jeudi 23 mars 2023

BILLIE HOLIDAY (1915 - 1959) la Lady in satin, par Benjamin.

[avec Lester Young et Coleman Hawkins]   Le talent d’une chanteuse se mesure à la puissance des émotions qu’elle peut exprimer. La vocaliste de jazz, souvent caricaturée par la sensualité exacerbée de divas plus ou moins talentueuses, est pareille à un ange dont on a arraché les ailes et dont le cri bouleverse les esprits les plus endurcis. Le lyrisme n’étant la plupart du temps que l’expression d’une souffrance, la chanteuse de jazz ne peut fasciner que si elle dévoile ses blessures saignantes à une foule compatissante. Cette rançon de la gloire, Billie Holiday la paya dès les premières années de sa vie. Contrainte de partir à New York sans sa progéniture, sa mère la laissa entre les mains d’une horrible matrone.

Battue comme le plâtre à la moindre occasion, la jeune fille dut également travailler pour payer son infernale pension. Les années passèrent et firent progressivement de la fillette une jeune femme aux formes épanouies. La fin de l’innocence ne se présenta malheureusement pas sous les traits avenants d’un jeune homme de son âge, mais à travers la violente lubricité d’un vieux pervers. Sortie de l’enfer dans lequel ce vieux satyre l’avait plongée par l’intervention miraculeuse de sa mère, Billie entra ainsi dans sa vie d’adulte par la porte de l’infamie.

[avec Ella Fitzgerald]   Ce drame lui permit toutefois de rejoindre sa mère à New York, où elle vendit la seule chose qu’une pauvre femme sans qualification puisse vendre. Dans les lupanars locaux, les mères maquerelles ne cessaient de maudire cette prostituée refusant de vendre ses charmes aux noirs. « Une noire qui refuse de coucher avec des noirs ! Mais à quoi elle sert ! » C’est que les hommes de couleurs lui donnait l’impression de revivre son viol, il existe des outrages dont on ne se remet que lentement. Heureusement, même dans le pays de la ségrégation, le vice n’avait pas de race et les préjugés s’effondraient devant l’impétueux appétit sexuel.

[avec Count Basie]  Les hommes défilèrent donc, offrant à Billie un salaire dont elle n’aurait même pas pu rêver ailleurs. Il ne fallut que quatre mois pour que la police locale ne mette fin à ce sombre business, faisant ainsi passer Billie du calme des bordels à l’effervescence de la prison. Là, elle put remarquer que, si le vice n’avait pas de race, il n’avait pas non plus de sexe. A travers les ateliers proposés par la prison, celle qui n’était quelques jours auparavant qu’une fille de mauvaise vie découvrit la vocation qui en ferait une grande dame. A partir de ce moment, elle ne dispensera ses voluptés qu’à travers la puissance chaleureuse de sa voix, ne vendrait plus son corps mais dévoilerait son âme à une foule bouleversée.

A sa sortie de prison, Billie enchaîna les concerts dans les clubs, où elle fut vite repérée par John Hammond. Le patron de Columbia la fit enregistrer avec le gratin du jazz de l’époque, de Johnny Hodges à Ben Webster en passant par le grand Duke Ellington. Celui qui la marqua le plus fut pourtant Lester Young, avec qui elle connut la dureté des tournées et la faim de ceux qui ne sont pas encore parvenus à percer. C’est Billie qui donna à Lester son surnom de président ("Pres"), seul personnage méritant selon elle de partager son titre avec un tel musicien. Leur complicité incita nombre d’observateurs à imaginer une liaison entre ces deux géants de la musique moderne. Il n’y eut pourtant entre eux rien d’autre que de l’amitié, le genre d’amitié plus profonde et intense que nombre d’histoires d’amour. 

[dernière session d'enregistrement] Billie l’appelait président, Lester la baptisa Lady Day, la dynastie du baron Mingus et du Duke Ellington avait trouvé son roi et sa reine. Les tubes s’enchaînèrent, Billie chantant les drames engendrés par le racisme américain sur « Strange fruit », la douleur sentimentale sur « Lady thing the blues », la dépression sur « Gloomy Sunday ». Les ventes furent excellentes et Lady day fit la tournée des plus grandes salles, mêla sa voix au swing atomique du comte Basie et au souffle viril de l’aigle Coleman « the hawk » Hawkins.

Billie Holiday ne quittait pourtant l’étreinte douloureuse de la misère que pour se précipiter dans les bras glacés de la toxicomanie et de l’alcoolisme. Cette voix qui réchauffa tant d’âmes s’éteignit alors progressivement, gagnant heureusement en fragilité bouleversante ce qu’elle perdait en puissance lyrique. Ses quelques apparitions télévisuelles et scéniques montrèrent alors une femme au bout du rouleau, dévorée par ses addictions et tourmentée par une vie sentimentale chaotique. Si l’on fait abstraction de ses arrangements symphoniques horriblement kitch, « Lady in satin » est sans doute un des plus beaux chants du cygne de l’histoire de la musique populaire. La voix de Lady Day y est chevrotante, semble toujours au bord de l’extinction, crépusculaire. Cette fragilité décuple la puissance émotionnelle de « I’m a fool to love you », « You don’t know what love is » et autres ballades sentimentales.

Celle qui connut si bien la souffrance exprimait ici toute la profondeur d’une blessure amoureuse, sa voix avait désormais la douceur apaisante du saxophone de son ami Lester Young, comme si elle voulait le prévenir qu’elle ne tarderait pas à le rejoindre dans la mort. Chargée de tant de douleurs, Billie Holiday parvint durant sa misérable vie à donner plus de réconfort que n’importe quelle femme. Ayant grandi dans la laideur et ayant subi la bêtise ségrégationniste, elle fit pourtant de sa voix un des plus beaux symboles de l’Amérique. Ce pays ne la laissa pourtant jamais en paix, un juge n’hésitant pas à l’inculper pour détention de stupéfiant alors qu’elle agonisait sur son lit de mort. Ainsi finit la vie de celle qui donna tant et reçut si peu.

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