lundi 31 octobre 2022

ELGAR - Concerto pour violoncelle (1919) – Julian LLOYD WEBBER - Yehudi MENUHIN (1985) – par Claude Toon


- Dis Claude, pourquoi pour ce joli concerto d'Elgar tu n'as pas choisi la version culte de Jacqueline du Pré, cette jeune femme géniale au destin si tragique ?

- On fait le point Sonia, il y a plusieurs disques avec Jacqueline du Pré, effectivement admirables. Il arrive qu'une gravure d'un si haut niveau semble rendre inutile toute réalisation ultérieure. Il m'est arrivé d'attendre des décennies pour apprécier d'autres captations que celles de Karajan à la discographie pléthorique dans les années 60, parfois datées de nos jours… Mais depuis cinquante ans d'autres artistes sont venus concurrencer la violoncelliste ; par contre, pour aller dans ton sens, la concurrencer peut-être, mais la surpasser… c'est moins évident dans cette œuvre…

- Et si tu proposais de nous faire écouter l'un de ses enregistrements en complément si tu l'as ? Tu le fais souvent…

- C'est prévu Sonia, excellente idée… J'apprécie ta participation passionnée sur ce sujet… 


Edward Elgar

Pour beaucoup, Elgar rime avec ses Pomp and circonstances, cinq marches (+ une posthume) solennelles et un tantinet braillardes, effectivement pompeuses… La 1ère "Land of Hope and Glory" fut composée en 1902 à l'occasion du couronnement du roi Edouard VII à la demande de celui-ci. La traduction étant "Terre d'espoir et de gloire", on ne doit pas s'attendre à de la musique de chambre galante et intimiste. Ceux qui ont jeté un œil aux funérailles de feue Elizabeth II ont pu voir la débauche d'apparats aux goûts surannés. Paix à son âme… Cela dit, ne nous moquons pas si cette marche est devenue avec God save the Queen/King un second hymne national british… la Marseillaise avec "égorger nos fils et nos compagnes" ou encore "qu'un sang impur abreuve nos sillons" ne reflète pas plus la délicatesse, c'est même pire. (Non Sonia je ne suis pas un mauvais français… mais bon.) Tiens, petites parenthèses, Serge Gainsbourg avait adapté façon reggae la Marseillaise mais cita aussi "Land of Hope and Glory" dans sa chanson "Marilou sous la neige" dans l'album "L'homme à la tête de chou".

Edward Elgar est aussi connu pour les pittoresques Variations Enigma de 1899 commentée en 2020 par Diablotin (Clic), une œuvre rarement jouée en France et pourtant magnifiée en son temps par Pierre Monteux, chef français légendaire.

Toujours dans ce blog, j'avais consacré un billet a ses deux premières symphonies (Clic). On pouvait y lire une brève biographie et quelques hypothèses sur le manque de reconnaissance de ce compositeur et de la musique anglaise postromantique en général. Il faut dire que des personnalités influentes comme Karajan avaient euthanasié Elgar avec l'une de ses sentences à l'emporte-pièce "du Brahms de seconde catégorie". Chaque année, on se tape le cycle des quatre symphonies de Brahms, au TCE, à la cité de la Musique, voire aux deux et surement ailleurs. Des chefs-d'œuvre incontestablement, mais un peu d'innovation serait bienvenue.

Ouais, Ok, l'anglais Edward Elgar ne rivalise pas de génie avec Mahler, Verdi, Debussy, Bartok, Sibelius… mais quand même, il y a de très belles choses à découvrir chez nos amis britishs. Et cette remarque s'applique à Ralph Vaughan-Williams, Arnold Bax et Benjamin Britten, un compositeur d'opéras qui est un concurrent sérieux de Richard Strauss à mon sens…


Julian Lloyd Webber…
mon premier violoncelle.

Même Elgar a été mésestimé dans son propre pays. Né en 1857 et mort âgé en 1934, son existence comme artiste coïncide avec le postromantisme. On aurait pu voir l'homme s'intéresser à des modes d'écriture modernistes, les gammes tonales de Debussy ou de Bartok, voir les débuts du sérialisme de la seconde école de Vienne (Schoenberg et Berg). Or les influences de son art viennent plutôt du chromatisme wagnérien mais aussi du classicisme tardif français de Saint-Saëns et de Delibes à l'écriture peu aventureuse, le mot est faible. Et alors ?! Des grands maîtres comme Sibelius, R. Strauss, son compatriote de grand talent et aventureux Ralph Vaughan Williams et Stravinsky soutiendront Elgar. Stravinsky ? le promoteur de la polyrythmie qui plongera avec curiosité dans le sérialisme. Un fan club qui justifierai de redonner une place plus importante à Elgar dans les programmes de concerts et l'attrait des labels pour un auteur d'une musique post victorienne ni compassée ni traditionaliste…

Si le catalogue d'Elgar semble mince avec seulement 79 ouvrages répertoriés, des artistes devraient enrichir la discographie de sa musique de chambres, quatuors et quintette (Naxos), diverses pièces orchestrales – la sérénade pour cordes est une perle -, et bien entendu son grand concerto pour violon, difficile d'accès et dont l'association Hilary Hahn jeunette–LSO-Colin Davis nous a offert une interprétation passionnante en 2003. Un concerto bien servi au disque tout comme pour celui pour violoncelle de 1919, l'une des dernières partitions importantes d'Elgar et que nous écoutons ce jour.

~~~~~~~~~~~~

 

Pendant la boucherie des tranchées, la production d'Elgar est maigre. Ce concerto était donc le bienvenu car Elgar commençait une traversée du désert dans un monde en reconstruction y compris dans le domaine musical. Le concerto pour violon lyrique et passionné avait fasciné le public, surtout lors de sa création par Fritz Kreisler… Le concerto pour violoncelle plus concis, mélancolique et empreint d'une forme de spiritualité est mal accueilli ! Des répétitions escamotées en sont la cause. Le chef Albert Coates monopolise l'orchestre au détriment d'Edward qui souhaitait diriger son concerto…


Yehudi Menuhin au pupitre

Leopold Stokowski et le violoncelliste Jean Gerardy n'auront guère plus de succès à Philadelphie en 1922. Les critiques éreintent une partition sans doute la plus innovante de la main d'Elgar : "un long travail, le concerto va et vient, sans distinction, sans inspiration", et toc ! Ledit concerto est un peu oublié jusqu'en 1960, date à laquelle Jacqueline du Pré le grave avec une sensibilité et un jeu d'une fluidité prodigieux. Du jour au lendemain, l'ouvrage devient un incontournable du répertoire pour l'instrument solo, en compétition avec ceux de Dvorak, Haydn, Boccherini, Schumann, etc.

Il y a des œuvres qui doivent attendre celle ou celui qui les domptera, ainsi la gigantesque 3ème symphonie de Mahler (1896) trouve son équilibre réel en 1952 avec Charles Adler, chef d'opéra oublié par ailleurs…

Jacqueline du Pré nous a légué deux enregistrements d'anthologie, l'un avec Sir John Barbirolli et un second avec son mari Daniel Barenboïm. Je reviendrai sur le destin tragique de la jeune femme dont la carrière et la vie furent euthanasiées par la sclérose en plaques. 16 ans d'agonie dès l'âge de 26 ans. Rostropovitch, son professeur lui avait cédé la place pour recréer ce concerto négligé.

Jacqueline du Pré était amie avec de futurs grands virtuoses de sa génération Itzhak Perlman (violoniste), Pinchas Zukerman (violoniste et altiste), Zubin Mehta (contrebassiste et chef d'orchestre), et le pianiste et maestro Daniel Barenboïm, son mari. Il existe une vidéo de leur interprétation mythique du quintette "Le truite" de Schubert" filmée en 1969 (Clic).


William Turner (1775-1851) avalanches dans les grisons

Julian Lloyd Webber aurait-il détrôné la reine du Pré dans son interprétation de 1986 encensée par les spécialistes de la BBC et d'autres ? Bof, sujet de peu d'intérêt mais il est vrai que le violoncelliste et pédagogue anglais a apporté une pierre essentielle à une discographie pauvre en réussites vraiment concurrentes des gravures de Jacqueline du Pré. Julian Lloyd Webber est le frère du compositeur Andrew Lloyd Webber de 3 ans sont aîné et connu pour être le compositeur de la très populaire comédie musicale Cats.

Né en 1951 Julian Lloyd Webber a suivi sa formation de violoncelliste à Londres et avec le français Pierre Fournier en Suisse. Sa carrière dénote un attrait évident pour la musique du XXème siècle et les compositeurs peu connus. En cela sa discographie riche et originale n'a guère d'équivalent. Il a ainsi assuré la création d'innombrables compositions, notamment des concertos du groupe des répétitifs-minimalistes comme : Glass, Nyman, Bryars… ou d'autres tels Rodriguo et Malcolm Arnold

Artiste éclectique, on le retrouve comme comparse de grands artistes "classique" : Yehudi Menuhin, Lorin Maazel, Neville Marriner, Georg Solti, Esa-Pekka Salonen, mais aussi dans d'autres genres : Stéphane Grappelli, Elton John

Pépin, en 2014 une hernie discale cervicale handicape son jeu du bras droit, celui de l'archet. Il met fin à sa carrière officielle à 63 ans, mais il continue avec fougue son rôle d'enseignement pour répondre à la demande du gouvernement britannique.

Julian joue sur le violoncelle Barjansky Stradivarius fabriqué en 1690.

Yehudi Menuhin dirige ici le Royal Philharmonic Orchestra, voire présentation (Clic).

