- Eh eh M'sieur Claude…
Encouragé par votre première chronique consacrée à l'opéra, Salomé de Richard Strauss,
vous récidivez avec Tristan et Isolde de Wagner…
- Oui Sonia, un drame de
la passion, avec philtre d'amour et fins tragiques… Drame romantique et
lyrique parmi les plus célèbres et aboutis du répertoire…
- Il paraît que ça dure
longtemps… Et puis vous avez choisi une version live au fameux festival de
Bayreuth dans la salle construite par Wagner himself…
- Oui, en 1966, une
production en stéréo qui rassemblait les plus grands chanteurs wagnériens de
l'époque et une direction trépidante et épique de Karl Böhm.
- Il parait que c'est l'un
des deux ou trois plus grands chefs d'œuvres de la musique occidentale…
- Moui, j'ai lu cela… Il est vrai que par ses dimensions,
l'usage génial des leitmotive et du chromatisme, et l'incroyable scène d'amour
de l'acte 2, l'idée peut séduire les fans de compétition en tout genre. C'est un
peu comme la Joconde, la Divine Comédie de Dante, les Misérables de Hugo ou encore Les
raisins de la colère de Steinbeck, les temps modernes de Chaplin, etc.. Faut dire que le Richard frappe fort…
Photo rarissime : Karl Böhm mdr en répétition |
XXXXX |
Je
commence ma 8ème année au service du Deblocnot… Pour tenter de
partager ma fascination, sans parler pour ne rien dire, sur un pareil
monument, il faut bien ce temps de réflexion. Tristan et Isolde est
l'opéra de tous les superlatifs. En salle, vous vous embarquez pour 5
bonnes heures avec les entractes. L'action est réduite au minimum comme si Wagner avait voulu concentrer son œuvre sur
le texte, la musique, la dramaturgie et la psychologie tourmentées, en effaçant
les scènes intrépides et fantastiques typiques du Ring. Ce Ring
qui était alors en gestation
depuis quelques années lors de la composition de ce drame plus passionnel. Der Ring des Nibelungen : un cycle de quatre opéras "copieux" qui est à l'art Lyrique ce que
le Seigneur des anneaux de Jackson est au cinéma. L'heroic fantasy
a-t-elle été inventée par Wagner
plus que par Tolkien ? Bonne
question… Cela sera une autre histoire…
Superlatif
disais-je. Les rôles titres sont éprouvants par leurs durées en scène et les
exigences vocales requises en termes d'endurance et de puissance : ténor "héroïque"
pour monsieur et soprano "dramatique" avec voix de stentor pour
mademoiselle. Encore d'autres particularités : l'orchestration est imposante
pour l'époque (1865) et anticipe les
excès d'un Verdi, d'un Richard Strauss ou d'un Mahler de la fin du XIXème
siècle. De plus, comme toujours, si Wagner
s'inspire des légendes moyenâgeuse et celtique, il écrira lui-même le livret,
un poème d'environ 2000 vers. Et pour conclure, si l'on peut dire, la liste des
médailles à attribuer : je citais en papotant avec Sonia " l'incroyable
scène d'amour de l'acte 2" ! Ce duo, d'une sensualité
quasi scandaleuse pour l'époque, se prolonge près de trois-quarts d'heure à lui seul !
Pas d'échappatoire, on entre en hypnose ou on craque 😊.
Disque
ou DVD ? Les deux sont d'un intérêt égal même si le réel statisme de l'intrigue
rend moins indispensable le support des images que pour les opéras plus
trépidants avec mise en scène chatoyante (Aïda, Turandot, Le Ring
bien sûr). La maîtrise du chant et la qualité de la direction, l'unité entre
les deux, sont primordiaux pour cette œuvre. Et là, mes amis, avec cette
gravure live captée au Festival de Bayreuth en 1966, on touche au Nirvana ! Ce n'est pas la seule grande
interprétation évidement mais le duo Nilsson-Windgassen a-t-il été surpassé depuis ? Pas
certain… L'équipe de chanteurs choisie par Carlos
Kleiber en studio ? On verra cela à la
fin.
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Tristan et Iseult modernes au ciné (Kevin Reynolds - 2006) |
En
2013, lors de la parution d'un album
anthologique de notre super ténor "héroïque" du XXIème siècle,
Jonas Kaufman, j'avais déjà rédigé une biographie
de Richard Wagner, compositeur, philosophe et
mégalo. Alors, pour tout savoir (Clic).
