jeudi 1 septembre 2022

Richard STRAUSS – Symphonie alpestre – Karl BÖHM (1957) - Coup de cœur de Claude Toon


Karl Böhm vers 1950

Les vacances étant synonyme de flemme rédactionnelle, je propose cette semaine un nouveau concept de chronique. Ayant commis 682 commentaires d'œuvres de musique dite classique depuis une dizaine d'années, l'imagination pour la nouveauté vient parfois à manquer, quoique, et la motivation pour rédiger des billets de 2000 à 7000 mots encore plus pendant ces chaleurs estivales. Par ailleurs, les statistiques sont parlantes ; le catalogue by Toon représente entre 3 et 4000 pages A4 de texte, des milliers de photos ou reproductions de tableaux pour associer diverses formes d'art…

Un petit accès de fierté ne nuit pas, n'y voyez aucune vantardise de ma part, je réalise un vieux rêve de mélomane et d'auteur avec gourmandise. Une banalité : il n'y a pas de mal à se faire plaisir.

Autre source d'inspiration pour ce billet atypique : comme dans toutes les musiques, il y a des œuvres ou des titres (en blues, en rock, en chanson) qui ont alimenté une discographie pléthorique de reprises et d'une qualité très variable. Certains ouvrages du baroque à l'époque moderne ont donné lieu a plusieurs dizaines voire centaines de gravures (symphonies de Beethoven). Contrairement au rock ou à la pop et au jazz, le classique ne laisse aucune liberté d'adaptation. Les musiciens sont obligés de suivre toutes les indications imposées par les compositeurs dans leurs partitions. Seule l'époque baroque et une partie du classique (1750-1805) autorisent des fantaisies dans le choix instrumental pour animer des manuscrits aux notations de nuances et d'expressivité encore rudimentaires. (Ah les bagarres dans les années 50-70 entre les baroqueux jouant sur instruments d'époque non standardisés et les musiciens préférant le jeu sur des instruments modernes tous rigoureusement normalisés.)

Mes lecteurs les plus fidèles ont sans doute en mémoire des chroniques présentant deux interprétations ou plus de la même œuvre avec un talent comparable mais de conception esthétique, fantasque ou spirituelle opposée. C'est ainsi que je vous propose aujourd'hui un complément à un article de mars 2015 sur l'une des œuvres symphoniques les plus difficiles à mettre en place par un orchestre et un maestro : La symphonie Alpestre de Richard Strauss


Andris Nelsons

Les opposants au style grandiose Straussien la condamneront au rang de "choucroute symphonique" (ils ont peut-être été victimes d'une première écoute bâclée par un tâcheron de la baguette ; ne leur jetons donc pas la pierre d'emblée). Inversement, les fans… l'ayant savourée grâce à grand maitre diront apprécier la quintessence d'une orchestration luxuriante et colorée dans une œuvre aux mille dimensions où se côtoient récit épique, sensualité et spiritualité… Maggy Toon résout très simplement le problème "je n'arrive pas à rentrer dedans" ; fin du débat intello 😊.

 

Nous sommes ici face à un effectif de 130-150 instrumentistes, sans doute le défi le plus colossal pour une phalange symphonique, un gigantisme en concurrence avec celui des symphonies de l'ami Gustav Mahler

Comme dirait Sonia "He ho, ça va bien l'autosatisfaction et les réflexions philosophiques sur les goûts et les couleurs… On chausse les pompes de rando, on prend les sacs et en route en musique mauvaise troupe" !

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Parlons des gravures haut de gamme. On conviendra qu'il fallut attendre l'ère du microsillon pour disposer d'un son d'une clarté et d'une dynamique compatibles avec l'exubérance orchestrale. Il existe un live historique de 1941 avec Richard Strauss lui-même aux commandes (You Tube). Tempo vif-argent, 44 minutes ! Son hélas d'une relative pauvreté dommageable à une captation qui se limite de fait à un témoignage du génie du maestro compositeur. Cela dit quand la mémoire de ceux d'entre nous qui connaissent la partition par cœur comble le déficit sonore, l'interprétation est un modèle pour les générations suivantes. Incontestablement la première référence de l'histoire.


Mes randonnées de juillet et l'écoute d'une comparaison en aveugle dans l'émission "La tribune des critiques de disques" de France musique en 2014 m'ont donné l'idée de ce second billet. Le principe de l'émission repose sur l'écoute en aveugle de six disques récents. Trois extraits sont proposés au quatuor de critiques. Après chaque extrait, deux versions sont éliminées… et les interprètes mentionnés, cela évite d'influencer le "jury". C'est pédagogique et absolument pas acrimonieux dans le sens où la sélection comprend des publications déjà appréciées lors de leur parution. Ce jour-là, le disque de Bernard Haitink avec le symphonique de Londres, commenté dans mon article de 2015, se classa en 3ème limite 2ème position. Andris Nelsons gagna la palme à l'unanimité avec… l'orchestre de Birmingham, ce qui prouve quoiqu'en pensent les intégristes, que la musique du maître bavarois peut s'épanouir ailleurs qu'en territoire teuton, à Dresde, Berlin, Vienne…  Je reviendrai en fin du billet sur cette réussite (Clic)

L'une des premières interprétations géniales fut celle dirigée par Karl Böhm en 1957 avec l'orchestre de la Staastkapelle de Dresde, orchestre avec lequel Strauss sonne parfaitement depuis un siècle ; une tradition évidente puisque la direction de Rudolf Kempe avec le même orchestre en 1961, dans le cadre de son intégrale, reste la rare rivale de Böhm depuis soixante ans et plus…

Pour le contexte de la genèse de la symphonie et la liste à la Prévert de l'instrumentation, lire la chronique de 2015 (Clic). Quelques précisions s'imposent à propos de l'œuvre qui n'est pas du tout une aventure naïvement descriptive en audio-rama braillarde, une réputation parfois entendue et injustifiée.


Randonnée en Bavière, patrie de Strauss
XXX

Né en 1864, Richard Strauss bénéficiera d'une belle longévité en disparaissant presque encore actif en 1949. Très influencé dans ses compositions par l'écriture chromatique à leitmotive de Wagner et les poèmes symphoniques de Liszt, il mettra fin à sa carrière symphonique en 1903. Une exception, notre symphonie Alpestre créée en 1915 mais en gestation depuis 1900. Ces poèmes symphoniques au nombre de sept sont tant dans la forme que l'esprit d'un niveau très supérieur à celui du cycle de Liszt dans lequel quelques belles pages cohabitent avec d'autres terriblement boursouflées à mon avis (je ne suis pas le seul à penser cela.)

Entre 1886 et 1903, il commencera et terminera cette période avec deux symphonies de forme assez libre et d'intérêt mineur : Aus Italian et la Sinfonia domestica, deux ouvrages d'essence descriptive.

Gustav Mahler meurt en 1911Le compositeur et maestro né en 1860 défendit l'opéra iconoclaste Salomé de Strauss qui, de son côté, jouait sans relâche les symphonies de Mahler encore bien mal aimées. La mort prématuré de l'ultime symphoniste majeur du romantisme, conduit Strauss à composer une fresque symphonique imposante, une synthèse de son art, un hommage à son ami. Sur la forme : orchestration rutilante, superposition de vagues mélodiques, contraste affirmé des couleurs orchestrales. Citons Mahler dans une déclaration de 1887: "Strauss et moi avons creusé un tunnel depuis les côtés opposés de la montagne. Un jour nous nous rencontrerons". Et nous y sommes sur ladite montagne, je ne crois pas au hasard.

Sur le fond, l'escapade en montagne lui rappelle ses jeunes années d'adolescent, le désir d'atteindre des sommets en se confrontant à l'effort, les éléments et la violence de la nature et de l'humanité (l'orage peut-il figurer des combats pour s'affirmer ou une anxiété existentielle ?). L'un des principes philosophiques de Nietzsche est ainsi présent en filigrane.


Friedrich Nietzsche

Que revient faire Nietzsche dans l'affaire ? Des années après la mise en musique de Ainsi parlait Zarathoustra en 1896, Richard Strauss imagine titrer sa symphonie "L'Antéchrist, Imprécation contre le christianisme", autre ouvrage du penseur allemand daté de 1885. En un mot, Nietzsche affirme que la morale chrétienne a falsifié le message du Christ "le seul vrai chrétien" en inversant son enseignement précisant les règles de la dualité entre le bien et le mal. L'Église pour Nietzsche a été un frein au progrès de l'humanité par la haine et le fanatisme qu'elle a manifesté au fil des siècles.

Par cette critique de certains dogmes jugés apostats, l'auteur milite pour une civilisation dont les élites (là intervient le postulat du surhomme ; au sens qualitatif et non racial comme le nazisme en fera la récupération). Le "surhomme empreint de spiritualité" permettrait à l'humanité de prendre un élan réellement positiviste. Dans l'esprit de Strauss, la symphonie Alpestre illustrerait cet objectif par allégorie : une difficile ascension, des embûches (le glacier), la dangereuse épreuve face à la fureur d'une tempête, mais l'atteinte avec fierté du sommet, et enfin le retour apaisé vers la sérénité… En suivant les 22 sous-titres donnés par le compositeur, on comprend facilement le bien-fondé de cette argumentation.

La partition étant noire de détails et de précisions sur les nuances à apporter dans le jeu, on pense, à tort, qu'il est facile de diriger cette œuvre en suivant rigoureusement les indications. Et bien non, l'ouvrage suggère en premier lieu une musique descriptive voire expressionniste à la manière du knaben wunderhorn de Mahler, mais aussi un esprit plus métaphysique en rapport avec ses sources philosophiques. Dans sa conception, le chef aura le choix entre une influence beethovénienne et bucolique proche de la symphonie pastorale et l'expression d'une grandeur spirituelle à la Bruckner, grand admirateur de Wagner, lui-même ami de Nietzsche avant la brouille suivant la composition du très chrétien Parsifal… ou, et là, ça se corse, une union des deux abstractions.

À lire ces lignes on comprendra que la tâche est ardue et que nombre de gravures n'échappent pas à la grandiloquence, pêchant par manque de poésie ou, inversement, faisant fi de toute interrogation sur la signification de la randonnée comme épreuve initiatique de l'adolescent et de ses amis. (Partition)


Jeunes randonneurs en Bavière 120 ans plus tard

Une cinquantaine de minutes, en continuité, pas en quatre mouvements, pas de thèmes malgré des motifs en leitmotive très reconnaissables, voici tous les ingrédients réunis pour une possible direction ennuyeuse qui ne saurait équilibrer l'imagerie de la randonnée et la mystique initiatique de nos ados lors de cette grimpée vers les cimes… Or, j'évoque trois approches interprétatives juste avant. En 2015, Bernard Haitink en soulignant tous les détails d'une partition chamarrée nous invite à l'aspect descriptif en priorité, une vision épique et dynamique. Le premier disque numérique pour DG sera Strauss-Berlin-Karajan ; pour promouvoir la nouvelle technologie, la symphonie Alpestre semble idéale par son foisonnement instrumental, mais le maître autrichien n'en fait-il pas "un peu de trop" dans le spectaculaire ? Pourquoi ce ton sulpicien dans le coucher de soleil ? Une approche nietzschéenne qui rappelle plutôt la grandiloquence de Ainsi parlait Zarathoustra que les edelweiss.  

 

Karl Böhm né en 1894 était très proche de Richard Strauss dont il assurera les créations de deux opéras : La femme silencieuse (1935) et Daphné (1938) ainsi que le concerto pour cor N°2 (1943). Le style précis, le ton toujours juste, des tempos que certains trouvaient un chouia métronomiques conviennent à merveille pour éclaircir la complexité du propos de la musique de Strauss. Contrairement à l'intégrale en 9 CD EMI de Rudolf Kempe, Böhm n'a gravé que les poèmes symphoniques majeurs de Strauss disponibles dans un coffret DG de 3 CD dont, hélas, l'unique version en mono connue de la symphonie Alpestre. Le chef se partage entre la Philharmonie de Berlin et la Staastkapelle de Dresde. Biographie (Clic)

 

Dès les premières mesures on apprécie le délié de sa direction, le chef autrichien souligne sans hédonisme chaque détail instrumental. Les leitmotive qui serpenteront dans tout l'ouvrage (même principe que dans Une vie de héros - Clic) sont très présents, exemples : motif A dans Nacht [00:05] repris de manière éclatante dans Sonnenaufgang (Lever de soleil) à [04:00], etc. Les œuvres à leitmotive paraissent parfois lancinantes. Dans les 22 épisodes Karl Böhm fait preuve d'une fabuleuse inventivité dans le traitement des timbres, la rigueur des rythmes. [06:52] Le compositeur a l'idée de disséminer dans l'espace 12 cors (quatre groupes de 3 cors, voire page 21 de la partition) qui ne doivent en aucun cas jouer en tutti mais sonner de manière désordonnée et naturelle évoquant ainsi des chasseurs entendus au loin dans la vallée, c'est le cas ici. [09:29] les violons et violoncelles nous offrent des sonorités veloutées chaleureuses. Karl Böhm joue la carte d'une musique rayonnante de jeunesse, ce qui pour une aventure adolescente est pour le moins pertinent… Dans Am Wasserfall (A la cascade), rendez-vous avec un modernisme et une chorégraphie concertante échevelée symbolisant des jeux d'eaux de la cascade, court passage qui nous renvoie aux murmures de la forêt de Siegfried. Chaque passage nous surprend par la richesse d'un discours transparent grâce à un legato acéré (même si je trouve ce mot inapproprié mais significatif). Dernier point, j'avais ergoté à propos de l'hédonisme de Karajan dans l'expansif Sonnenuntergang (Coucher de soleil). Böhm exalte l'enthousiasme de notre petite troupe fascinée par leur prouesse et la beauté grandiose de la création qui s'offre à elle, la spiritualité se faisant nettement plus discrète. À noter un orgue très lisible (bravo aux ingénieurs du son de l'époque mono).

Soixante ans plus tard, Andris Nelsons a gravé une version à la prise de son idéale et dont la direction retrouve l'épicurisme de celle de Böhm, et on n'oubliera pas celle de Rudolf Kempe, à Dresde comme Böhm (Orfeo – 6/6). J'ai créé la playlist à partir des 22 extraits en vrac dans You tube. Petit inconvénient, entre chaque vidéo, une courte pause sonore perturbe la continuité exigée par Strauss. Un moindre mal pour se faire une idée sur l'intérêt que porte les jeunes générations de chef pour ce monument.


  1. (00:05) Nacht (Nuit)
  2. (03:59) Sonnenaufgang (Lever de soleil)
  3. (05:21) Der Anstieg (L'ascension)
  4. (07:36) Eintritt in den Wald (Entrée dans la forêt)
  5. (13:13) Wanderung neben dem Bache
    (Marche à côté du ruisseau)
  6. (14:06) Am Wasserfall (A la cascade)
  7. (14:22) Erscheinung (Apparition)
  8. (15:13) Auf blumigen Wiesen (Sur les Prés fleuris)
  9. (16:11) Auf der Alm (Sur le Pâturage)
  10. (18:44) Durch Dickicht und Gestrüpp auf Irrwegen
    (Errance à travers fourrés et taillis
  11. (20:23) Auf dem Gletscher (Sur le glacier)

 

12.  (21:26) Gefahrvolle Augenblicke (Moments dangereux)

13.  (23:03) Auf dem Gipfel (Au sommet)

14.  (27:44) Vision (Vision)

15.  (31:40) Nebel steigen auf (Le brouillard se lève)

16.  (32:04) Die Sonne verdüstert sich allmählich
(Le soleil s'obscurcit peu à peu)

17.  (33:08) Elegie (Elégie)

18.  (35:12) Stille vor dem Sturm (Calme avant la tempête)

19.  (38:02) Gewitter und Sturm, Abstieg
(L'orage et tempête, descente)

20.  (41:53) Sonnenuntergang (Coucher de soleil)

21.  (43:56) Ausklang (Epilogue)

22.  (49:43) Nacht (Nuit)


Pour un rédacteur qui avait la flemme, j'assure, n'est ce pas ?
  

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