samedi 17 novembre 2018

DEBUSSY – Pelléas et Mélisande (1893-1902) – Claudio ABBADO (1991) – par Claude Toon



- Tiens M'sieur Claude… 2017 l'année des compositeurs oubliés… 2018 sera-t-elle l'année de l'opéra ? Puisqu'en huit ans, une seule chronique a été publiée, en 2016, Salomé. M'sieur Pat avait abordé le sujet de son côté cela dit…
- Je ne suis ni un grand amateur ni un spécialiste d'opéra Sonia, je tente donc de parler de ceux que j'aime : Tristan de Wagner en mars et Pelléas et Mélisande aujourd'hui…
- Ça me dit quelque chose cette légende, des amants maudits au moyen-Âge, un peu comme dans Tristan et Isolde d'ailleurs…
- Oui, c'est exact. Mais Debussy étant un franc-tireur, il écrira une œuvre très nouvelle, un chant psalmodié presque parlé, une musique étrange, un écrin sonore…
- Hum hum. Vous avez choisi une distribution pas complètement francophone, mais plutôt cosmopolite à lire la jaquette…
- Oui Sonia, une grande version homogène et exaltée par la beauté sonore de la philharmonie de Vienne dirigée par un italien, le pays de l'opéra, même si celui-ci est tout sauf du bel canto !

Debussy en 1893
Au terme d'opéra, Debussy préférait celui de Drame Lyrique. Remontons le temps, en 1892, Debussy a 30 ans et n'est pas encore très connu sauf dans quelques salons mondains où sont joués : son quatuor, quelques mélodies et pièces pour piano. Boulevard des Italiens, il feuillette une pièce de Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande. Il adore ce drame très proche par son synopsis de Tristan : une princesse mystérieuse, une femme-enfant, un mari trop jaloux et trop âgé, l'amour interdit jusqu'à la mort avec le jeune demi-frère du mari. Debussy aime le style wagnérien, il a fait le voyage à Bayreuth en 1888. Ah, Wagner, le maître des tragédies lyriques sans récitatifs. Il adoptera le concept de la narration en continu via des scènes enchaînées, exigera des chanteurs de servir le texte et la psychologie des personnages et non l'inverse, comme beaucoup d'opéra et opérettes de l'époque. ("Ah je riiiiis", etc.). Le 17 mai 1893, on donne une unique représentation de la pièce à Paris. Une occasion de conforter Debussy dans son projet. Bien sûr, le problème de droit d'adaptation se pose ! Encouragé par son ami Ernest Chausson, Debussy se rend à Gand en compagnie de Pierre Louÿs pour rencontrer le dramaturge, futur prix Nobel de Littérature. Il ne faut pas oublier que cette pièce inspirera par son souffle tragique bien des compositeurs, et de citer : Sibelius, Fauré et Schoenberg pour les plus connus. La rencontre est très cordiale et le compositeur se voit autorisé à faire quelques coupures en guise d'adaptation.
Maurice Maeterlinck
Avec passion, le travail de composition avance vite, puisque la partition non orchestrée est terminée en 1895. Pourtant il faudra 7 ans de patience pour aboutir à sa création à l'Opéra-comique en 1902 ! Toujours les mêmes raisons : ce n'est pas une commande, Debussy a fait cavalier seul, l'écriture tant sur le plan musical que sur le plan lyrique ne correspond en rien au standard de l'époque friande d'œuvres légères et un peu simplistes. La création a lieu le 30 avril, Albert Carré directeur de l'Opéra-comique avait donné son accord un an auparavant… Une première qui restera dans les mémoires, un peu comme le Sacre du printemps de Stravinsky dix ans plus tard.

Rien ne prédispose l'œuvre à triompher. Un conflit entre Maurice Maeterlinck et Debussy éclate. Les deux hommes avaient un accord tacite : Mélisande devait être interprétée par Georgette Leblanc, la compagne de l'écrivain. (Dis donc Rockin', c'était la sœur de Maurice Leblanc, le papa d'Arsène Lupin.) Après audition, Debussy et Carré imposent une jeune soprano écossaise, Mary GardenMaeterlinck est furieux, se croyant encore en un temps où l'on impose une favorite. La polémique enfle, on parle de procès et même d'un duel 😄 ! Les copies pour les musiciens sont bourrées de fautes et illisibles au niveau des altérations (du sabotage semble-t-il). De plus, les instrumentistes ne sont pas familier des hardiesses solfégiques de Debussy. Maeterlinck lui souhaite un bide. Il sera stupidement satisfait, car le public déconcerté réserve un accueil glacial à cette nouveauté. Lors de la réplique de l'héroïne "je m'ennuie" avec un accent scottish délicieux, un spectateur crie "NOUS AUSSI". André Messager qui dirige cette première ne se démonte pas… Les critiques sont divisés, cela dit, Debussy, critique lui-même, n'en a cure…
Les reprises apporteront des partitions soignées et très détaillées et, rapidement, Pelléas et Mélisande se hissera au rang des chefs-d'œuvre lyriques les plus joués sur la planète.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Mary Garden est Mélisande en 1902
Comme Tristan, Pelléas et Mélisande s'inscrit dans le courant des tragédies médiévales très en vogue à l'époque romantique. Ernest Chausson, de son côté et comme mentionné il y a deux semaines avait composé un opéra sur les légendes arthuriennes.
Les liens familiaux entre les personnages sont complexes et un petit schéma évite des explications embrouillées :
Dans un château lugubre, le vieux roi Arkel n'a guère que sa soi-disant sagesse comme passe-temps (le vice des vieillards disait Bernanos). Sa fille Geneviève, elle aussi grand-mère, une femme douce mas geignarde, a eu deux fils issus de deux mariages : Golaud au caractère jaloux, puis Pelléas, jeune homme fougueux. Une génération sépare donc les deux demi-frères. Yniold, né d'un premier mariage de Golaud, a une dizaine d'année.

Résumé succinct du drame : Golaud s'est égaré dans la forêt et son cheval est mort… Il entend les pleurs d'une jeune femme, une adolescente, prostrée près d'une ancienne fontaine. Il la réconforte, apprend son nom : Mélisande, et lui propose de l'emmener à l'abri au château. Dans la fontaine, la jeune fille a jeté une couronne !  On ne connaîtra jamais les origines de Mélisande. Golaud, veuf et déjà âgé, un homme taciturne, épousera Mélisande. L'énigmatique demoiselle s'ennuie ferme dans la forteresse délabrée. Elle sympathise avec le jeune et joyeux Pelléas. Golaud n'est pas aveugle et maltraite son épouse, lui reprochant d'en pincer pour son demi-frère ; d'autant que celle-ci a perdu son alliance près du rivage lors d'une rencontre avec Pelléas… La haine entre les deux hommes est inévitable.
Un soir, en utilisant son gamin Yniold perché sur ses épaules pour espionner dans une chambre (scène terrible), les jeunes gens sont surpris ensemble. Yniold, otage des rivalités entre adultes, nie y voir un jeu de séduction. Face au danger, Pelléas et Mélisande se rencontrent pour une dernière fois dans le parc. Ils s'avouent leurs amours réciproques. Golaud les surprend et tue Pelléas. Lors du dernier acte d'une seule scène, Mélisande se meurt d'avoir mis au monde une fillette avant terme. Golaud la supplie d'avouer de qui est le père, mais Mélisande meurt en emportant son secret.

