- Dis Claude, pourquoi pour ce joli concerto d'Elgar tu n'as pas choisi
la version culte de Jacqueline du Pré, cette jeune femme géniale au
destin si tragique ?
- On fait le point Sonia, il y a plusieurs disques avec Jacqueline du
Pré, effectivement admirables. Il arrive qu'une gravure d'un si haut
niveau semble rendre inutile toute réalisation ultérieure. Il m'est
arrivé d'attendre des décennies pour apprécier d'autres captations que
celles de Karajan à la discographie pléthorique dans les années 60,
parfois datées de nos jours… Mais depuis cinquante ans d'autres artistes
sont venus concurrencer la violoncelliste ; par contre, pour aller dans
ton sens, la concurrencer peut-être, mais la surpasser… c'est moins
évident dans cette œuvre…
- Et si tu proposais de nous faire écouter l'un de ses enregistrements
en complément si tu l'as ? Tu le fais souvent…
- C'est prévu Sonia, excellente idée… J'apprécie ta participation
passionnée sur ce sujet…
Edward Elgar |
Pour beaucoup,
Elgar rime avec ses
Pomp and circonstances, cinq marches (+ une posthume) solennelles et un tantinet braillardes,
effectivement pompeuses… La 1ère "Land of Hope and Glory" fut composée en 1902 à l'occasion du couronnement du roi
Edouard VII à la demande de celui-ci. La traduction étant "Terre d'espoir et de gloire", on ne doit pas s'attendre à de la musique de chambre galante et
intimiste. Ceux qui ont jeté un œil aux funérailles de feue
Elizabeth II ont pu voir la débauche d'apparats aux goûts surannés.
Paix à son âme… Cela dit, ne nous moquons pas si cette marche est devenue
avec
God save the Queen/King
un second hymne national british… la
Marseillaise
avec "égorger nos fils et nos compagnes" ou encore "qu'un sang impur abreuve nos sillons" ne reflète pas plus la délicatesse, c'est même pire. (Non Sonia je ne
suis pas un mauvais français… mais bon.) Tiens, petites parenthèses,
Serge Gainsbourg avait adapté façon reggae la
Marseillaise
mais cita aussi "Land of Hope and Glory" dans sa chanson "Marilou sous la neige" dans l'album
"L'homme à la tête de chou".
Edward Elgar
est aussi connu pour les pittoresques
Variations Enigma
de 1899 commentée en 2020 par Diablotin
(Clic), une œuvre rarement jouée en France et pourtant magnifiée en son temps par
Pierre Monteux, chef français légendaire.
Toujours dans ce blog, j'avais consacré un billet a ses deux premières
symphonies
(Clic). On pouvait y lire une brève biographie et quelques hypothèses sur le
manque de reconnaissance de ce compositeur et de la musique anglaise
postromantique en général. Il faut dire que des personnalités influentes
comme
Karajan
avaient euthanasié
Elgar
avec l'une de ses sentences à l'emporte-pièce "du Brahms de seconde catégorie". Chaque année, on se tape le cycle des quatre symphonies de
Brahms, au TCE, à la cité de la Musique, voire aux deux et surement ailleurs. Des
chefs-d'œuvre incontestablement, mais un peu d'innovation serait bienvenue.
Ouais, Ok, l'anglais
Edward Elgar
ne rivalise pas de génie avec
Mahler,
Verdi,
Debussy,
Bartok,
Sibelius… mais quand même, il y a de très belles choses à découvrir chez nos amis
britishs. Et cette remarque s'applique à
Ralph Vaughan-Williams,
Arnold Bax
et
Benjamin Britten, un compositeur d'opéras qui est un concurrent sérieux de
Richard Strauss
à mon sens…
Julian Lloyd Webber… mon premier violoncelle. |
Même
Elgar
a été mésestimé dans son propre pays. Né en 1857 et mort âgé en
1934, son existence comme artiste coïncide avec le postromantisme. On
aurait pu voir l'homme s'intéresser à des modes d'écriture modernistes, les
gammes tonales de
Debussy
ou de
Bartok, voir les débuts du sérialisme de la seconde école de Vienne (Schoenberg
et
Berg). Or les influences de son art viennent plutôt du chromatisme wagnérien
mais aussi du classicisme tardif français de
Saint-Saëns
et de
Delibes
à l'écriture peu aventureuse, le mot est faible. Et alors ?! Des grands
maîtres comme
Sibelius,
R. Strauss, son compatriote de grand talent et aventureux
Ralph Vaughan Williams
et
Stravinsky
soutiendront
Elgar.
Stravinsky
? le promoteur de la polyrythmie qui plongera avec curiosité dans le
sérialisme. Un fan club qui justifierai de redonner une place plus
importante à
Elgar
dans les programmes de concerts et l'attrait des labels pour un auteur d'une
musique post victorienne ni compassée ni traditionaliste…
Si le catalogue d'Elgar
semble mince avec seulement 79 ouvrages répertoriés, des artistes devraient
enrichir la discographie de sa musique de chambres,
quatuors
et
quintette
(Naxos), diverses pièces orchestrales – la
sérénade pour cordes
est une perle -, et bien entendu son grand
concerto pour violon, difficile d'accès et dont l'association
Hilary Hahn jeunette–LSO-Colin Davis
nous a offert une interprétation passionnante en 2003. Un concerto
bien servi au disque tout comme pour celui pour
violoncelle
de 1919, l'une des dernières partitions importantes d'Elgar
et que nous écoutons ce jour.
~~~~~~~~~~~~
Pendant la boucherie des tranchées, la production d'Elgar est maigre. Ce concerto était donc le bienvenu car Elgar commençait une traversée du désert dans un monde en reconstruction y compris dans le domaine musical. Le concerto pour violon lyrique et passionné avait fasciné le public, surtout lors de sa création par Fritz Kreisler… Le concerto pour violoncelle plus concis, mélancolique et empreint d'une forme de spiritualité est mal accueilli ! Des répétitions escamotées en sont la cause. Le chef Albert Coates monopolise l'orchestre au détriment d'Edward qui souhaitait diriger son concerto…
Yehudi Menuhin au pupitre |
Leopold Stokowski
et le violoncelliste
Jean Gerardy
n'auront guère plus de succès à
Philadelphie
en 1922. Les critiques éreintent une partition sans doute la plus
innovante de la main d'Elgar
: "un long travail, le concerto va et vient, sans distinction, sans
inspiration", et toc ! Ledit concerto est un peu oublié jusqu'en 1960,
date à laquelle
Jacqueline du Pré
le grave avec une sensibilité et un jeu d'une fluidité prodigieux. Du jour
au lendemain, l'ouvrage devient un incontournable du répertoire pour
l'instrument solo, en compétition avec ceux de
Dvorak,
Haydn,
Boccherini,
Schumann, etc.
Il y a des œuvres qui doivent attendre celle ou celui qui les domptera,
ainsi la gigantesque
3ème symphonie
de
Mahler
(1896) trouve son équilibre réel en 1952 avec
Charles Adler, chef d'opéra oublié par ailleurs…
Jacqueline du Pré
nous a légué deux enregistrements d'anthologie, l'un avec
Sir John Barbirolli
et un second avec son mari
Daniel Barenboïm. Je reviendrai sur le destin tragique de la jeune femme dont la carrière
et la vie furent euthanasiées par la sclérose en plaques. 16 ans d'agonie
dès l'âge de 26 ans.
Rostropovitch, son professeur lui avait cédé la place pour recréer ce concerto
négligé.
Jacqueline du Pré
était amie avec de futurs grands virtuoses de sa génération
Itzhak Perlman
(violoniste),
Pinchas
Zukerman
(violoniste et altiste),
Zubin Mehta
(contrebassiste et chef d'orchestre),
et le pianiste et maestro
Daniel Barenboïm, son mari. Il existe une vidéo de leur interprétation mythique du
quintette
"Le truite" de
Schubert" filmée en 1969
(Clic).
William Turner (1775-1851) avalanches dans les grisons |
Julian Lloyd Webber
aurait-il détrôné la reine
du Pré
dans son interprétation de 1986 encensée par les spécialistes de la
BBC et d'autres ? Bof, sujet de peu d'intérêt mais il est vrai que le
violoncelliste et pédagogue anglais a apporté une pierre essentielle à une
discographie pauvre en réussites vraiment concurrentes des gravures de
Jacqueline du Pré.
Julian Lloyd Webber
est le frère du compositeur
Andrew Lloyd Webber
de 3 ans sont aîné et connu pour être le compositeur de la très populaire
comédie musicale
Cats.
Né en
1951 Julian Lloyd Webber
a suivi sa formation de violoncelliste à Londres et avec le français
Pierre Fournier
en Suisse. Sa carrière dénote un attrait évident pour la musique du XXème
siècle et les compositeurs peu connus. En cela sa discographie riche et
originale n'a guère d'équivalent. Il a ainsi assuré la création
d'innombrables compositions, notamment des
concertos
du groupe des répétitifs-minimalistes comme :
Glass,
Nyman,
Bryars… ou d'autres tels
Rodriguo
et
Malcolm Arnold…
Artiste éclectique, on le retrouve comme comparse de grands artistes "classique" :
Yehudi Menuhin,
Lorin Maazel,
Neville Marriner,
Georg Solti,
Esa-Pekka
Salonen, mais aussi dans d'autres genres :
Stéphane Grappelli,
Elton John…
Pépin, en 2014 une hernie discale cervicale handicape son jeu du
bras droit, celui de l'archet. Il met fin à sa carrière officielle à 63 ans,
mais il continue avec fougue son rôle d'enseignement pour répondre à la
demande du gouvernement britannique.
Julian joue sur le violoncelle
Barjansky Stradivarius fabriqué en
1690.
Yehudi Menuhin
dirige ici le
Royal Philharmonic Orchestra, voire présentation
(Clic).
~~~~~~~~~~~~
William Turner : Lac de Lucerne |
xxxx |
Le
concerto en mi mineur
(une tonalité sombre) comporte exceptionnellement quatre mouvements et non
trois. L'orchestration est celle de l'orchestre postclassique beethovénien :
un violoncelle soliste, 2+ picolo ad libitum/2/2/2, 4 cors en fa, 2
trompettes en do, 3 trombones, tuba, timbales et cordes.
1 - Adagio – Moderato :
L'introduction notée "noblement" laisse
une place prépondérante au violoncelle : trois accords ff de quatre
notes en mode "roulé" sur les quatre cordes, sur une tessiture de deux
octaves et plus ! Le drame si rare dans la musique d'Elgar, suggère-t-il des cris et des larmes ? Suit une lamentation du soliste
soutenue par quelques cordes pp et close par un point d'orgue à
laquelle répond le trio clarinette, basson et cor [0:28]. Musique
expressioniste toute simple et/ou sombre pensée en cette année ou l'Europe
panse ses plaies. [0:45] Une méditation arpégée et chagrine du soliste
prépare l'énoncé du thème principal aux altos, thème à l'accent pastoral
repris au violoncelle et violon I. [1:05] puis [1:32].
Elgar
affichait fièrement cet air "c'est mon air". [2:08] Une ultime présentation par le violoncelle et les cordes nous
amène à un premier développement auquel participe l'harmonie [2:31]. Le
mouvement basculera moderato sans épouser la forme sonate mais plutôt celle
d'une litanie au ton ambigu évoluant entre gravité et sérénité. Je découvre
dans le détail, un concerto diablement bien composé.
Julian Lloyd Webber
équilibre cette ballade musicale de manière élégiaque et par une diction
d'une lisibilité subtile.
William Turner : Heidelberg | xxxx |
On associe souvent la musique anglaise de cette époque à des visions
impressionnistes mettant en scène des petits moutons d'un blanc neigeux
broutant l'herbe verte du Kent, etc. Une éternelle B.O. pour
la petite maison dans la prairie.
Prudence, les compositeurs anglais de cette génération savent se faire aussi
bien poètes que philosophes, militants et humanistes. Réécoutons par exemple
la sombre
3ème symphonie de
Vaughan Williams, évocation d'un paradis perdu après la Grande Guerre ou sa terrifiante
4ème symphonie prédisant à l'évidence la tragédie de la seconde guerre mondiale. Ainsi,
dans ce concerto, l'humour british des
variations Enigma
de 1899 est pour le moins discret, quoique… et le climat venteux et
champêtre de la
sérénade pour cordes
de 1892 encore moins.
2 - Lento – Allegro molto
: L'énergique lento de deux mesures se partage en trois accords farouches
du violoncelle et un crescendo en arpèges. Le violoncelle présente un
motif énigmatique fermé par des pizzicati, un motif qui sert de leitmotiv
à une première partie en forme de perpetuum mobile, un style que l'on
retrouve dans cet étrange et ironique mouvement qui dissimule un scherzo
sarcastique sans en respecter la forme. La nervosité frissonnante du motif
initial s'oppose à un bref petit thème secondaire mélodieux et classique.
Julian Lloyd Webber
adopte un staccato sans sécheresse d'une virtuosité confondante
d'élégance…
William Turner : The Fighting Temeraire |
3 - Adagio : Un beau thème
empreint de lyrisme est énoncé une fois de plus par le violoncelle solo, une
constante dans ce concerto qui s'écarte de l'habituel intro
symphonique, cédant la place à une entrée "hédoniste"
d'un soliste. Des soupirs scindent le thème en trois sections. Une idée
suggérant un souffle, une respiration, une méditation…
Julian Lloyd Webber
et
Yehudi Menuhin
s'accordent avec grâce. On oscille entre l'onirisme et la contemplation…
4 - Allegro – Moderato – Allegro, ma non-troppo – Poco più lento – Adagio : Le final joue sur de grands contrastes de tempo. L'orchestre jusqu'à alors plutôt discret partage la vedette avec le violoncelle. Le mouvement se déploie avec vivacité et émaille son récit mélodique d'une kyrielle de petits thèmes dérivés des passages précédents. À l'atmosphère méditative de l'adagio succède un discours facétieux très british. [4:44] Elgar nous offre un développement virevoltant avec des interventions bonhommes et viriles des cuivres. Je ne connaissais pas très bien ce concerto. Explorer sa composition me fait découvrir une œuvre que l'on ne peut en aucun cas interpréter avec académisme, pour tuer le temps en concert. La partie de violoncelle est très présente mais techniquement redoutable. Cela pourrait expliquer pourquoi l'œuvre a dormi trop longtemps dans un tiroir avant les lectures de Paul Tortelier et bien sûr Jacqueline du Pré… Le concerto s'achève adagio par une cantilène nourrie des thèmes initiaux, notamment celui de l'adagio-moderato.
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Dans la pauvreté de la discographie avant les années 60, on trouvait
quelques perles. Très curieusement, j'ai écouté une dizaine
d'interprétations et l'émission "la tribune de la critique de disque" de France musique qui éliminait à tour de bras des interprétation
invertébrées, et pourtant des réalisations de violoncellistes de renom que
l'on aime bien…
Julian Lloyd Webber
ne faisait pas partie de la sélection, ni
Jacqueline du Pré
pour ne pas piper les dés du palmarès.
Tout semble se jouer lors des accords infernaux qui débutent l'adagio… On
attend un pathétisme en glissando et on entend beaucoup de jeu heurté,
gras, trop grave ou trop aigu,
Elgar
ne facilitant pas les choses. La suite est souvent à l'avenant, pas
toujours cohérente… Bref, pas de délation…
Le violoncelliste
Paul Tortelier
avait abordé ce concerto dès le début des années 50 et gravera au moins
cinq versions. En 1953 et en 1973 notamment, accompagné par
Sir Adrian Boult, l'expert de la musique britannique, mais pas que. Le virtuose français
récidivera avec l'orchestre de la BBC, toujours avec Sir Adrian Boult
ou
Malcolm Sargent
et aussi avec
Richard Grooves… Dans cette pléthore, les gravures studio avec
Boult
sont indispensables. J'ai un faible pour celle de 1953 dotée d'une
belle monophonie. Les premiers accords sont déchirants. (Diapason –
1953 + des pièces diverses dans des interprétations légendaires –
5/6).
Je n'ajoute rien à propos du disque de
Jacqueline du Pré
accompagnée par Sir
John Barbirolli
(violoncelliste du rang lors de la création manquée de 1919). Cette
captation fit entrer l'ouvrage dans le catalogue des concertos haut de
gamme (Warner – 1965 – 6/6).
Et plus récemment,
Jean-Guihen Queyras, en complicité avec l'Orchestre symphonique de la BBC
dirigé par
Jiří Bělohlávek
nous a offert une interprétation d'orfèvre mêlant poésie et frénésie (Harmonia Mundi
– 2013 – 6/6)
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