~~~~~~~~~~~~


William Turner : Lac de Lucerne
xxxx

Le concerto en mi mineur (une tonalité sombre) comporte exceptionnellement quatre mouvements et non trois. L'orchestration est celle de l'orchestre postclassique beethovénien : un violoncelle soliste, 2+ picolo ad libitum/2/2/2, 4 cors en fa, 2 trompettes en do, 3 trombones, tuba, timbales et cordes.


1 - Adagio – Moderato : L'introduction notée "noblement" laisse une place prépondérante au violoncelle : trois accords ff de quatre notes en mode "roulé" sur les quatre cordes, sur une tessiture de deux octaves et plus ! Le drame si rare dans la musique d'Elgar, suggère-t-il des cris et des larmes ? Suit une lamentation du soliste soutenue par quelques cordes pp et close par un point d'orgue à laquelle répond le trio clarinette, basson et cor [0:28]. Musique expressioniste toute simple et/ou sombre pensée en cette année ou l'Europe panse ses plaies. [0:45] Une méditation arpégée et chagrine du soliste prépare l'énoncé du thème principal aux altos, thème à l'accent pastoral repris au violoncelle et violon I. [1:05] puis [1:32]. Elgar affichait fièrement cet air "c'est mon air". [2:08] Une ultime présentation par le violoncelle et les cordes nous amène à un premier développement auquel participe l'harmonie [2:31]. Le mouvement basculera moderato sans épouser la forme sonate mais plutôt celle d'une litanie au ton ambigu évoluant entre gravité et sérénité. Je découvre dans le détail, un concerto diablement bien composé. Julian Lloyd Webber équilibre cette ballade musicale de manière élégiaque et par une diction d'une lisibilité subtile.


William Turner : Heidelberg xxxx

On associe souvent la musique anglaise de cette époque à des visions impressionnistes mettant en scène des petits moutons d'un blanc neigeux broutant l'herbe verte du Kent, etc. Une éternelle B.O. pour la petite maison dans la prairie. Prudence, les compositeurs anglais de cette génération savent se faire aussi bien poètes que philosophes, militants et humanistes. Réécoutons par exemple la sombre 3ème symphonie de Vaughan Williams, évocation d'un paradis perdu après la Grande Guerre ou sa terrifiante 4ème symphonie prédisant à l'évidence la tragédie de la seconde guerre mondiale. Ainsi, dans ce concerto, l'humour british des variations Enigma de 1899 est pour le moins discret, quoique… et le climat venteux et champêtre de la sérénade pour cordes de 1892 encore moins.

 

2 - Lento – Allegro molto : L'énergique lento de deux mesures se partage en trois accords farouches du violoncelle et un crescendo en arpèges. Le violoncelle présente un motif énigmatique fermé par des pizzicati, un motif qui sert de leitmotiv à une première partie en forme de perpetuum mobile, un style que l'on retrouve dans cet étrange et ironique mouvement qui dissimule un scherzo sarcastique sans en respecter la forme. La nervosité frissonnante du motif initial s'oppose à un bref petit thème secondaire mélodieux et classique. Julian Lloyd Webber adopte un staccato sans sécheresse d'une virtuosité confondante d'élégance…


William Turner : The Fighting Temeraire

3 - Adagio : Un beau thème empreint de lyrisme est énoncé une fois de plus par le violoncelle solo, une constante dans ce concerto qui s'écarte de l'habituel intro symphonique,     cédant la place à une entrée "hédoniste" d'un soliste. Des soupirs scindent le thème en trois sections. Une idée suggérant un souffle, une respiration, une méditation… Julian Lloyd Webber et Yehudi Menuhin s'accordent avec grâce. On oscille entre l'onirisme et la contemplation…

 

4 - Allegro – Moderato – Allegro, ma non-troppo – Poco più lento – Adagio : Le final joue sur de grands contrastes de tempo. L'orchestre jusqu'à alors plutôt discret partage la vedette avec le violoncelle. Le mouvement se déploie avec vivacité et émaille son récit mélodique d'une kyrielle de petits thèmes dérivés des passages précédents. À l'atmosphère méditative de l'adagio succède un discours facétieux très british. [4:44] Elgar nous offre un développement virevoltant avec des interventions bonhommes et viriles des cuivres. Je ne connaissais pas très bien ce concerto. Explorer sa composition me fait découvrir une œuvre que l'on ne peut en aucun cas interpréter avec académisme, pour tuer le temps en concert. La partie de violoncelle est très présente mais techniquement redoutable. Cela pourrait expliquer pourquoi l'œuvre a dormi trop longtemps dans un tiroir avant les lectures de Paul Tortelier et bien sûr Jacqueline du Pré… Le concerto s'achève adagio par une cantilène nourrie des thèmes initiaux, notamment celui de l'adagio-moderato.

 


~~~~~~~~~~~~


Dans la pauvreté de la discographie avant les années 60, on trouvait quelques perles. Très curieusement, j'ai écouté une dizaine d'interprétations et l'émission "la tribune de la critique de disque" de France musique qui éliminait à tour de bras des interprétation invertébrées, et pourtant des réalisations de violoncellistes de renom que l'on aime bien… Julian Lloyd Webber ne faisait pas partie de la sélection, ni Jacqueline du Pré pour ne pas piper les dés du palmarès.

Tout semble se jouer lors des accords infernaux qui débutent l'adagio… On attend un pathétisme en glissando et on entend beaucoup de jeu heurté, gras, trop grave ou trop aigu, Elgar ne facilitant pas les choses. La suite est souvent à l'avenant, pas toujours cohérente… Bref, pas de délation…

Le violoncelliste Paul Tortelier avait abordé ce concerto dès le début des années 50 et gravera au moins cinq versions. En 1953 et en 1973 notamment, accompagné par Sir Adrian Boult, l'expert de la musique britannique, mais pas que. Le virtuose français récidivera avec l'orchestre de la BBC, toujours avec Sir Adrian Boult ou Malcolm Sargent et aussi avec Richard Grooves… Dans cette pléthore, les gravures studio avec Boult sont indispensables. J'ai un faible pour celle de 1953 dotée d'une belle monophonie. Les premiers accords sont déchirants. (Diapason1953 + des pièces diverses dans des interprétations légendaires – 5/6).

Je n'ajoute rien à propos du disque de Jacqueline du Pré accompagnée par Sir John Barbirolli (violoncelliste du rang lors de la création manquée de 1919). Cette captation fit entrer l'ouvrage dans le catalogue des concertos haut de gamme (Warner1965 – 6/6).

Et plus récemment, Jean-Guihen Queyras, en complicité avec l'Orchestre symphonique de la BBC dirigé par Jiří Bělohlávek nous a offert une interprétation d'orfèvre mêlant poésie et frénésie (Harmonia Mundi2013 – 6/6)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire