtuoses à brocarder avec bonhomie
les excès de la musique classique.
J'avais assisté il y a quelques années à un spectacle de La framboise frivole
(piano & violoncelle), deux artistes belges. J'ai failli mourir de
rire !
Heu retour aux accords de 12ème et 13ème, les barres de bois hérissées de faux doigts feutrés ne me paraissent pas la solution idéale pour jouer cette pièce redoutable du maître russe : Le Prélude en do# mineur ; je ne peux me retenir de vous proposer cette partition endiablée sous les doigts décidés de Yuja Wang (jetez un œil à la musculature de la main gauche… 😊).
Arrivée aux USA… |
XX XX |
Je ne reviens pas en détail sur la biographie de
Rachmaninov
né en 1873 à Novgorod, une santé fragile, un tempérament
hypersensible, des conséquences de son syndrome de Marfan. L'échec de sa
1ère symphonie
le plongea dans une longue période de dépression de quatre ans. Le triomphe
de son
2ème concerto
lui permettra de rebondir
(Clic). En 1909, il se rend aux États-Unis pour la première fois en tant
que virtuose et chef d'orchestre, second métier qu'il abandonnera plus tard.
Une tournée bien accueillie, il joue son
2ème concerto
à New-York accompagné par
Gustav Mahler
pour qui c'est le dernier voyage… Il préfère ensuite retourner en Russie
malgré de nombreuses propositions ; mais la révolution de
1917 l'oblige à fuir définitivement le chaos pour le Nouveau Monde
via la Crimée, Yalta et la Scandinavie.
En 1931, il dénonce en complicité avec le fils de
Léon Tolstoï la mascarade bolchévique présentée comme un paradis, les
atrocités staliniennes en pleine essor et la dictature culturelle. Sa
musique est interdite en URSS, cette proscription sur sa terre natale
prouvait bien ses dires…
Rachmaninov
ne quittera plus les USA sauf pour des petits séjours en France. Le pianiste
et compositeur s'est lié d'amitié avec
Eugene Ormandy, violoniste et maestro juif hongrois installé aux USA depuis 1921.
Le régime antisémite et ultérieurement pro-nazi de Miklós Horthy ne
l'invitera pas à un quelconque retour. En 1927, il obtient la
nationalité américaine, un record de rapidité administrative. Ce chef a déjà
fait la une du blog dans un billet consacré aux concertos de
Tchaïkovski
et de
Sibelius
sous l'archet de
David Oïstrakh.
En 1936, on lui confie la direction de l'Orchestre de Philadelphie. Il gardera ce poste jusqu'en 1980 portant la phalange à un niveau superlatif. La rencontre avec Rachmaninov eut lieu les années précédentes quand Ormandy était directeur de l'Orchestre de Minneapolis avec lequel il accompagna le virtuose vieillissant, sachant rattraper avec adresse ses lacunes de lecture, d'où une profonde reconnaissance de la part de Rachmaninov.
Edition 1940 page - 1 |
À noter que sa
3ème symphonie
avait été créée en 1936 avec l'Orchestre de Philadelphie encore placée sous la houlette de
Leopold Stokowski. Tout comme
la Rhapsodie sur un thème de Paganini
en 1934. Hormis ces partitions d'envergure,
Rachmaninov
ne composait plus vraiment depuis 1926. En 1940, déjà très
fatigué, il composera pour son ami
Ormandy
les
Danses symphoniques
et retouchera le
4ème concerto une ultime fois avant de s'éteindre en 1943.
En trois mouvements, la forme interroge. D'une durée de 35 minutes avec une
orchestration d'une richesse inouïe, qu'écoute-t-on ? une suite symphonique
au sens académique du terme, un ballet que le mot "danses" pourrait suggérer
(mais il n'y a aucun argument en support à créer une chorégraphie), ou
encore un poème symphonique aux accents nostalgiques, un concerto pour
orchestre. Ne tirons pas au sort ! À mon sens nous écoutons la
4ème symphonie, titre qui correspond parfaitement à celui que
Rachmaninov
aurait pu attribuer à l'ultime chef-d'œuvre testamentaire d'un compositeur
au crépuscule de sa vie….
On a longtemps méprisé
Rachmaninov, le brocardant tel un postromantique égaré et ringard dans le XXème
siècle, un ultime héritier de
Tchaïkovski. Ce n'est pas justifié. Sa musique très élaborée se veut populaire en une
époque où les écritures sérielles, modales, etc. commencent à s'imposer…
L'orchestration n'obéit plus du tout à celle du postromantisme tardif :
voyez plutôt :
2 flûtes + piccolo, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes en la et si♭ +
clarinette basse en si, saxophone alto en mi, 2 bassons + contrebasson, 4
cors en fa, 3 trompettes en do, 3 trombones, tuba, timbales, triangle,
tambour de basque, caisse claire, grosse caisse, tam-tam, xylophone,
glockenspiel, carillon tubulaire, cymbales, harpe, cordes.
1 - Non allegro : 😊 Mais que
veut dire "non" allegro. Vous avez le choix entre
Largo,
adagio…
allegretto… etc. jusqu'à
prestissimo. Lors des cours de
rédaction documentaire j'insistais sur l'erreur consistant à débuter un
document par "ce document n'a pas pour but de décrire… ou expliquer…, et patati et
patata."
Ce dont il ne parle pas, le lecteur s'en fout !!! Seul son objectif
didactique le soucie. Tolérée : une petite note pour préciser que tel sujet
proche sera traité ultérieurement, annexé à un autre document.
Serge, il exige quel tempo au juste ? Notoirement connues : l'aversion du
compositeur pour les tempos liquoreux, sa préférence pour un rythme soutenu.
On peut supposer que cette étrange notation exprime le souhait d'une
direction animée mais sans frénésie de par sa forme martiale, exemple :
molto marcato à la fin de [1] sur la
partition. On a souvent joué
Rachmaninov, de façon lambinarde et précieuse genre-style romantique et éthéré. Voyons
cela…
On parle parfois de danse en évoquent la marche. L'introduction rythmée
serait-elle donc l'amorce d'une danse avec son motif de trois notes répétées
trois fois dans un dialogue habile entre cor anglais, clarinette et basson.
Ce motif serpentera comme thème structurant dans tout ce premier mouvement,
en arrière-plan sonore les violons I et alto appuient cette parade des bois.
La tonalité la ♭ majeur ne devrait pas sonner tristement.
Rachmaninov
n'invite pas à la liesse populaire. Une thématique farouche* rompt ce calme
initial [00.20] : traits sévères des cordes, réitération enflammée et
obsédante du motif de trois notes par divers groupes de pupitres, chocs aux
timbales, cuivres fulgurants. Suit un développement fantasque d'une richesse
orchestrale d'exception pour une œuvre soi-disant passéiste…
[03.07] Drame et procession soldatesque aux accents sarcastiques cèdent la
place à la méditation, aux "ramages" des bois.
Rachmaninov
recourt à la polytonalité (ça aussi c'est vachement passéiste…). Hautbois et
clarinettes entonnent une cantilène. Ut dièse mineur pour l'un, mi mineur
pour les autres. Encore plus original, un saxophone alto les rejoint en mi ♭
majeur ; un saxophone solo est une rareté dans l'orchestre symphonique (Ravel,
Vaughan-Williams…). Ah une notation : "Lento".
Rachmaninov
pacifie son discours : souvenirs de jeunesse et recherche de sérénité. Nema
songe à une balade en forêt, mais en automne, la lumière mordorée
déclinant … Autre fantaisie instrumentale : un carillon assuré par la
harpe, le piano et le glockenspiel. [05.40] Les cordes élégiaques si chères
au compositeur font leur entrée pour cette deuxième section du développement
central. [07.27] Une troisième section plus ardente précède la reprise
sauvage de la thématique (*) à [09.08]. Une section offrant toute liberté
aux percussions : tambourin, cymbale, caisse claire, etc. la coda sera plus
sage.
2 - Andante. Tempo di Valse :
Ne confondons pas la valse et Tempo di valse. Ah les valses de Vienne
festives, celle du 1er Janvier, géniale comme
Le beau Danube bleu
ou joyeusement creuses. Non là, si valse il y a, établissons un
rapprochement entre la
valse triste
de
Sibelius et
la valse
grotesque et déhanchée jusqu'à l'absurde de
Ravel. Un appel lugubre des cuivres se prolonge de sarcastiques staccatos des
cordes, d'un gémissement de la flûte, de la lamentation du violon solo. Le
cor anglais prendra la vedette dans ce mouvement maussade malgré une
instrumentation très colorée.
3 - Lento assai ― Allegro vivace ― Lento assai. Come prima ― Allegro
vivace
: Ce final complexe, comme le montrent les notations de tempo, voit se
succéder nombre de variations de climat. La furieuse coda accentue-t-elle
détresse ou festivité par sa furie de cuivres et de percussions ? À chacun
de l'évaluer suivant sa sensibilité.
Chostakovitch
adorait cette ambiguïté dans ses symphonies pour brocarder le
stalinisme…
~~~~~~~~~~~~~
Contemporain du
concerto pour orchestre
de
Bartok, des
métamorphoses
de
Hindemith, des retours à des formes néo-classiques modernisées de
Stravinski, à l'écoute,
Les danses symphoniques
n'ont rien de surannées, ne regardent pas vers le post romantisme du jeune
Richard Strauss. Les interpréter comme telle conduit au fouillis ennuyeux !
Je retiens pour la discographie et en complément l'enregistrement de 1984 de Vladimir Ashkenazi, allègrement déjanté, quitte à cumuler les entorses de solfège 😊 (DECCA – 5/6).
La perfection vient en 1995 de Evgeny Svetlanov, chef russe réputé pour sa battue musclée, une interprétation toute aussi folle que celle d'Ashkenazi mais bénéficiant d'une maîtrise des nuances et d'une clarté du discours supérieures. La prise de son est fabuleuse de finesse et de pertinence dans l'étagement des plans dans cet orchestre disons… flamboyant - ah les cuivres 😲 (Warner - Difficile à trouver – 6/6).
Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée. Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…
En complément : la version flamboyante de Evgeny Svetlanov dirigeant l'orchestre de la fédération de Russie.
|
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire