Pour comprendre Bud Powell,
il faut avoir lu l’excellent « La danse des infidèles » de Philippe
Paudras. Grand journaliste chargé de faire la promotion du jazz, Paudras fut
l’ami qui permit à Bud Powell de survivre à sa propre déchéance physique et
mentale. Reprenons l’histoire à son commencement, au milieu des années 40, lors
des fameuses soirées du Milton. La révolution bebop n’en est alors qu’à ses
balbutiements lorsque, durant des nuits entières, Charles Mingus, Charlie
Parker et autres Thelonious Monk se succèdent sur cette scène mythique. Après
sa prestation, Art Tatum prit place à une des tables du club. L’homme est
serein, sa performance éblouissante ne sera pas encore dépassée ce soir-là.
C’est du moins ce qu’il pense, mais celui qui a pris sa place derrière le piano
l’intrigue. Le regard de ce musicien semble se perdre dans le vide, Bud Powell enchaînant les notes tel un somnambule inconscient de ses actes.
Son jeu avait la finesse des
grands compositeurs européens, prouvant ainsi que les compositeurs de jazz
doivent autant à Chopin, Stravinsky et autres Mozart, qu’à leurs homologues. Le
génie du jazz se situe aussi dans cette double influence, qui lui permet de
faire le lien entre la richesse de la musique européenne et le swing sacré de
la musique dite noire. Cela permet également de souligner que cette double
filiation fut perpétuée autant par des musiciens noirs que par des musiciens
blancs.
Bud Powell acheva donc sa prestation et demanda à Tatum ce qu’il en avait pensé. Connu pour être avare en compliments, Art se contenta de signaler que la main gauche de son interlocuteur était un peu faiblarde. Vexé par cette remarque, Bud se lacéra alors le membre incriminé à l’aide d’un canif. Il reprit ensuite place derrière le piano, sa précieuse pogne ruisselant d’un sang coulant sur les touches blanches du clavier. Sur le visage du pianiste, on ne lisait aucune colère ou douleur, il arborait toujours le même visage de marionnette possédée par le dieu du swing. Les notes s’enchaînèrent avec la même fluidité, ses chorus complexes parvenaient à séduire dès la première note. Lorsqu’il termina sa prestation, l’instrument était marqué par les traces sanguinolentes du génie sacrificiel de Bud. Art Tatum demanda alors pardon pour l’affront qu’il fit subir à ce génie.
Les soirées du Milton
permirent également à Bud de se lier d’amitié avec un autre pianiste
révolutionnaire : le grand Thelonious Monk. L’éternel enfant qu’est Bud
trouva en Monk un alter ego aussi fragile et original que lui. Malgré son
impressionnante carrure, Monk fut un personnage perturbé dont le cerveau en
surchauffe paralysa parfois le corps. Il lui arriva ainsi de rester paralysé au
milieu du chaos New Yorkais, tel un automate en panne de batterie. Monk était
également un musicien dont les collègues redoutaient les sautes d’humeur, le
mépris de la critique et du grand public lui ayant provoqué une frustration
toujours prête à exploser dans de grandes crises de colère. Le destin avait
donné à l’auteur de « Monk’s dream » le rôle de génie maudit, rôle
que Bud Powell ne tarda pas à endosser également. Le malheur le frappa après un
concert, lorsqu’un policier au képi trop serré s’acharna sur son visage
innocent. Notre pianiste découvrit alors l’origine du terme "bebop", qui
décrivait le bruit de la trique policière lorsqu’elle s’abat sur la tête d’un
noir.
"Bebop" fut donc le bruit transformant les rêves de Bud en cauchemars, le son qui dérégla sa précieuse harmonie psychique. Le reste de sa vie fut ainsi fait d’électrochocs et de brimades, un enfer qu’il ne put supporter qu’en jouant sa musique. Powell était alors un grand enfant martyrisé par une femme dilapidant ses cachets et ses royalties. En dehors de la musique, ses rares instants de bonheur sont racontés dans « La danse des infidèles » de Philippe Paudras. Auprès de cet éternel enfant, le journaliste joua le rôle de père compréhensif et attentif, empêchant souvent une femme vénale de détruire le génie de son brillant conjoint.
[Thelonius Monk et Bud Powell] Car Bud était sans aucun doute un génie, ses notes s’enchaînaient avec cette évidence caractérisant les grands compositeurs. Sur
un « Poco loco », il enchaîne les notes avec une vélocité rappelant
le chant de celui que l’on surnomma Bird. L’influence de Monk lui apprit à
utiliser ces fameuses blue notes, ces ruptures inattendues entretenant un swing
irrésistible.
Bud Powell joue du piano comme d’autres respirent, avec ce naturel et cette spontanéité correspondant si bien au personnage poétique qu’il est. Sur « Dance of the infidèle » ses notes sautillent comme une bande de chatons découvrant le monde pour la première fois. Certains trouveront mon image un brin enfantine, mais la musique de Powell est également emprunte de cet enthousiasme enfantin que l’homme ne perd que trop vite. « The amazing Bud Powell » montre la quintessence de cette innocence raffinée, un titre comme « Parisian Toroughfare » achevant d’imposer son auteur parmi les plus grands compositeurs de tous les temps.
Assez peu saluée lors de sa grande période, l’œuvre de Bud Powell fut redécouverte lorsqu’Ornette Coleman affirma avoir construit son jeu en copiant ses enchaînements. Notre pianiste aimait trop les belles mélodies pour se réjouir de l’hommage que lui rendait l’inventeur de la cacophonie free jazz. Cette publicité lui permit néanmoins de connaître ses dernières heures de gloires, avant qu’il ne meure emporté par la tuberculose en 1964. Il laisse derrière lui une œuvre fascinante, une musique aussi splendide et bouleversante que la complainte d’un ange dont on a arraché les ailes.
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