mercredi 22 novembre 2023

Pat MILLS - Joe COLQUHOUN " La Grande Guerre de Charlie", by Bruno



   Si les bandes dessinées traitant ou se déroulant pendant la seconde guerre mondiale sont légions, il en est tout autre pour la première. De la fameuse Grande Guerre. Grande guerre qui, bien des décennies plus tard, a commencé à faire douter nombre d'historiens sur les réels motifs de son déclenchement. Apparemment, il serait possible que les causes profondes soient le désir d'une hégémonie économique. Certains avancent même que certains faits peuvent amener à penser qu'il s'agissait de contrer l'essor industriel de certains pays. Le reste n'étant que de basses excuses pour déclencher l'apocalypse. Les avis restent partagés et parfois âprement défendus, mais il est certain que sans cet horrible conflit (pléonasme), l'Allemagne aurait pu être la première puissance européenne pendant de nombreuses années. Toutefois, qu'elles qu'en soient les causes, ce conflit marqua à jamais la mémoire des Européens. Même si, depuis ces jours funestes du conflit de 14-18 jusqu'à nos jours, jamais cette bonne chère planète meurtrie n'a cessé de souffrir de la folie des hommes. 

     Au début des années 80, un jeune et prometteur auteur anglais a voulu mettre en image cette période sombre et peu glorieuse de l'histoire européenne. Pat Mills, qui se fera quelque temps plus tard remarqué par des histoires de récits légendaires, de fantasy barbare et de science fiction déjantés, a à cœur de se plonger dans cette longue guerre. Ou plus précisément, d'immerger le lecteur dans ces horreurs. Ainsi, Mills tisse des histoires qui sont bien loin des romans graphiques manichéens aux relents de propagande, se contenant de vanter devoir patriotique et valeurs viriles. 


     Ici, pas de véritables héros, du style "sans peur et sans reproche", ne reculant devant aucun danger, prêt à sacrifier leur vie pour leur pays - et échappant toujours toujours aux blessures graves ; même sous le feu nourri d'une Maschinengewehr 42. Ici, les personnages-clés ne sont pas à l'abri de la malchance, d'une mortelle sentence. Seul le jeune Charlie Bourne semble y échapper. Charlie ? Charlie est un adolescent issu du prolétariat londonien, transcendé par un fort sentiment de patriotisme. Un brave garçon qui a quitté tôt l'école pour travailler, afin de décharger financièrement ses pauvres parents qui peinent à joindre les deux bouts. A l'annonce de l'entrée en guerre du Royaume-Uni, pour combattre les méchants - le mal -, lui et d'autres jeunes gars du quartier,
 n'ont qu'une hâte : s'engager et partir botter le cul à ces imbéciles et ignobles Allemands. D'autant qu'il est persuadé, lui comme la large majorité des volontaires, qu'il sera aisé de venir à bout de ces mangeurs de choucroute. L'affaire ne prendra tout au plus que quelques semaines. Sentiment étonnamment également partagé par les engagés des autres nations impliquées. 

     Charlie Bourne n'est ni grand, ni bien costaud, ni encore moins le plus finaud des hommes. Il est parfois tellement naïf que c'en est à se demander s'il n'est pas benêt. Une innocence due en partie à une forme d'incompréhension, ou plutôt l'absence totale de pensées tordues chez ce brave jeune homme. Il faut dire qu'il est bien jeune, mentant sur son âge pour être incorporé (maladroitement, mais qu'importe, car les services de recrutement ont besoin d'hommes... ). Si Bourne peut être le sujet de moquerie, il possède pourtant des qualités rares, qui font bien souvent défaut à la plupart. Notamment le courage, la bonté, la générosité, la fidélité et l'abnégation. Bien que n'ayant pas les capacités physiques et intellectuelles requises pour en faire un modèle de héros, il possède cette générosité du cœur qui lui permet de braver tous les dangers, non pas dans un élan patriotique ou guerrier, mais simplement pour soutenir, sauver même, ses camarades d'infortune.  

     Evidemment, une fois sur place, Charlie et ses camarades Tommies, vont vite déchanter, car envoyés avec un minimum d'entraînement au milieu d'un indescriptible enfer - en l'occurrence ici, la bataille de la Somme. Après une marche forcée de plusieurs dizaines de kilomètres, chargés comme des mulets, ils se retrouvent dans des tranchées insalubres, sous un feu nourri et sous le joug d'une discipline de fer. Simples soldats trop souvent considérés comme de la chair à canon, de simples pions, que des hauts-gradés sans état d'âme (à l'exception de quelques rares trublions), confortablement installés à l'abri, déplacent comme de vulgaires pions. Sans vraiment se soucier des pertes, des drames humains.


   En bonne partie inspiré par le roman Allemand "A l'ouest, rien de nouveau", Pat Mills, à travers son personnage central et à l'aide de la plume de 
Joe Colquhoum (que les Français ont pu connaître dans l'antique revue "Yataca" dans les 70's - première parution en 1968) œuvre pour mettre en images la folie et l'absurdité de la guerre. Une démence broyant sans discernement les cœurs et les âmes, irradiant bien au-delà des zones de conflit. Comme un virus s'étalant sournoisement, entraînant les populations dans la paranoïa. Au premier coup d'œil, le style de dessin de Joe Colquhoum, rappelle la tradition des planches en noir et blanc à budget modeste, éditées généralement dans des formats de poches voués à l'action. Une énième BD aux allures de propagande guerrière, emprunt d'un nationalisme douteux avec parfois encore quelques relents racistes (1), vantant les mérites du "camp du bien" et considérant le camp adversaire comme un ramassis d'affreux imbéciles : produit assez fréquents il y a plus de quarante ans. Si le style graphique peut s'y apparenter, - ce qui, pour certains, pourrait paraître daté - , Joe, lui, s'évertue à reproduire autant que possible détails et réalité, en prenant rigoureusement soin de ne jamais faire d'anachronisme. L'œil attentif et scrutateur de Mills y veilleA ce titre, la course à l'armement est explicite, avec une période de transition où le Moyen-âge semble côtoyer les temps modernes. Ainsi, certains officiers, dépassés, profondément enracinés dans un passé peu ou prou fantasmé, ne parviennent pas à s'adapter à ce nouvel âge sombre ; un manquement dont seuls ceux qui sont sur le terrain, au front, vont en payer les funestes conséquences. En l'occurrence, la Bataille de la Somme restera la plus meurtrière pour le Royaume-Uni, qui y perd plusieurs milliers de soldats rien que la première journée d'offensive. 


  Les récits successifs retracent très bien 
les efforts qu'ont pu produire les cerveaux (dérangés ?) des diverses nations, rivalisant d'ingéniosité dans le seul but d'éradiquer en masse le plus efficacement possible son prochain. Et qu'importe les dommages collatéraux. Généralement, le matériel et les techniques sont mis à l'épreuve sur le terrain, améliorés au fur et à mesure - et forcément, il y a de la casse. On suit ainsi, à travers le regard terrorisé des pauvres hères impuissants les débuts des armes chimiques, dont l'utilisation erratique peut aveuglément affecter un camp comme l'autre, des blindés, des lance-flammes, des bombardements et mitraillages aériens. Tant d'efforts et de fonds déployés pour briser des vies. Pour une boucherie à ciel ouvert. Une nouvelle façon de faire la guerre, qui a la particularité de plonger dans la folie même ceux qu'elle épargne physiquement. 

    Cependant, si Mills tient à suivre scrupuleusement une réalité historique, c'est avant tout à la psyché des soldats qu'il s'intéresse. A ces sacrifiés, ces petites gens naïvement bercés d'illusions, qui, partis la fleur au fusil, reviendront brisés (une cassure qui jaillira sur les familles et les proches). Pour ceux qui pourront encore traverser la Manche. Loin de s'ébattre dans le gore, la violence gratuite, le larmoyant, il aborde assez souvent ses récits par un ton tragico-comique. Rien de déplacé pourtant, au contraire,  l'âpreté du combat quasi permanent que mènent les trouffions - tant sur le champ de bataille que dans leurs rangs - n'en est que renforcé. En dépit d'un sujet profondément affligeant, épouvantable même, les créateurs se s'enlisent pas dans une insondable noirceur qui aurait rendu la lecture pénible, difficile. Au plus près de l'humain, ils parviennent à retranscrire l'incroyable faculté de l'humain à trouver, même dans les moments les plus difficiles, une voie pour laisser éclore un sourire, une joie, un rire, la chaleur d'une franche camaraderie. Tout n'est pas que conflits, étourdissantes explosions, boue traitresse, humidité pénétrante, barbelés et aliénation. C'est ce qui fait d'ailleurs le sel de ces histoires qui se démarquent totalement des "Sergent Rock", Captain America et autres John Wayne des phylactères. 

     Mills craignait que ses histoires n'accrochent pas les lecteurs et qu'elles soient en conséquence rapidement arrêtées. Lui qui tenait tant à faire passer un message, transmettre ses opinions plutôt antimilitariste. Il n'en est rien, au contraire. Son succès va permettre à la série de se prolonger jusqu'à la fin des années 80 (continuant quelques années après le décès de Colquhoun). Pour cela, il se renouvelle en changeant de champs de batailles, filant vers celles d'Ypres, de Verdun, frayant avec la Légion Etrangère, ainsi que la vie à Londres totalement chamboulée, sans abandonner longtemps ce brave Charlie - le fil rouge - qui a dû rapidement s'endurcir, perdant à jamais comme tant d'autres son innocence et sa jeunesse. Considérée comme subversive - ce qui est d'ailleurs le but avoué de l'auteur -, certains parlementaires de la chambre des Lords ont bien essayé de censurer la bande-dessinée, mais, heureusement, en vain. Enfin... il y eut tout de même quelques compromis et certaines planches furent bannies - rares cas que Mills accepta parce qu'à son sens, son message était passé. On l'accusa même d'inventer des armements (à ce titre, on frôle parfois le steampunk), d'exagérer irrespectueusement la discipline (de fer) dont avaient fait preuve les trois principales puissances, d'amplifier l'horreur des tranchées et des diverses batailles, or il n'en est rien. Même le dessinateur a parfois - surtout lors des premiers récits - émis des doutes. Alors qu'il a lui-même été soldat, vétéran de la Seconde Guerre mondiale. Un dessinateur qui avouera avoir été rapidement pris par les récits de Mills et ses propres dessins, au point d'être touché émotionnellement.

     Mills et Colquhoum nous amènent à côtoyer ces bidasses, ces militaires de carrières et autres volontaires, au milieu de la crasse et de la vermine, de de la maladie, du désespoir, de la mort et de la destruction, de la peur et du courage. Ces pauvres gars alternant entre terreur, rage et épuisement, coincés dans un enfer de terre et de fer, pris entre l'ennemi et une hiérarchie déphasée et singulièrement hautaine. Une autorité généralement sans considération pour la plèbe. Mills en particulier tient à dénoncer les iniquités, le sordide. Les fortunes des marchands de mort qui prennent une ampleur jamais imaginée jusqu'alors, alors que les trouffions ne touchent qu'une misère (quand ils la touchent), retournant au pays brisés et encore plus démunis qu'auparavant. On apprendra ainsi que certains manufacturiers de pièces et d'armes du Royaume-Uni auraient fourni le camp adverse, par l'intermédiaire de pays neutres.

     La qualité des récits et de l'illustration ont fait que de nombreuses planches ont parfois été reprises pour enrichir des expositions dédiées à la première guerre mondiale. Au Royaume-Uni bien sûr, mais aussi en France, comme on peut le constater dans la première vidéo ici présente.

     Il y a 107 ans, le 18 novembre 1916 se jouaient les prémices de la fin de la Bataille de la Somme ... d'une manière peu conventionnelle et peu glorieuse. Une tempête hivernale précoce recouvre d'un manteau glacial les trouffions déjà épuisés par des semaines, des mois pour certains, de boue, d'humidité, de faim au cœur de l'absurdité d'un conflit qui s'enlise. Un épuisement et une lassitude qui forcent nombre de tommies à se rendre. Le camp adversaire étant déjà prêt à le faire.



(1) à ce titre, même Marvel qui a pourtant été l'un des premiers à inclure des éléments issus des "minorités" dans ses pages, n'a pas pris de gants pour honteusement caricaturer les ennemis originaires d'Asie et du Pacifique. Graphiquement, les nazis ont bénéficié de plus de respect.

 

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