vendredi 20 octobre 2023

BUFFET FROID de Bertrand Blier (1981) par Luc B.

 


Le film dont je ne me lasse pas, toujours efficace et grinçant quarante ans plus tard. Et certainement le film de Bertrand Blier le plus célèbre avec LES VALSEUSES. Et puis, c’est sans doute avec ce film qu’on s’est rendu compte que Bertrand Blier n’était pas seulement un dialoguiste inspiré, mais un sacré metteur en scène. Voilà un type qui a un vrai univers, dans le genre "auteur" ça se pose-là. Il a un style. Certains diront qu’il n’a que ça, peu importe ce qu’il raconte, d’ailleurs raconte-t-il quelque chose ?

Un style qui tient du procédé, c’est vrai que parfois ça ronronne, ça tourne en rond. Comme ces personnages qui interpellent les spectateurs, dévoilent leurs trucs, une mise en abîme qui peut être jubilatoire, parfois redondante, comme dans LES ACTEURS, très inégal (mais j'avoue qu'André Dussollier, faute de temps, se faisant remplacer par Balasko, est une idée de génie !), ou CONVOI EXCEPTIONNEL, le dernier en date. Parfois ses films ne tiennent que sur une idée, et une idée ne fait pas forcément un film.

Après sa période années 70 tout en provoc’ et grivoiseries, dont on retiendra LES VALSEUSES (1974) et PRÉPAREZ VOS MOUCHOIRS (1978, oscar du film étranger), Bertrand Blier aligne dans les années 80 ses plus belles réussites. Bon,  on laissera LA FEMME DE MON POTE (1983) pudiquement de côté… Décennie entamée avec BUFFET FROID et merveilleusement conclue avec TROP BELLE POUR TOI.

On retrouve le goût de l’absurdité et le surréalisme de Buñuel (la scène où l’inspecteur Morvandiau écoute un quatuor sur son lit de mort avant de dézinguer les musiciens !) l’aspect formel, l’humour noir et provocateur d’un Kubrick (auquel le misanthrope Blier ne cache pas son admiration, quand j'ai pas d'idée pour un plan je me dis, y ferait quoi ce con de Kubrick !?). D’un cinéaste connu pour ses dialogues, on pourrait supposer qu’il filme ses acteurs en gros plans, pour mettre en valeur l'interprétation de ses textes. Blier fait tout le contraire, il filme en cadre large. Comme dans la séquence d’ouverture, à la station de RER La Défense, une mise en bouche fabuleuse entre Alphonse (Gérard Depardieu) et un quidam (Michel Serrault) : « Je regardais votre oreille / qu’est-ce qu’elle a mon oreille ? Vous êtes oto-rhino ? / Non / Bah alors, foutez-moi la paix ! ».

La séquence d’abord tournée avec Jacques Rispal (grand second rôle) ne fonctionnait pas, Blier laisse tomber avant de la proposer à Serrault, qui accepte. La première scène a donc été (re)tournée à la fin. Des plans très composés, graphiques, froids, le décor s’y prête. Et lorsqu’Alphonse retrouve le gars allongé dans un couloir un couteau dans le bide, Blier joue sur la focale pour écraser la profondeur de champ, ce qui donne une dimension d’étrangeté, doublée par la lumière bleutée. 

Etrange encore le décor suivant, filmé à Créteil. Une tour vide dans laquelle quelques locataires tentent de tromper leur solitude dans ce monstre de béton déshumanisé. Les appartements seront reconstruits en studio, ce qui permet à Blier ces prises de vue depuis l'extérieur. Y’a une scène d’une tristesse infinie, filmée en un seul plan large, où Morvandiau dîne d’une boite de cassoulet, entouré de caisses et de cartons, à la lueur d’une lampe à huile, totalement désintéressé par ce que lui raconte son voisin Alphonse. Blier filme des gens rabougris dans un immense décor désincarné. La palme revient au personnage joué par Jean Carmet, il n’a même pas de nom, un anonyme qui tue pour tromper sa solitude, qui a peur de rester seul, qui a assassiné la femme d’Alphonse, et s’en défend : « La faute à qui, vous la laissez toute seule dans une tour vide, mettez-vous à ma place ! ».

Bertrand Blier confronte des personnages que tout devrait séparer. Le tueur et le veuf, le tueur et le flic. Mais qui faute de trouver mieux vont cohabiter. L’humour (noir) surgit parce que Blier écrit à contre-pied, il inverse les situations, les retourne comme une chaussette. Quand Carmet demande à Morvandiau « Vous arrêtez des coupables ? » l’autre répond offusqué « le moins possible » !

La mort est présente à chaque scène (comme dans toute la filmographie de Blier) tous les personnages ont rendez-vous avec la mort, jouée à la fin par Carole Bouquet (alors quelle belle mort !) une mort qu’on cherche à apprivoiser, à rendre plus douce, anecdotique. Depardieu présente ainsi Carmet à Blier : « J’vous présente l’assassin de ma femme ». « Très heureux » répond l’autre, en débouchant une bouteille de picrate. Autre réplique, dans la scène du garage, où le personnage de bourgeois maussade et onctueux joué par Jean Rougerie commandite un crime, la victime désignée étant lui-même… Carmet dit : « C’est la première fois que je vois mourir un homme ». L’inspecteur Morvandiau répond : « Moi aussi, en général j’arrive trop tard ».

Il y a presque du Jean Pierre Melville dans l’abstraction des plans (son dernier, UN FLIC), cette dalle de béton carrelée au pied des tours, ce motif en vague, ces cages d’escaliers, ces larges baies vitrées.

Autre caractéristique des films de Blier, son péché mignon : la misogynie. Comme il disait, goguenard, à propos de BUFFET FROID : « On tue les femmes tout de suite pour qu’elles ne nuisent pas à la progression du récit ! ». Géniale la scène avec Geneviève Page (veuve de Jean Rougerie) qui apparaît en voilette de deuil sur le seuil de sa porte (« Mon mari m’a dit, ils me descendent et ils montent, tiens-toi prête ») qui s’installe au domicile d’Alphonse. Le médecin appelé à son chevet s'empresse de la violer. Elle se venge, flingue à la main, il se défend : « Vous n’allez tout de même pas tuer un médecin ? » ! Comme si son statut, sa fonction le préservait, c’est le côté anar et irrespectueux de Blier.

Et puis sans transition, on quitte l’urbanisation bétonnée pour la campagne verdoyante. Les personnages de Blier sont des franchouillards, des râleurs, la campagne c’est chiant, le cui-cui des oiseaux c’est chiant, il va forcément pleuvoir, on s’emmerde à la campagne (« J’en ai marre de la verdure, tout est vert »). Là encore, un autre réalisateur aurait filmé une série de gros plans en champ contre-champ. Bertrand Blier opte pour un long travelling qui arrive de loin, se rapproche des trois protagonistes assis sur des chaises longues, un plaid sur les genoux, trois p’tits vieux ronchons. Quelle image ! Depardieu, Blier et Carmet qui se caillent les miches sur leurs transats, pas foutus de faire un feu de cheminée.

Bertrand Blier ne suit pas une intrigue au sens strict, il brode et invente son écriture autour d’une idée, faisant apparaître comme par magie un autre tueur joué par Jean Benguigui, puis un autre, la faucheuse ultime, jolie brune glaciale, la diaphane Carole Bouquet (la fille de Serrault venue se venger, mais on s'en fout un peu). 

L'image de sa barque rouge filant sur une eau verte est superbe, épilogue bucolique et meurtrier. Blier fils a souvent raconté que Blier père était aquaphobe (Morvandiau confesse ne pas savoir nager, funeste erreur !) et que la scène de la barque avait été particulièrement pénible à tourner pour l'acteur.

Ceux qui découvriraient aujourd’hui BUFFET FROID seraient juste hallucinés par l’audace du propos et de la narration. Déjà à l’époque, le film n’a pas été simple à financer, sur la foi d’un scénario écrit à la virgule prêt, mais jugé trop bizarre. L’oscar pour PRÉPAREZ VOS MOUCHOIRS a beaucoup aidé. Le film ne se conçoit pas sans la composition du trio d’acteurs, comme on imagine pas LES TONTONS FLINGUEURS avec un autre casting.

Depardieu est impérial, huit films avec Blier, interprète idéal des délires du réalisateur, un film écrit à sa mesure, lui seul pouvait jouer ça, je ne me lasse pas de ses mouvements de tête hésitants (comme John Wayne, si si) sa gestuelle souple et légère dans un corps brut, son timbre doux. Bernard Blier, lui, y'a rien à dire. Il réciterait le bottin qu'il aurait l'oscar !

couleur - 1h30 - format 1:1.66 (original)


 

17 commentaires:

  1. Un film, qui encore plus que ceux de Chabrol, a beaucoup fait pour la résorption des crises viticoles ... la facture pinard pour les besoins du tournage a dû être pharamineuse ... je soupçonne le trio principal d'avoir foiré quelques scènes juste pour le plaisir de déboucher une nouvelle quille à la prise suivante ...
    Chef-d'œuvre de noirceur caustique ...

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  2. Tiens, je l'ai, çui-là... Ca nous change des blockbusters US ou du ciné bobo de chez nous...

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  3. Shuffle Master.

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  4. Shuffle Master20/10/23 09:14

    Cette procédure de publication est insupportable...Bon, pour mon compte, je ne supporte pas Blier, sauf pour Les Valseuses. C'est du cinéma snob et prétentieux sous des dehors "déconne" et absurde. Et la plupart du temps très ennuyeux, ce qui va avec.

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    1. (Presque) pareil que Shuffle...imbitable Buffet Froid, j'essaie qq fois mais j'éjecte le dvd au bout de 12 mn ( comme Le Bruit des Glaçons, pourtant Dupontel...) ! Je rajouterais Beau-Père pour Dewaere et la 1ere moitié de Tenue de Soirée faramineux!

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    2. Shuffle Master20/10/23 13:50

      Tout à fait pareil pour Buffet Froid qui fait partie des rares films que je n'ai jamais pu, malgré plusieurs essais, regarder jusqu'au bout.

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  5. Essayez encore, un p'tit effort... Bon après, Blier ne donne pas dans le consensuel (en un mot) je peux comprendre que ça rebute, pourtant je pense que "Buffet Froid" est son plus abouti. "Beau Père" je l'ai revu récemment, oui pour la première partie du film, pas certain qu'on puisse faire un film comme ça aujourd'hui, pas après "Le Consentement"... Je ne sais pas qui, dans la conversation, parlait de ciné bobo bien de chez nous, mais la semaine prochaine vous allez être servi !

    @ Lester : comment veux-tu avoir Blier, Depardieu et Carmet sur un plateau sans prévoir plusieurs cartons de rouge ?! En cherchant la bande annonce sur Youtube, je suis tombé sur un reportage (visiblement à la même époque, on se croirait dans l'émission Strip Tease) où Depardieu et Carmet goûtent des vins en s'empiffrant de charcuteries, ils sont chez l'habitant ("Ah salut Gérard" smack smack...), debout autour d'une table, un vrai régal ! On sent que Carmet avait déjà bien entamé...

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    1. Ouai non mais là c'est plus possible. Le film en lui même c'est n'importe quoi. Le revoir, c'est prendre en pleine poire le problème de Depardieu, atteint du même syndrome que Delon (ou Sarkozy, ou Kassovitz, ou les Stones ou le maire de mon village voisin...).

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  6. C'est qui le maire de ton village voisin, on le connaît ?

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  7. Notoriété, pognon, pouvoir, grosse tête, dérive qu'il s'appelle...

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    1. Shuffle Master.20/10/23 20:21

      Dans une autre vie, j'ai bossé 15 ans en préfecture où j'ai pu observer pas mal d'élus, maires et conseillers généraux surtout. Je confirme le constat, valable quasiment pour tous (casquettes diverses avec émoluments y afférents comme on dit, copinage, prévarication, touche-pipi, mégalomanie, colères, caprices..., le ponpom pour le PS et le MODEM). Et ces gens essaient de nous faire pleurer sur leur sort.....

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    2. Donc, du coup, tu t'es dit que tu allais entrer à l'Education Nationale, pour changer d'atmosphère, et où il n'y a ni caprice, ni copinage, ni touche-pipi ?!

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    3. C'est quoi "touche-pipi" ?? ça ne fait pas très hygiénique...

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  8. Sinon, si ça peut "rassurer", on retrouve de la corruption à tous les étages. Et quand on constate que même les services d'état normalement financés (par notre travail, notre temps, notre sueur, notre stress, notre fatigue accumulée et désormais incurable) pour veiller au grain, que tout soit fait, dans la mesure du possible, selon de le Droit (je pouffe), ne se penchent jamais sur certaines entités ou groupement de margoulins - ou sinon, salopent leurs contrôles afin qu'il n'y ait aucune vague... - parce que ces derniers sont de connivences avec des élus d'état (actuellement, généralement pourvu de rémunérations affolantes), que la presse elle-même (probablement pas toute), évite de froisser certaines personnes, - allant jusqu'à parfois tronquer ou carrément modifier des interviews pour "protéger" des élus d'état -, on se dit que, malheureusement, il n'y a plus guère d'espoirs.
    Sans parler des fonctionnaires (compétents) qui se font mettre au placard lorsqu'on change de majorité, de maire, de président de Conseil Générale ou de communauté des communes...

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    1. Shuffle Master.22/10/23 13:45

      Autre solution très très efficace: réduire comme peau de chagrin les effectifs des structures chargées du contrôle, directement, ou sous couvert de regroupement des services (pour plus d'efficacité, évidemment....). Inspecteurs des installations classées, Concurrence et répression des fraudes (qui dépend du Ministère de l'économie...., gage de sa parfaite indépendance....on ne rit pas, au fond), services vétérinaires. Le summum de la guignolade a été atteint par la création des DREAL, qui fusionnent les anciens services de l'Equipement (DDE/DRE), de l'Industrie (DRIRE), et de l'Environnement (DIREN), aux objectifs parfaitement contradictoires. Devinette: de ces 3 sous-services, qui a le moins d'agents? J'ai pu observer de près dans les années 90 le harcèlement et la mise au placard par le lobby de la chimie et du papier d'un Directeur régional le l'environnement qui s'était mis en tête de faire respecter des normes de rejet à quelques entreprises, dont l'une, à Tartas, était dans le top 5 des entreprises polluantes en Europe (vous avez bien lu).

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  9. "A quoi ça sert que je cherche du travail puisque quand je cherche du travail, j'en trouve pas."

    "Appel à toutes les patrouilles : les coupables sont JEUNES, portent des ch'veux LONGS, des blousons NOIRS !"

    "Mais on est tous en visite... On fait un p'tit peu d'tourisme et puis on r'part. On y va tous, c'est la seule chose dont on soit sûr. La question, c'est de savoir à quelle vitesse on y va."

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    1. Shuffle Master.25/10/23 21:05

      Je confirme pour les patrouilles. Pour avoir été jeune, avoir eu les cheveux longs et un blouson, je me suis fait contrôler plus souvent qu'à mon tout. Les Rebeus et les Blacks n'ont pas le monopole du délit de faciès. On l'a testé avant eux. Non mais.

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