En
1857, Richard
Wagner travaille déjà sur le Ring. Il a vu bien grand avec une
œuvre de 15 heures en quatre parties, près de cent leimotive musicaux à entrelacer, un poème de
8000 vers, en un mot un blockbuster lyrique, une franchise avant l'heure. Même
ce surdoué est momentanément dans l'impasse. Par ailleurs, sa vie affective va bon train, quel chaud-lapin ! il voue un amour (platonique ?) à Mathilde Wesendonck, une poétesse, bien qu'il soit déjà marié
à Minna et, comme si tout cela ne suffisait pas, il est de moins en moins insensible aux charmes de Cosima
Bülow-Liszt, et patati et patata. Des tribulations people détaillées dans l'article mentionné ci-dessus qui, loin de perturber sa production, la stimulent. Une vie amoureuse aussi
agitée et sans scrupules peut expliquer le choix du sujet de son opéra : les amours impossibles entre Tristan et Isolde à l'image de ceux entre Mathilde et lui-même. Par ailleurs, en bon romantique, Richard
Wagner aime s'inspirer de la littérature courtoise et de légendes médiévales avec leurs aventures chevaleresques. Dans le cas
présent : Tristan et Iseult, une compilation
de textes normands, celtes et irlandais du XIIème siècle.
Il
suspend donc son travail sur la Walkyrie (Ring épisode II). Par ailleurs, il va se
trouver un nouvel admirateur, et de poids, financièrement parlant : Louis II de Bavière, le roi infantile et totalement
givré qui fit construire le château féérique et digne de Disneyland sur une
montagne.
La fosse d'orchestre au Festspielhaus de Bayreuth XXXXXX |
En
deux ans, de 1857 à 1859, les 2000 vers et les 459 pages de
la partition géante sont écrits (Clic). Tristan et
Isolde attendra sa création le 10 juin 1865 à la cour du roi par Hans von Bülow, aucun ténor n'osant relever immédiatement le gant. Dans les mois qui
suivent la première, Richard taxe l'épouse du
maestro méritant, Cosima (enceinte). Mais, contrairement aux personnages de l'opéra, personne n'en meurt, malgré le scandale.
L'œuvre est un succès total par son ambition, son originalité et ses audaces
musicales. L'intelligentsia européenne est fascinée…
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Le drame se déroule en 3 actes. Un long
prélude symphonique ouvre l'opéra. Il est construit
autour des leitmotive principaux et souvent joué en concert seul, et suivi de la musique de la mort d'Isolde (Liebestod). L'ensemble fait
penser à un poème symphonique.
Acte 1 : À bord d'un navire, le chevalier Tristan accompagné de
son fidèle écuyer Kurwenal a pour
mission de ramener Isolde, princesse
d'Irlande, qui doit épouser l'oncle de Tristan,
Marke, roi de Cornouailles. Les
relations entre les deux jeunes gens sont tendues car Isolde a reconnu en Tristan
celui qui a tué au combat son fiancé Morold.
Isolde soigna un temps une blessure au combat
de Tristan, mais il ne l'a pas reconnue.
Tristan refuse même, pour des
raisons de protocole, de répondre à une demande d'entrevue d'Isolde. Isolde enrage car, secrètement, elle en pince pour Tristan tout en le maudissant pour ce
mariage arrangé à des fins politiques avec un roi vieillissant. Elle décide de
mettre fin à son existence tout en entrainant Tristan dans la mort en partageant avec lui un breuvage empoisonné.
Elle confie son projet à sa fidèle servante Brangäne. Cette dernière ne peut se résoudre à cautionner
l'irréparable et remplace le poison par un philtre d'amour que les deux futurs
amants, que tout oppose en apparence, boivent ensemble… Ils s'avouent leur
passion réciproque…
Acte 2 : Le roi Marke part à la chasse à l'instigation
de Melot, un ami de Tristan. Tristan rejoint Isolde
dans son jardin privée. Dans un long dialogue nos deux héros confient leurs sentiments
réciproques. Trois quart d'heure d'un tête-à-tête empreint de violence et de tendresse. Puis la sensualité
exacerbée va prendre possession des deux amants qui s'enlacent. Brangäne, en voix "off",
intervient hors champ et souligne le danger d'une telle ivresse charnelle, de
son caractère éphémère. Par ce chant immatériel prend place le concept de
"la mort dans l'amour",
clé philosophique et mystique de l'ouvrage (Liebestod
en allemand).
Le
roi Marke revient avec ses compagnons et surprend Tristan et Isolde en pleine étreinte. En réalité, la chasse n'a jamais eu lieu
et n'était qu'un leurre ourdi par Melot
(qui aime Isolde lui aussi !). Stratagème pour
confondre et trahir ainsi, par jalousie, son ami Tristan. Le roi Marke
est bouleversé par la déloyauté de Tristan
mas ne crie pas vengeance. Tristan semble
vouloir occire Melot, mais lache
volontairement son épée, permettant ainsi au fourbe Melot de le pourfendre…
Birgit Nilsson et Wolgang Windgassen |
- Eh bien M'sieur Claude… Il y a beaucoup de décès dans cette scène finale 😔.
Côté musique, Wagner fait appel à un orchestre imposant qui doit lui permettre de satisfaire son désir de rechercher un nouveau langage musical à la limite de la tonalité classique, d'illuminer le chant de timbres mystérieux :
3 flûtes, 1 flûte piccolo, 2 hautbois, 1 cor anglais, 1 cor anglais (sur scène), 2 clarinettes en la, 1 clarinette basse en si bémol, 3 bassons, 4 cors en fa, 6 cors en do (sur scène), 2 trompettes, 3 trompettes en ut (sur scène), 3 trombones, 3 trombones (sur scène), 1 tuba, timbales, cymbales, triangle, harpe et cordes.
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Chista Ludwig est Brangäne |
Martti Talvela est le roi Marke |
Dès
1957, nouvelle équipe pour Tristan
: le duo Birgit Nilsson & WolfgangWindgassen va occuper quasiment en
continu la scène pendant plus de dix ans, l'orchestre incandescent de Karl Böhm assurera aussi la légende par
des tempi allants qui ne laissent pas les personnages s'écouter chanter. En 1966, une gravure mêlant les meilleures
captations paraît chez DG. Le malicieux maestro a demandé à ses chanteurs de
donner le maximum de leur talent lors de ce marathon lyrique, à raison d'un
acte différent par soirée. Le spectacle est rôdé depuis dix ans et les deux
solistes sont au sommet de la maîtrise. Pourtant ils approchent voire dépassent
la cinquantaine. La soprano suédoise Birgit Nilsson
ajoute ainsi à des moyens vocaux hors normes son expérience de tragédienne
acquise au fil des ans. Wolfgang Windgassen
n'est pas un ténor héroïque, mais avec Wieland,
on cherche moins à hurler qu'à émouvoir et le chanteur apporte au rôle de Tristan une humanité et une jeunesse
virile sans égales. Par ailleurs, contrairement aux vieilles cires, la prise de
son est exceptionnelle de clarté et de dynamique. Bref un disque mythique est né.
Sans doute pas le seul bien entendu, mais oui, pour répéter la citation de Julien Marion : "no default"
!
Pour
compléter la distribution : la mezzo-soprano d'exception Christa
Ludwig incarne Brangäne
et la basse puissante mais veloutée d'origine finlandaise Martti
Talvela endosse le costume du roi Marke (un colosse de 130 kg et de 2,03 m). Un roi Marke rajeuni et noble, là où l'on s’était habitué à des chanteurs plus âgés et chenus pour justifier la sagesse du personnage. Un chanteur qui sera
aussi un grand Sarastro de Mozart…
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Bayreuth 1966 |
Tristan et Isolde n'est pas un opéra facile ni grand
public malgré son succès garanti depuis 150 ans. Suivre le texte est essentiel à la
compréhension (traduction dans les livrets ou sous forme de livre de poche). Puis,
tenter de se laisser émouvoir par la musique, sans repère thématique ou rythmique marqué,
nécessite de libérer son esprit. J'ai des amis qui soupirent d'ennui au bout
de vingt minutes. Il y a une logique très humaine à cela : Wagner
a composé à l'évidence cet opéra pour lui-même, comme une thérapie pour assumer
sa libido tous azimuts. Un créateur orgueilleux et mégalo sans doute, mais un génie
quand même. Et je dois avouer que lorsque l'on se prend au jeu, chaque écoute
apporte des découvertes nouvelles dans cet univers dramatique et sonore
inépuisable…
Prélude : l'écriture de
Wagner tourne totalement le dos à
l'héritage des formes de l'époque classique, avec ses airs, ses récitatifs, une
thématique musicale comparable à celle des symphonies et, plus généralement,
des formes sonates. Si les compositions de Mozart
dans des chefs-d'œuvre comme Don Giovanni représentent
l'archétype de ce style, on en rencontre les derniers soubresauts dans Falstaff
de Verdi en 1893, l'ultime opéra du concurrent
italien de Wagner (air et chœur final). Wagner invente la mélodie en continue
articulée autour de leitmotive, des motifs de quelques mesures qui
ressurgissent ici et là pour accentuer les intentions émotionnels du texte
chanté, texte lui-même comparable dans sa rédaction à une pièce en vers d'un Shakespeare.
Depuis
plus d'un siècle, il y a débat sur le nombre de leitmotive imaginés par Wagner. (Il n'a laissé aucune indication
précise à ce sujet.) La première analyse de premier plan est le fruit du travail
du pianiste, compositeur et musicologue français Albert Lavignac (1846-1916) qui en détermine une trentaine. Des
études plus ardues ont porté ce nombre à 46 ou plus, certains leitmotive étant
dérivés d'autres et plus difficiles à discerner. Tout cela pour souligner
comment une mélodie unique de 1H20 par acte ne tourne pas en rond ni ne part dans
tous les sens, bien au contraire. Chaque leitmotiv exprime une idée concrète ou
abstraite. Certains se superposent entre les portées et sont appliqués soit à
l'accompagnement instrumental soit à la ligne de chant. Voici la liste établie
par Lavignac avec, en mauve, ceux
rencontrés dans le Prélude. A droite : la réduction pour piano des premières mesures avec les leitmotive 1 & 2.
1. L’Aveu
2. Le Désir
3. Le Regard
4. Le Breuvage
d’amour
5. Le Breuvage
mortel
6. Le Coffret
magique
7. La
Délivrance par la mort
8.
La Mer
|
9.
La Colère
10. La Mort
11. Gloire
de Tristan
12. Tristan
blessé
13. Tristan
héroïque
14. Le Jour
15. L’Impatience
16. L’Ardeur
|
17. L’Élan
passionné
18. Le
Chant d’amour
19. Invocation
à la Nuit
20. La Mort
libératrice
21. La
Félicité
22. Le
Chant de mort
23. Le
Chagrin de Marke
24. La
Consternation
|
25. La
Solitude
26. La
Tristesse
27. L’Allégresse
de Kurwenal
28. Karéol
29. La Joie
|
Bayreuth 1966 (Acte 2, décor très très sobre...) |
Du
silence surgit un arpège crescendo et crépusculaire de quatre notes aux violoncelles
: (1) (l'aveu), concept
primordial dans une tragédie rongée par la trahison et les désirs inavoués. [0:12]
(2) Un accord marqué (dit de "Tristan")
permet l'enchaînement sur un second leitmotiv en réponse à la question posé par
l'aveu (de quoi ?) : le désir.
Ce motif plus complexe, étrangement mélancolique et enflammé à la fois, est
joué par le groupe des bois. Ce "groupe 1
& 2" sera répété trois fois, précédé à chaque fois d'un long silence. Le silence devient musique, symbolisant
le néant vers lequel les personnages vont se diriger, le silence du tombeau. [1:32]
Un pizzicato dramatique introduit (3) "le regard",
un thrène langoureux et extatique chanté par les cordes et des cuivres en
sourdines. Enchaînement sur (4) puis (5) [1:48] et exposé par tout l'orchestre
de la référence au philtre d'amour
vs le philtre de mort. (6) [3:29] repris à [3:57] plusieurs
évocations du coffret magique gardé
précieusement par Brangäne et contenant les deux philtres. Évidemment, Wagner ne colle en aucune manière ces
motifs en kyrielle. L'orchestre, somptueux de souplesse et d'articulation dans
sa méditation, fusionne tous ces matériaux au sein d'une sensuelle mélopée très
variée. (7) [6:19] Thème fondamental de la "délivrance
par la mort". Cette idée inspirée de la lecture de Schopenhauer
désigne la mort comme l'ultime frontière libérant des souffrances d'un amour trop passionné,
mythe résolument romantique. D'où un leitmotiv assez développé, imposant un
climat indéfini oscillant entre l'extase et les larmes. La musique se prolonge
ainsi, entrelaçant les thèmes pour suggérer les étreintes amoureuses et fatales
des deux protagonistes. Fin à [10:38]
James Franco : Tristan & Sophia Myles : Yseult (2006) |
[1:29:08]
La célèbre scène
2 réunit Tristan et Isolde dans un long duo amoureux scindé
en trois parties.
a) Un intermède orchestral joyeux
et primesautier accompagne les retrouvailles des deux jeunes gens dopés par
l'effet "aphrodisiaque" du philtre (on peut le croire). Un premier
duo se déchaîne, frénétique, volontairement et subjectivement "brouillon" pour souligner la
frénésie qui les gagne. Wagner a écrit des répliques qui se limitent
parfois à deux mots pour accentuer cette euphorie diabolique. Les instruments épousent la cadence insensée imposée aux
chanteurs : un fracas féroce qui ne laisse aucune place à de belles envolées sentimentales se rependant à l'unisson dans l'orchestre, évitant ainsi le piège de l'harmonie compassée, ce qui laisserait supposer à tort que le couple a déjà plongé dans la
sensualité. Un soutien symphonique des voix plus coloré, agreste et débridé existe-t-il
ailleurs dans l'histoire de l'opéra ? Rarement…
Karl Böhm obtient un miracle de transparence dans sa confrontation avec l'effervescence orchestrale galvanisant ce duo survolté. Tristan et Isolde crient
leur amour plus qu'ils ne le chantent, sans aucune retenue ou crainte de la mort
et de la jalousie qui rodent. Le fil conducteur musical qui exacerbe ces émois juvéniles
exclut de fait les leitmotive sombres, aucune ombre au tableau. Seuls sont requis
ceux numérotés 14 à 18 (le jour, l’impatience, l’ardeur,
l’élan passionné, le chant d’amour). À la fin de ces élans, Tristan prend
conscience de leur empressement irraisonné, tout en acceptant une funeste destinée
possible, au nom de l'amour absolu. Un passage où dominent
en musique les leitmotive (2) et (7) (Désir, Mort).
b) [1:44:17] Après de tels emportements, Tristan (essoufflé ?) invite Isolde à s'asseoir sur un banc,
s'agenouille et laisse la jeune femme l'enlacer. Wagner
sublime la scène avec un intermède musical nocturne aux accents surnaturels. Un
arpège de harpe, un ralentissement du tempo, des trémolos de flûte et un chant énamouré
du violon et du hautbois… Un cor dissonant rappelle que la chasse n'est sans
doute pas si loin, menaçante. La magie de la composition repose à la fois sur
une narration mélodique nourrie des leitmotive et des fluctuations mystérieuses
de la tonalité, mais aussi sur ce récit orchestral très concertant qui donne
tort à ceux qui associent épaisseur et confusion dans l'orchestration chez Wagner. Le leitmotiv envoutant (19), Invocation de la nuit, est l'un des plus
élaborés de la partition, une succession d'accords chromatiques dont l'exquise reptation
distille une étrangeté et une angoisse diffuses que suggère cette scène
adultérine.
Le
dialogue exalté précédent (a) laisse place à un sensuel duo dans lequel Tristan et Isolde chantent souvent ensembles. Finis les répliques qui se
bousculent. Le couple s'évade dans un univers lascif hors de l'espace et du
temps. Les exclamations empressées s'effacent au bénéfice de tirades ou de murmures de
félicité. Les cordes halètent en écho des soupirs voluptueux entendus dans
la ligne de chant. L'orchestre retrouve ses couleurs diaphanes, sa complicité
entre pupitres des bois et des cordes, ses modulations accentuées symbolisant
baisers et caresses. Les leitmotive 14, 19, 21 (jour,
Invocation à la Nuit, félicité) tissent une toile quasi orgiaque dans laquelle les
amants vont se fondre mais aussi se perdre.
c) [1:44:17] Plus de retour en arrière possible… Wagner insère une intervention
"Off" de Brangäne placée
hors champ, une complainte baignée d'une musique d'une beauté sidérale, irisée
de timbres suaves et cristallins : chants sinueux des cordes éclatées en groupe,
arpège de la harpe, plainte déchirante des cors. Plus que celle de la servante fidèle, c'est la
voix d'une prophétesse qui se manifeste pour rappeler que cette nuit d'amour se
heurtera aux douleurs de la réalité, quand l'interdit de cette liaison
illégitime sera révélé. Nulle condamnation de cet amour défendu par thématique
interposé dans l'accompagnement orchestral qui s'appuie toujours sur les mêmes
leitmotive que le duo. Ce point de rupture dans l'opéra n'interrompt pas le duo
d'amour au sens propre. Mais le texte va évoluer et évoquer le refus des deux
amants de concevoir la fin de leur passion réciproque. Une voie sans autre
issue que la mort étant inévitable en tant que libération, de refus des souffrances venues de incompréhension, des règles morales imposées, de l'étiquette… La
scène se terminera à [2:06:34] par
l'arrivée impromptue du Roi Marke. Melot était bien un traître… Dans cette
troisième partie de la scène vont intervenir les leitmotive pathétiques 20
& 22 (La mort libératrice, Le chant de mort).
[2:27:30] : Acte 3.
[2:27:30] : Acte 3.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Sur
le thème "Morceau avalé n'a plus de saveur",
l'enregistrement de Wilhelm Furtwängler de 1952 avec le Philharmonia
connait ses détracteurs : tempos lents, Kirsten
Flagstad en bout de course, Ludwig Suthaus trop guttural, etc. Pourtant,
à mon sens (chuis pas le seul), la magie opère toujours. L'articulation
souveraine de la direction, bien servie par le célèbre rubato du chef, bouleverse
encore. Ludwig
Suthaus émeut par son innocence et Kirsten
Flagstad donne au personnage une féminité lascive dans la scène
2 de l'acte 2 que des chanteuses plus "cougars" gomment souvent.
Le son monophonique est très correct. Les chanteurs qui connurent la gloire d'avant-guerre
semblent découvrir une ligne de chant plus moderne sans coquetterie ni roucoulade. L'unique
version ancienne qui rend grâce à la fantasmagorie funèbre de l'œuvre (EMI – 6+/6). Pour l'anecdote : la voix de la soprano norvégienne ayant évolué avec le temps vers le mezzo (elle a alors 57 ans), certains extrêmes aigus comme les contre-Ut sont assurés lors du mixage par Elizabeth Schwarzkopf.
En
studio et en 1982, Carlos Kleiber dissèque avec
subtilité les plus infimes détails de la partition, éclaircissant le trait du
flot orchestral. Globalité du son chez Wagner ne veut pas dire bouilli sonore… Margaret Price qui n'a jamais chanté le
rôle sur scène nous séduit dans une Isolde encore en proie aux folies de
l'adolescence. René Kollo est parfait. 4 CD,
car Carlos Kleiber laisse le temps au drame de se
dérouler inexorablement. (DG 6+/6).
La version dirigé par Karajan en 1972 peut séduire les amateurs de bel orchestre, à Berlin,
forcément (EMI – 5/6).
Enfin
pour les amateurs de DVD, Daniel BarenboÏm,
amoureux de cette œuvre a donné à la Scala un spectacle des plus recommandables.
Le chef l'a souvent enregistré, voici sa meilleure prestation avec Waltraud Meier, spécialiste moderne du rôle, chantant une Isolde écorchée vive (2007 - Scala – 5/6 - Mise en scène du regretté Patrice Chéreau).
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Vidéo 1 : Tristan et Isolde dans son intégralité dans l’enregistrement de 1966. Vidéo 2 : Témoignage historique : la voix très "mâle" de Lauritz Melchior en compagnie de Kirsten
Flagstad dans un extrait d'un live sans doute de 1939-40 (le chant de Brangäne est assuré par Kirsten
Flagstad dans ce "bricolage" en studio). Enfin, vidéo 3 : la mort d'Isolde par Waltraud Meier dans le DVD capté à la Scala de Milan en 2007 avec Daniel Barenboïm au pupitre.
Bibliographie :
§
Traduction
bilingue avec indication des leitmotive principaux dans la marge – 1993 (Aubier Flammarion) - 250 pages.
§
L'Avant-Scène
Opéra, N° 34/35
Ce disque est sublime, la fin du 2eme acte et surtout le 3eme acte. Je n'ai jamais lu le livret et cette lecture wagnerienne ne m'a jamais intéressée. La musique se suffit à elle même tellement l'interprétation est stupéfiante de beauté. Qu'importe ce que nous raconte Wagner. Et bien sûr, les dernières notes de l'Opera : la musique ultime.
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