Ca commence comme ça : Plan 1 : un œil s’ouvre (celui de Mark Lewis) ; Plan 2 : une prostituée tapine ; Plan 3 : Mark dissimule une caméra sous son manteau et s’approche de la prostituée ; Plan 4 : subjectif vu par le viseur de la caméra, Mark aborde la prostituée, ils montent dans sa piaule, elle se déshabille, s’allonge sur le lit, d’abord surpris son visage devient terrifié, on s’approche, elle hurle (Carpenter reprendra le principe pour l'ouverture de HALLOWEEN clic vers l'article ).
De retour chez lui, Mark développe le film, le projette dans son laboratoire. On revoit toute la première séquence, cette fois en noir et blanc, Mark jouit en revoyant le meurtre qu’il a commis et filmé. Il retourne sur les lieux du drame pour filmer la découverte du corps par la police.
Ainsi commence un des films les plus dérangeants et malsains du cinéma. A tel point qu’il fut interdit pendant 17 ans, et son réalisateur, pourtant cinéaste phare en Angleterre, lapidé et banni du métier.
Allez, on rembobine…
Michael Powell a débuté au cinéma comme assistant d’Hitchcock avant de passer à la réalisation au début des années 30. Il enchaîne cinq ou six films par an, dits de compléments, pour les doubles séances. C’est en forgeant qu’on devient réalisateur. Pendant la guerre il s’associe avec Emeric Pressburger, et chose assez rare, ils co-signeront ensemble un certain nombre de classiques comme LE VOLEUR DE BAGDAD (1940), COLONEL BLIMP (1943), le superbe NARCISSE NOIR (1947, avec Deborah Kerr en bonne sœur !), l’incroyable et sublime mélo LES CHAUSSONS ROUGES (1948)… Des films qui remportent de grands succès. Bref, Powell est une star.
Et puis patatras, en 1960, l’année où sort PSYCHOSE d’Hitchcock sur un thème semblable, LE VOYEUR débarque sur les écrans pour en être retiré illico et remisé au fond d’un tiroir. Horreur et consternation. Le film ne sera redécouvert que plus tard par Martin Scorsese* et son pote Brian de Palma, ou Bertrand Tavernier en France. LE VOYEUR va se hisser au rang de film culte. On peut franchement avancer que sans ce film, Brian de Palma n’aurait pas eu la même carrière, voire, pas de carrière du tout !
On doit le scénario à Leo Marks, un expert cryptographe qui s’est illustré pendant la guerre, analyse et déchiffrage de codes secrets, qui sur son temps perdu écrivait des pièces de théâtres. Marks et Powell se connaissaient déjà, se piquaient de psychanalyse (ils voulaient faire un film sur Freud mais John Huston a tiré le premier), quand Marks soumet cette idée folle : un psychopathe fou de cinéma tue ses victimes avec sa caméra. Ca c’est du pitch, coco.
J’envie ceux qui verront ce film pour la première fois, pour en apprécier à la fois toute la beauté visuelle et toute la perversité. Plastiquement c’est superbe, comme toujours chez Powell, cadrages au millimètre, profondeur de champ (voyez la filature de l’inspecteur Gregg, tout au fond du plan [photo à droite], dans une ouverture de couloir, Mark au tout premier) et aussi dans l’utilisation des couleurs. Des teintes franches, saturées, jouant sur les contrastes (orange / violet ; vert /rouge). A la scène d’anniversaire chez Helen, la palette de couleur préfigure le psychédélisme, jeu de contraste dans le labo où Mark développe ses films, l’utilisation et symbolique évidente du rouge. On est dans le registre des films d’horreur de la Hammer, ou plus tard du Gallio italien, qui doit aussi beaucoup au film de Powell. On retrouve cette palette dans le TAXI DRIVER de Scorsese.
On notera que le personnage de Mark est lui toujours habillé de couleur neutre, camaïeux de brun.
Mark Lewis travaille comme pointeur** dans un studio de cinéma. Powell s’amuse à moquer ce type de production, avec cette actrice mauvaise qui s’y reprend à douze fois pour simuler un évanouissement, c’est aussi pourquoi le film a déplu. Mark réalise en secret ses propres films, qu’il appelle des documentaires, comme il l’expliquera à Helen Stephens, locataire et voisine. N’ayant pas de cadeau à lui offrir pour son anniversaire, Helen lui demande de lui projeter un film. Mark enclenche une bobine. A l’écran on voit un gamin dormir dans son lit, soudain réveillé par une lumière qu’on lui flanque dans les yeux, puis une main jette sur sa couverture un gros lézard. L’enfant hurle, panique, supplie.
Le gamin c’est Mark. Qui sert de cobaye pour les expérimentations de son père, un psychiatre de renom, obsédé par la représentation de la peur. Plus tard dans le film, un psychologue parlera de scopophilie, le plaisir que l’on prend à regarder l’autre, à le posséder par le regard, selon Freud. Mark sera épié et filmé en toutes circonstances, y compris devant le cadavre de sa mère. A peine veuf, son père se remarie, contraint son fils à aimer cette belle-mère dont il ne voulait pas. Après ça, étonnez-vous que le gamin développe une haine des femmes, et reproduise sur elles ce qu’il a subi de son père. Mark demande à un moment à Helen : « Connaissez-vous la chose la plus effrayante dans ce monde : la peur ».
Le père qu’on ne voit que quelques secondes dans une bobine noir et blanc est joué par Michael Powell lui-même, l'enfant à l'écran est son fils, le décor est la réelle maison de son enfance.
Si Michael Powell nous montre le meurtrier dès le début, ce n’est qu’au fur et à mesure que l’on comprendra son modus operandi. C’est juste grandiose de perversité. On en apprend un peu plus avec le second crime, une figurante du studio où travaille Mark, il lui propose de la filmer après leur journée de travail, elle ne se fait pas prier. Tout est savamment orchestré, décor, lumières, l’apprentie starlette ne se doute de rien, le spectateur lui, sait comment cela va finir. Il lui demande de poser derrière une grosse caméra, une mise en abîme en mode « je te filme pendant que tu me filmes ». Mais le concept morbide de Mark va beaucoup plus loin. Je ne vais évidemment pas vous raconter les subtilités… Et comme pour le meurtre de la prostituée, Mark mettra en scène la découverte du cadavre dans une malle, et filmera le travail de la police, planqué dans les cintres.
En parallèle Mark développe une relation trouble avec Helen Stephens. Elle tente de le séduire, percer son mystère, demande à être filmée. Il s’emporte : « Non, pas vous ! Je ne veux pas qu’elle vous regarde (il parle de sa caméra), tout ce qu’elle filme je le perds ». Une fois Helen partie, il câline sa caméra, se caresse le visage avec, embrasse les objectifs, la connotation sexuelle est évidente. Tout le film est traversé de références sexuelles, à commencer par le pied de caméra qui dissimule une pointe acérée, que Mark relève avant d’occire ses victimes, comme un braquemart en érection.
Tout le film baigne dans une atmosphère sexuelle et morbide. Mark réalise des photos cochonnes pour le compte d’un libraire, scène géniale du vieux client libidineux qui choisit dans le catalogue puis achète le tout. Quand Mark découvre que son modèle est une femme au visage défiguré, qui n’est là « que pour son corps », il saisit frénétiquement sa caméra pour filmer sa difformité.
Un autre personnage est particulièrement marquant, Madame Stephens, la mère d’Helen. Mark la surprend fouiller dans sa chambre. Elle ressent de mauvaises ondes, s’inquiète pour sa fille, exige voir les films de Mark. Cette femme est aveugle, donc à priori sans danger pour lui, pourtant Mark est paradoxalement terrifié de ce que madame Stephens pourrait découvrir « par instinct ». Helen aussi s’introduit chez Mark pour visionner les bobines interdites (voyez l’engrenage de situation, on veut voir, regarder, le spectateur étant bien sûr dans la même configuration voyeuriste). Powell filme en un long plan le visage d’Helen, sa réaction, l’horreur qui grandit dans ses yeux lorsqu’elle comprend, son réflexe pour se protéger de ce qu'elle voit est de se cacher derrière une étagère.
Helen et les inspecteurs de police auront la même réflexion : pourquoi les victimes ont gardé imprimé sur le visage cette même expression d’horreur ?
La question qui s’est posée à l’époque, est : comment un metteur en scène installé, adulé, a pu faire film aussi vulgaire, malsain et repoussant (au cœur du film, les snuff-movies) qui ne flatte que les bas instincts, même la jeune Helen n’est finalement pas épargnée par l’aura dégénérée de Mark. Un film qui montre le cinéma comme un art de dépravés (les bobines pornos vendues sous le manteau), conçu par des gens stupides (les scènes au studio), qui exalte la violence sans jugement moral. C'est aussi le premier film anglais où on voit une femme entièrement nue. Crime de lèse-majesté qui stoppera net la carrière de Powell alors qu’au même moment Hitchcock triomphait avec PSYCHOSE.
Mark Lewis est joué par l’acteur autrichien Karl Böhm, célèbre pour son rôle dans SISSI IMPERATRICE aux côtés de Romy Schneider. Sa participation au chef d'oeuvre maudit de Powell a eu aussi raison de sa carrière... Un registre de jeu assez face, réservé, aux réactions d’enfant, qui rend le personnage plus insaisissable. Helen est jouée par Anna Massey, est-ce un hasard si on la retrouve dans le FRENZY*** d’Hitchcock ?
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*Martin Scorsese a connu au début des années 60 Thelma Schoonmaker qui va devenir la monteuse de tous ses films depuis le documentaire sur Woodstock. En 1984, elle devient la troisième femme de Michael Powell, alors âgé de 79 ans, elle en avait 35 de moins !
**Le pointeur est un assistant caméra dont la fonction est de régler la mise au point, la focale. Il mesure la distance entre la caméra et ce qu’il y a à filmer. Si un acteur doit se déplacer pendant une scène, il prend plusieurs mesures, qu’il marque au feutre sur la bague de l’objectif. Au fur et à mesure du plan, l’opérateur étant déjà occupé à cadrer, c’est lui qui fait la mise au point en fonction des repères qu’il a notés.
***A la fin des années 60, Hitchcock,
sentant les moeurs et le vent tourner, avait
imaginé faire un film ouvertement sexuel, tourné uniquement en caméra
suggestive, qui suivrait les errements d’un tueur en série. Le scénario n’a
finalement pas abouti, comme les nombreux essais techniques ( clic vers l'article ), Hitch abandonne le projet partiellement repris dans FRENZY.
Vu il y a très longtemps, rien que des souvenirs flous d'un film à l'ambiance malsaine et dérangeante, donc forcément intéressant ...
RépondreSupprimeret je me suis aperçu que j'ai le Dvd encore sous cellophane ... va falloir que je gère mieux mes étagères, et surtout que je regarde ou écoute les trucs que j'achète ... quand j'aurai le temps ...