samedi 10 février 2018

BEETHOVEN – Quatuor N°10 "Les harpes" – QUATUOR DE CLEVELAND – par Claude Toon



- Pfff, suis morte, j'ai passé la matinée à chercher un grand appart'. Désolée M'sieur Claude pour le retard. Pouf, je pose mes fesses. Sympa cette musique de chambre…
- Ah ? Vous vous agrandissez Sonia, un mec ? Un môme ?  Enfin bref, je vous ai préparé le papier sur le quatuor "Les harpes" de Beethoven, un grand cru…
- Non, non, on se met en colocation avec Nema… On est super copine… Il y a du peps dans ce quatuor pour harpes… Heu non, c'est des cordes ? Comprends rien…
- Une coloc' ? Ça vous regarde. Sinon "les harpes" est un sous-titre, il s'agit évidemment d'un quatuor à cordes dans une interprétation vivante du quatuor de Cleveland.
- Ah je ne le connais pas cet ensemble. Amadeus, Berg, Emerson et tous ceux dont vous avez déjà parlés, oui… Mais là, rien !
- Un quatuor qui m'a fait aimer ceux de Brahms par la vitalité insufflée. Bien Sonia, ça va mieux ? Alors hop au travail…

Quatuor de Cleveland
Nous avons souvent en tête l'image d'un Beethoven déprimé par la surdité, incompris, un peu poivrot, vieillard avant l'heure ; des traits forcés par de vieux films comme Un grand amour de Beethoven d'Abel Gance de 1936 avec Harry Baur qui interprète plus un clone du Colonel Chabert que l'épicurien musicien en cette époque 1809-1810. Je ne sais pas si Luc a vu ce vieux film ? Abel Gance et Harry Baur certes, mais vraiment à oublier sur l'aspect musicologique…
Au début du XIXème siècle, Beethoven a dû faire face à une certaine défiance du public et de ses pairs confrontés aux innovations du romantisme, et également au début de sa surdité. La seconde décennie s'annonce sous de meilleurs auspices. Haydn étant mort en 1809, la place de compositeur de premier plan échoit assez naturellement à Ludwig van. Il ne faut pas oublier le concert du 22 décembre 1808 pendant lequel le public a entendu : les 5ème et 6ème symphonies, le très moderniste et imposant 4ème concerto pour piano et la fantaisie pour piano orchestre et chœur qui porte la genèse de la partie chorale de la 9ème symphonie qui sera créée en 1824. Une soirée de légende dans l'histoire de la musique. Beethoven a conquis Vienne malgré quelques réticences des nostalgiques de l'âge classique. Par ailleurs, son audition est encore suffisante pour lui permettre d'entendre en partie son travail. Cependant, l'aventure napoléonienne a battu les cartes des influences monarchiques en Europe et Beethoven voit ses nobles commanditaires ruinés par le traité de Schönbrunn. Beethoven devra tirer le diable par la queue jusqu'à la fin de ses jours en 1827.
1809-1813. Encouragé par la reconnaissance du public, ces années vont être fécondes en chefs-d'œuvre majeurs : le 5ème concerto pour piano "l'Empereur" créé par Carl Czerny également compositeur et dont je devrais vous parler dans une semaine, le quatuor n°10 "les harpes" et pour achever en beauté cette courte période : les 7ème et 8ème symphonies composées en 1812, puis le Trio "l'Archiduc" et enfin quelques-unes des plus belles sonates
Jusqu'à cet opus 74, Beethoven composait ses quatuors pas groupes, l'opus 18 écrit en 1799-1800 comprend six quatuors dédiés à Joseph Franz von Lobkowitz. Plus mature : les 3 de l'opus 59 qui datent des années 1806-1808 sont mieux connus sous le titre générique Razoumovski, du nom du comte et mélomane grand soutien de Beethoven.
Ce premier quatuor "isolé", composé en 1809 et publié en 1810 marque une évolution sensible dans l'originalité de l'écriture de Beethoven. Ainsi, seul le premier mouvement épouse fidèlement la forme sonate. Son surnom "Les harpes" provient des très nombreux passages en pizzicati voulus par le maître. Il est dédié de nouveau au prince Lobkowitz, un proche de Razoumovski. L'ouvrage, proche parent de la tempétueuse 5ème symphonie (il y a des citations), malgré sa tonalité optimiste de mi bémol majeur, va exprimer une certaine douleur liée à la défaite face à l'Empereur…
Beethoven écrira également en 1810 son 11ème  quatuor qui ne sera édité qu'en 1816 d'où son N° d'opus 95. Puis après 15 ans d'absence dans le genre, de 1823 à 1826, il va enchaîner ce que l'on considère comme un graal de la musique de chambre : cinq quatuors hors de toute forme académique et d'une sidérale inspiration émotionnelle, "no limit". (Les N°13 à 16/17 suivant que l'on compte la grande fugue séparément ou pas.) Un testament sans équivalent hormis les trois derniers de Schubert pour ce début du romantisme. J'avais commenté le N°15 opus 132 il y a quelques années, l'un des rares 6+. (Clic)
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Beethoven en 1814
Le quatuor de Cleveland a été fondé en 1969 et existe toujours. Seul le pupitre d'alto a changé de titulaire deux fois, l'une des cofondatrices Martha Strongin-Katz ayant quitté l'ensemble en 1980. James Dunham occupe le poste depuis 1987 après le passage de Atar Arad. Il a participé à l'enregistrement de cette intégrale des quatuors de Beethoven pour le label Teldec. Le disque date de 1994 et a été réédité en 2005.
Les autres membres historiques sont : Donald Weilerstein premier violon, Peter Salaff deuxième violon et Paul Katz violoncelle.
La discographie du quatuor de Cleveland est très abondante. Il a gravé un grand nombre d'albums dédiés à des compositeurs des époques classique et romantique, de Mozart à Schumann en passant par Mendelssohn, etc. Ceux consacrés à Beethoven et à Brahms sont très appréciés des amateurs de musique de chambres par la clarté du phrasé et la pugnacité de l'interprétation. J'ai pu enfin aimer et pénétrer les secrets des quatuors de Brahms grâce à cet ensemble dans les années 90, les musiciens tournant le dos à un romantisme germanique affecté qui, comme vous le lisez souvent dans ces lignes, ne sied aucunement au compositeur hambourgeois !
Curieusement, alors que la liste de leurs disques occupe des pages et des pages sur des sites US, avec des appréciations dithyrambiques, la disponibilité en France est quasi inexistante. Mystère des intérêts financiers de la distribution des labels…
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Le quatuor comprend quatre mouvements. (Partition)

1 – Poco adagio – Allegro : L'architecture du premier mouvement regarde vers les décennies précédentes avec son introduction adagio de 24 mesures telle que l'on peut en entendre chez Haydn et respecte la forme sonate avec ses énoncés de thèmes rigoureux et ses reprises. La tonalité mi bémol majeur nous enveloppe d'une grande douceur dans l'introduction. À la même époque, Beethoven nous assaillait d'entrée avec l'immortel motif du destin frappant à la porte de la 5ème symphonie. Attention, cet adagio n'est pas là pour calmer le public et le rendre attentif, donc à des fins presque utilitaires. Non, il annonce le ton apaisé de l'allegro, certains éléments mélodiques ressurgissant ici et là.
Le prince Lobkowitz
XXXXX
[1:52] L'allegro s'élance sur des accords nerveux en tutti f déjà entendus dans l'adagio. La thématique porte cette vigueur si chère au compositeur. La mélodie est adoptée d'emblée. [3:16] La reprise rejoue le thème précédent, mais là vont intervenir maintes fois les violons en pizzicati, fantaisie qui donnera son surnom "Les Harpes" au quatuor. Le développement gagne en énergie et en dynamique avec nombres d'innovations dans le discours : traits âpres, de nouveau des pizzicati, des trilles épiques ff… On remarque une dimension symphonique dans la manière de traiter le quatuor, une force granitique inconnue à l'époque dans une œuvre dite de chambre, censée être jouée dans une ambiance feutrée. Beethoven semble heureux. [8:10] Après une double paraphrase sur le premier thème principal, la coda surgit doucement pour déployer en conclusion d'un crescendo un motif paroxystique totalement original, une "petite mort" musicale pourrait-on oser dire… Les dernières mesures seront plus sages. Dans son premier quatuor, Brahms saura se souvenir de l'apparition intense soudaine d'un tel motif en fin de mouvement. L'interprétation du Quatuor de Cleveland offre un chant viril et lyrique, un Beethoven qui a provisoirement mis de côté ses angoisses ; on aurait pu souhaiter une articulation un peu plus allègre de la part de nos instrumentistes (YouTube ?).

2 – Adagio ma non troppo : [9:40] L'adagio ne respecte pas la construction sonate. Il comporte plusieurs épisodes méditatifs enchaînés. Il ne s'agit pas non plus de variations comme on peut en entendre dans le quatuor "La jeune fille et la mort" de Schubert. Un thème principal se fait entendre dans l'aigu au premier violon. Il est accompagné par une mélopée des autres cordes. Ce thème cantabile va se répéter deux fois avec une descente à l'octave à chaque reprise [11:01] & [12:06]. Le flot musical très libre, expressif et lyrique oppose la mélancolie du la bémol majeur à la bonhommie de l'allegro introductif. Est-on en droit de penser que Beethoven exprime ainsi sa tristesse de voir son pays humilié par Napoléon qu'il avait tant admiré avant que ce denier ne s'autoproclame Empereur ? Ce qui avait rendu furieux le compositeur républicain dans l'âme. [16:09] Un développement animé et plus rythmé intervient avec un jeu scandé et volontaire du violon et des pizzicati qui établissent un pont stylistique avec l'allegro. [17:41] Ultime et dernier rappel du thème introductif qui nous conduit à une coda apaisée. Ce mouvement par sa structure linéaire, sans blocs thématiques marqués et organisés de manière scolaire, annonce à l'évidence les recherches structurelles des derniers quatuors. Beethoven explore également les timbres les plus aigus possibles dans un climat un peu sombre, prenant à contrepied l'usage courant des sonorités empreintes de gravité que l'on pourrait attendre d'un discours flirtant avec la morosité… Le mouvement s’éteint doucement, les dernières mesures sont notées "morendo" (terme peu courant de solfège : affaiblir graduellement).
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Défaite de Wagram = petit arrangement politique.
On "épouse" Napoléon à Marie-Louise d'Autriche qui le hait !
3 – Presto : Beethoven innove dans le scherzo. Comme dans la seconde symphonie de Schumann de 1846 écoutée en fin d'année 2017, le scherzo comporte cinq parties dont deux trios. Cet entorse à l'architecture scherzo – trio – scherzo da capo apporte une fantaisie jubilatoire à ce court intermède de cinq minutes surtout avec les tempi enragés requis ! [19:25] Le scherzo s'élance tambour battant, une bataille entre chaque pupitre qui tente de s'imposer comme leader dans cette joute vivifiante. On retrouve le plaisant mi bémol majeur de l'allegro. [21:05] Le premier trio est énoncé par l'alto et le violoncelle prestissimo, encore une facétie, le trio étant fréquemment noté avec un tempo moins rapide. Beethoven innove avec humour. S'imagine-t-il tel le petit bonhomme rondelet qu'il sera dans 15 ans, faisant sa promenade hâtive au Belvédère de Vienne ? [21:36] Reprise du début scherzo sans développement. [22:28] Rappel du trio débonnaire avec sa chevauchée au violoncelle. [22:59] Retour du scherzo, le Quatuor de Cleveland ne ralentit pas mais baisse le ton avec malice pour conclure tranquillement cette bataille d'archets.

4 - Allegretto con Variazioni : [24:19] Le final est enchaîné au presto. Après l'exposé d'un premier thème paisible suit une série de six variations. Encore un principe pour le moins inhabituel qui montre que Beethoven prend de nouveaux chemins inédits dans l'écriture d'un quatuor. Il continuera de le faire dans de nombreuses œuvres à venir d'ailleurs. Le tempo du premier thème apparaît comme retenu pour un allegretto. Des traits de cordes avec un esprit un peu plaintif qui fait écho à l'adagio introductif…
[25:08] Variation I, première d'une série de six : animée, rythmée, un jeu staccato marqué confirmant l'ambition de Beethoven d'écrire un quatuor détendu et épicurien. [25:51] II : une mélodie lyrique, galante voire lumineuse. [27:00] III : une jolie course bucolique à la thématique facétieuse. [27:43] IV : une forme d'andante avec un chant quasi religieux du violoncelle. [28:38] V : Nouvelle variation joyeuse, bien scandée et égaillée par les arpèges virtuoses du premier violon [29:30] VI : frémissement du violoncelle et développement d'une belle mélodie proche d'une danse villageoise. Une conclusion festive qui termine fébrilement ce chef-d’œuvre. Six minutes d'imagination sans égale.
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La discographie des quatuors de Beethoven est l'une des plus fournies du genre avec les derniers opus de Schubert ou, plus modernes, ceux de Bartók ou de Chostakovitch
L'opus 74 en mono dispose de gravures légendaires mais mal rééditées : les Vegh ou encore le quatuor de Budapest. Indémodables. A ma connaissance, les Busch ne l'ont jamais gravé, hélas !
En stéréo, j'avais déjà parlé du Quartetto Italiano, un must évidement. Trois autres suggestions. Deux intégrales pour commencer : celle du quatuor Julliard des années 60 (Sony) et une autre, beaucoup plus récente et enflammée, sans pathos qui colle parfois encore à la peau du romantisme, par le Quatuor Artemis (Erato). Le quatuor Alban Berg reste un grand cru par la rigueur énergique du phrasé, il existe un album isolé extrait de leur intégrale avec l'opus 95 en complément (EMI). (6/6 pour toutes ces suggestions, plusieurs sont à écouter sur le site Deezer.)

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