Jean Perrier est Pelléas en 1902
La trame psychologique du drame est assez évidente, mais attardons-nous sur l'essentiel de la conception de Debussy, une vision qui sied particulièrement bien à l'artiste et au personnage épris par nature d'indépendance.
Mélisande tente d'échapper au destin qui l'asservit aux hommes. La couronne jetée ? Sans aucun doute le rejet un mariage arrangé avec un roi brutal et vieillissant qu'elle a fui. Arkel radote une philosophie désuète, "Je ne me suis jamais mis en travers d'un destin", Geneviève vit dans le passé et accepte, enchaînée à la rigueur de son éducation, les strictes règles médiévales ; Golaud, chevalier et donc guerrier dans l'âme, impose son dictat en prince qui a tous les droits. Trois personnages qui symbolisent l'univers ténébreux du château et l'impossibilité de vivre l'amour ou le bonheur sans entrave. La grisaille ronge leurs psychés. On parlera même de renoncement pour les deux ancêtres. Golaud, de par la rigidité des mœurs de l'époque, soufre d'un conflit intérieur, d'une frustration qui le mènera à la jalousie envers l'insouciance juvénile de Pelléas. Sans compter le sentiment d'être bafoué comme époux. Deux motifs pour l'entraîner à la violence incontrôlée… Mélisande et Pelleas ne rêvent que de lumière et d'autonomie. Ils espèrent trouver le soleil à travers une relation amoureuse hélas impossible et contraire aux usages. Le petit Yniold aussi cherche la lumière, celle des plaisirs simples de l'enfance, un gosse captif d'un père qu'il évite.
Debussy jouera avec habileté sur cette opposition entre les ténèbres et les lumières intérieures. Les scènes graves et conflictuelles sont toutes vécues dans des lieux obscurs : la forêt inextricable, les pièces humides du château, les souterrains dans lesquels s'ouvrent les oubliettes. Les jeunes amis (amants ?) se côtoient à l'extérieur, dans le parc, près de la mer ou d'une fontaine, la magie apaisante de l'eau. L'eau symbolisée par le flot des cheveux dorés de Mélisande, chevelure virevoltante qui contribue à animer une scène amoureuse. Résumons en quelques mots : Maeterlinck et Debussy fustigent les souffrances liées à toutes les raisons d'état, la soumission obligatoire des femmes au patriarcat, l'hypocrisie des règles sociales parfois encore appliquées jusqu'à l'absurde comme le droit de tuer au nom de l'honneur. (Le texte se révèle militant et moderniste, même si le style littéraire un tantinet emphatique accuse son âge. Depuis 120 ans, la réplique "Je vais dire quelque chose à quelqu’un" fait ricaner, certes 😄.)
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Maria Ewing
La distribution :
Mélisande : d'origine américaine, Maria Ewing fit ses débuts en Europe à la Scala dans le rôle de Mélisande. La chanteuse possède une tessiture très large, de soprano à Mezzo. Longiligne et d'une beauté énigmatique, la diva interprétera le rôle si difficile de Salomé de R. Strauss en terminant la danse des sept voiles comme le souhaitait Oscar Wilde… dans le plus simple appareil ! Elle sera aussi une vaillante Carmen. Un atout supplémentaire : son élocution française est parfaite.  
Pelléas : les fans de cet opéra sont très sensibles à la qualité de la diction, la ligne de chant debussyste mi parlée mi chantée faisant apprécier les distributions francophonee (avec de belles voix, bien entendu). François Le Roux, né en 1955, partage avec Jacques Jansen (1913-2002) le titre de meilleur Pelléas du XXème siècle. Point commun aux deux hommes : chanter comme baryton martin, soit une voix oscillant entre ténor et baryton. En début de carrière François Le Roux chantera Pelléas, un rôle de ténor nécessitant une voix juvénile, presque innocente, puis plus tard, à partir de 1997, il a interprété Golaud. Son répertoire est très vaste, de Monteverdi à l'opéra contemporain.
François Le Roux
Golaud : on ne présente plus José van Dam, baryton-basse belge, né en 1940. Il a chanté les grands rôles sur toutes les scènes du monde. Il participe à la création de l'opéra fleuve Saint-François d'Assise d'Olivier Messiaen en interprétant le rôle-titre. Anecdote : en 1997, il a repris le rôle de Don Quichotte écrit par Jacques Brel 30 ans auparavant… L'un des chanteurs les plus appréciés du maestro Herbert von Karajan pour lequel il avait déjà chanté Golaud et moult oratorios, requiem, etc.
Arkel : encore un français en la personne de Jean-Philippe Courtis né en 1951. Une basse assez légère qui rajeunit le rôle d'un roi octogénaire. Là encore une carrière éclectique à développer lors d'un autre article.
Geneviève : Christa Ludwig ! DG et Abbado ne se refusent rien en confiant ce petit rôle de mamie à l'une des plus belles voix de Mezzo du XXème siècle. Cette grande dame a 63 ans lors de l'enregistrement. En fin de carrière, la légère fatigue de la voix apporte un réalisme bouleversant dans ce rôle. À mon sens l'interprète mahlérienne la plus fascinante avec Katleen Ferrier, notamment le Chant de la Terre avec Otto Klemperer. Encore une élocution limpide et pas de chevrotements que suscite le rôle.
Yniold : la difficulté de la distribution : un enfant. Confié le rôle à un jeune soliste d'une chorale haut de gamme est tentant. C'est rarement une réussite car la scène où son père lui fait espionner les activités nocturnes de Mélisande demande "du coffre". On préfère souvent recourir à une soprano. Aux difficultés lyriques s'ajoutent celles du gabarit. Au disque, le problème ne se pose pas et c'est Patrizia Pace, soprano dans la vingtaine à la voix séraphique mais puissante que choisira Abbado. J'avais mentionné la prouesse d'une jeune soprano française, Amel Brahim-Djelloul, adorable petite chanteuse déguisée en garçonnet et qui avait bluffé le TCE perchée sur les épaules de Laurent Naouri. Relire la chronique consacrée à cette chanteuse dans un programme de chants traditionnels arabo-andalous (Clic).
Deux autres petits rôles : un berger chanté par Jean-Philippe Courtis (c'est assez fréquent de faire chanter cette figuration par l'interprète de Arkel) et un médecin, ici la basse Rudolf Mazzola.
Et puis l'Orchestre Philarmonique de Vienne sonne comme jamais (pléonasme). La partition orchestrale toute en demi-teinte de Debussy, cristalline et élégiaque, est merveilleusement mise en valeur par le chef et les ingénieurs du son, sans jamais couvrir les voix.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

José van Dam
Comme tout opéra, commenter scène par scène n'aurait qu'un pseudo intérêt intellectualisant… Debussy voulait entendre jouer Pelléas et Mélisande en continu, sans pause. Il acceptera d'ajouter une petite introduction et quelques intermèdes orchestraux pour d'évidents problèmes de logistique lors des changements de décors.
À ce propos, l'orchestration, par ses riches sonorités et son effectif imposant, tourne le dos à celle un peu immuable du romantisme traditionnel, surtout au niveau des percussions métalliques (on ne trouve pas de grosse caisse ou de tambour, tout n'est que légèreté) :
3 flûtes (+ piccolo), 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes, 3 bassons, 4 cors en fa, 3 trompettes en fa, 3 trombones, 1 tuba, 3 timbales, cymbales, triangle, glockenspiel, cloche, 2 harpes et les cordes. Même en 1902, en France, cette luxuriance n'est pas encore en usage, à l'opposé de ce que l'on peut entendre dans les poèmes symphoniques de Richard Strauss outre-Rhin. L'orchestre, contrairement aux effets recherchés par Wagner, ne monte jamais vraiment le ton, pas de tutti ou de climax apocalyptiques comme dans le Ring.
Écoutons quelques passages clés pour cerner les qualités exceptionnelles de cet enregistrement.

Introduction - Acte 1- Scène 1 (Golaud et Mélisande) : les ténèbres et la mélancolie omniprésentes dans l'œuvre guident les premières mesures notées "Très modéré". Violoncelles, contrebasses et bassons symbolisent les bruissements de la sombre forêt dans laquelle erre Golaud, perdu, un motif très articulé. Debussy ajoute la notation "très expressif". La mélodie est au diapason du climat médiéval et crépusculaire de l'ouvrage mais rejette toute monotonie. Une brume qui se doit mouvante et rapidement éclairée par le jeu pp des bois. On retrouve le mystère et les teintes mordorées qui feront miroiter l'expressionisme de La Mer en 1905. Dans cet enregistrement, on attend absolument tout ! Même les roulements de timbales notés ppp. En une minute, nous touchons à l'essence du style musical surprenant de la partition : une musique qui sert d'écrin au drame, souligne ou plutôt accentue le sens des répliques, des émotions, des chagrins. On ne distingue pas nettement de thème ou de leitmotiv. Le concept n'est pas exempt de maladresses comme les trilles de cuivres sur le mot "sanglier", un effet un peu facile… [7:50] J'anticipe…
Dale Duesing And Maria Ewing à San Francisco en 1979
L'arrivée de Golaud a dû pour le moins troubler le public habitué aux vocalises et aux airs de bravoures des opéras-comiques. Golaud récite plus qu'il ne chante son désarroi. "Je ne pourrai pas sortir de cette forêt" est prononcé sur une suite presque exclusivement composée de fa en double croche [1:41]. Debussy redécouvre la prosodie ; terminés les airs, le bel canto. La narration semble primer sur le lyrisme. Le lyrisme existe bien et surgit de l'accentuation rigoureuse imposée aux chanteurs. On perd en exploit vocal parfois enchanteur (air de la reine de la nuit de Mozart), ce qu'on gagne en réalisme, en sincérité. Ainsi quand Mélisande prononce "ne me touchez pas", sa détresse devient palpable, théâtralisée [3:36]. Debussy a franchi un pas qui inspirera le Sprechgesang de Schoenberg en 1912 dans le Pierrot Lunaire. Wagner et Verdi recherchaient également une forme opératique chantée dans la continuité, une approche de la déclamation musicale qui devient vraiment manifeste ici, mais les livrets restaient inadaptés. Ainsi dans la fin de la scène 2 de l'acte 2 de Tristan, les chanteurs répètent en boucle et en substance "je t'aime, moi aussi, et inversement, etc." certes dans un crescendo vocal très spectaculaire et poignant (Clic). Dans Pelléas, les personnages "parlent" avec humanité et ne vocalisent pas comme des "virtuoses" de la voix - qu'ils sont pourtant. On ne ressasse pas à loisir, Richard Strauss en adaptant Salomé d'Oscar Wilde fera de même mais dans style vocal plus héroïque.
Après ces considérations, attachons-nous à la fraîcheur de la voix de Maria Ewing. Un aigu limpide et fort, fort car Mélisande, même maltraitée, représente justement une jeune fille combative qui a peur de fuir la brutalité masculine d'un roi inconnu pour une autre prison que représente ce prince déjà "âgé" comme elle croit bon de le préciser sans gêne à Golaud [7:02]. Une première scène où les ressorts dramatiques sont déjà énoncés : le désir d'un amour guidé par la liberté des sentiments et non par l'obéissance au machisme institutionnel et le rejets des conventions. Maria Ewing incarne l'antithèse d'une Mélisande femme-enfant, juvénile mais cash.
José van Dam campe un Golaud fier de sa noblesse, presque sentimental lors de la rencontre avec l'adolescente terrifiée. Le chanteur montre avec vaillance la violence qui sommeille en lui lors de son récit de la chasse qui a mal tournée, un échec banal vécu pourtant comme un affront à son rang. Il cisèle toute la complexité et les contradictions du personnage : le velours et l'acier le plus froid. Sa voix se durcit farouchement dès que Mélisande semble retenir ses confidences. Voici une Mélisande et un Golaud d'exception…
[9:34]  La scène 1 est suivie d'un intermède de couleur brumeuse : de longues phrases aux cordes, l'appel lointain des cors, le portrait de la forêt et de la mer qui cernent le château de Allemonde comme un étouffoir. [9:59] Le balancement du phrasé des cordes pensé par Debussy fait vraiment songer aux "murmures de la forêt" du Siegfried de Wagner, tout comme la rythmique martiale de la conclusion de l'intermède [11:42] nous renvoie au début du sacrifice de Brunehilde dans le Crépuscule des Dieux. Debussy n’était pas sorti indemne de voyage à Bayreuth ou d'une lecture des partitions…

Doris Soffel (Geneviève) et Wolfgang Schöne (Arkel)  (2012)
Acte 1- Scène 2-3 (Geneviève, Arkel,  Mélisande, puis Pelleas) : [12:42]  Geneviève lit une lettre de Golaud à son demi-frère Pelleas. Golaud exprime son désarroi face à son mariage avec Mélisande qui ne semble pas, comme espéré, avoir redonné le goût de la vie à la jeune femme. Un mariage qui par ailleurs a déçu voire irrité son grand-Père Arkel qui avait déniché pour Golaud une promise du nom d'Ursule pour mettre fin à un quelconque conflit entre royaumes. Encore un mariage arrangé, politique, un de plus. Geneviève chante avec résignation en lisant et lors de son dialogue avec le roi Arkel, elle exprime son acceptation des traditions, la domination du patriarche, toujours et encore. La voix de Christa Ludwig a perdu sa superbe en cette fin de carrière et, de fait, souligne d'autant plus la soumission de cette femme qui ne semble savoir penser qu'à travers l'opinion de son père, Arkel. [15:05] Celui-ci, un homme bon, représente cependant la stagnation immuable de la vie dans le château qui l'amène à philosopher des banalités "je ne dis rien […] Je ne me suis jamais mis en travers d'une destinée". Jean-Philippe Courtis possède une voix de basse légère éloquente qui rajeunit le vieillard. Musicalement, ce n'est pas un handicap. Le chanteur met bien en relief par une ligne vocale résolue l'incompréhension d'un roi en rien gâteux, incompréhension et exaspération face à cette alliance entre Mélisande et Golaud qui échappe aux lois médiévales qui dirigent aveuglément son existence. Plus jeune ou plus vieux, il ne soutiendrait ni son fils aîné ni Mélisande, il disserte et soliloque en attendant sa propre fin.
[18:13] Pelléas fait son entrée, embarrassé par un dilemme : une seconde lettre qui lui annonce qu'un ami est aux portes de la mort, ce qui sous-entend un voyage sans doute long. Arkel ne l'entend pas de cette oreille, le père de Pelléas (hors distribution) est alité dans le château. Arkel fait la morale une fois de plus à son petit-fils qui doit privilégier la cellule familiale avant l'amitié… Après cette leçon d'autorité, il sort tandis que Mélisande arrive [19:45] accompagnée par une sensuelle mélopée des violons… (Intermède entre les scènes 2 et 3.)
Geneviève, Pelléas puis Mélisande qui entre. On parle de la pluie et du beau temps au sens propre du terme. Mélisande trouve les jardins bien sombres, une extériorisation de sa morosité, Geneviève évoque le temps qui s'écoule avec monotonie. Cachez votre joie mesdames En deux répliques, livret et musique se conjuguent pour rappeler que l'on s'ennuie ferme au château. Seul Pelléas apporte un peu de gaité et d'évasion en observant un bateau d'où parvient un chant joyeux de marins (chœur hors scène). Le crépuscule se dessine et Geneviève va partir voir Yniold et invite Pelléas à soutenir Mélisande pour descendre le chemin escarpé vers le château. Mélisande comprend que Pelléas risque de partir assister son ami avant son trépas. Surprise ? Déçue ?  Inquiète ? Mélisande réplique pour conclure l'acte 1 "Oh !... Pourquoi partez-vous ?". La tragédie des amours interdits peut commencer. François Le Roux est un Pelléas idéal : une voix de ténor au timbre viril, un jeune chevalier fougueux qui a une décision à prendre mais ne "consulte" son grand-père que par bienséance. La cause du renoncement au voyage ne s'appellera pas "convention", mais Mélisande ! [28:05] Lors de la scène 1 de l'acte 2 qui suit, le drame à venir connaîtra un prélude heureux et tendre par une première approche amoureuse entre Pelléas et Mélisande devisant sur la grève. Debussy offrira alors des reflets chatoyants à sa musique en opposition avec la noirceur de celle de l'acte 1.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

La discographie est pléthorique. Les bonnes gravures se distinguent par la nécessité de la part des chanteurs d'apporter une élocution parfaite du français. Debussy voulait que le texte soit totalement intelligible, d'où le principe du parler-chanter et une certaine discrétion de l'orchestre. On ne sera donc pas étonné de trouver dans les enregistrements marquants des réalisations francophones même anciennes.
En 1942, en pleine Occupation, Roger Desormières réalise la première intégrale en studio. La distribution est totalement francophone : Jacques Jansen (27 ans à l'époque) interprète un Pelléas plein d'innocence et de générosité. Irène Joachim en Mélisande traduit à merveille la dualité de son personnage, entre trouble de l'adolescente et mélancolie amère de ne pouvoir accéder au statut de la femme libérée. Henry-Bertrand Etcheverry est un Golaud plutôt humain, sans doute trop lors des accès de colère. Paul Cabanel (la cinquantaine) campe un Arkel qui n'est pas un vieillard podagre. La Geneviève de Germaine Cernay répond aux exigences du rôle de grand-mère effacée comme l'exigeait Debussy en notant "simplement et sans nuances ". Hélas, malgré un effort évident des techniciens de l'époque, le son 78t est très limité en bande passante. Bouleversant, historique, culte, mais collector (EMI – 5/6).
L'invention du microsillon apporte de nouvelles interprétations de grand intérêt. Dans ma sélection, j'avoue un faible pour celle de Jean Fournet de 1956 en mono. Camille Maurane n'a rien à envier à Jacques Jansen et Janine Micheau nous offre une belle Mélisande. Des disques qui sont des étapes vers l'internationalisation des plateaux que la stéréophonie va provoquer. (Divers labels – 6/6)
Dans les nombreuses versions en stéréo (Ansermet pour Decca avec Camille Maurane, Baudo, que sais-je, des dizaines), le fan de Debussy qu'était Herbert von Karajan se devait d'apporter sa pierre à l'édifice. À la sortie de son second enregistrement en 1978, on apprécia les timbres enchanteurs de la Philharmonie de Berlin. José van Dam est déjà un grand Golaud. Richard Stilwell (Pelléas) a une voix de baryton. Sa conception épique se heurte par moment à son accent yankee. Frederica von Stade imagine en Mélisande une jeune femme déjà adulte plutôt que la gamine ballotée dans cet univers étouffant. Là encore, la performance vocale souffre de défauts de prononciation. La couleur de l'orchestre est magique certes, mais à mon sens un peu en retrait par rapport aux voix. Même à un niveau d'écoute confortable sur du matériel audiophile, certains instruments sont masqués… (EMI – 5/6)

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire