samedi 1 juillet 2017

BO - MULHOLLAND DRIVE de David LYNCH - Angelo BADALAMENTI - par Claude Toon



- Tiens M'sieur Claude, un article sur une B.O. précise ? C'est une première, je sais que vous aimez la musique de film, mais je suis surprise, pourquoi celle-ci ?
- Car je pense que certaines B.O. sont en osmose avec des images d'un film, une forme de synesthésie… Cette B.O. est longue, riche, travaillée. Deviendra-t-elle un classique ?
- Heuuu, synesthésie ? Vous avez déjà employé ce mot bizarre un jour, vous pouvez me rafraîchir la mémoire ?
- Oui bien sûr. Il s'agit d'un phénomène neurologique : entendre certains sons provoquent spontanément la vision de couleurs. C'était le cas du compositeur Olivier Messiaen…
- Ah, je vois, donc pour vous, la musique de ce jour peut entraîner des visions, la visualisation plus ou moins fidèle d'images d'un film que l'on n'a pas vu ?
- Je n'irai pas jusque-là, mais stimuler notre imaginaire et nos sentiments de manière proche de ceux ressentis quand on voit le film, oui c'est possible je pense (SGDG) …

Angelo Badalamenti et David Lynch
Si la musique dite classique est une passion, je la partage avec les B.O. de films. Vous connaissez tous la question banale. "Sur vos 150 CD de B.O., vous devriez emporter un seul CD sur l'ile déserte, lequel ?" Et bien la réponse serait Mulholland drive du compositeur américain Angelo Badalamenti, ami de David Lynch, le réalisateur à l'imaginaire pour le moins tourmenté.
N'ayant jamais écrit à propos d'une B.O. spécifique, je ne sais guère par où commencer ma copie. Peut-être un résumé du film ? Moui, enfin non, car la tâche me semble impossible pour ce film pour le moins étrange et déroutant, surtout lors du premier visionnage. Je pense que Luc, notre spécialiste, serait plus compétent
On pense souvent qu'il est impossible d'apprécier une musique de film sans l'avoir vu. C'est vrai quand ladite musique est mièvre et impersonnelle, soit la plupart du temps ; juste un décor sonore apparu avec le cinéma parlant, du papier peint musical… On pourrait débattre des heures et des heures sur le pourquoi de cette musique. On n'imagine pas une pièce de théâtre avec un fond sonore. Mel Brooks avait d'ailleurs ironisé sur les flots symphoniques parfois boursouflés des Western dans le Shérif est en prison : on voyait un cavalier chevauchant sur une plaine désertique du far West et passant devant une grande estrade supportant un orchestre d'une centaine d'instrumentistes déchaînés 😊 ! Cela dit pour la musique de Elmer Bernstein pour les 7 mercenaires , impossible de ne pas l'associer à ce très grand film de Sturges
Ici, se côtoient une incroyable variété de genres musicaux, une imbrication de sonorités douloureuses, de passages symphoniques originaux en opposition avec des chansons plus fantaisistes. Une confrontation au sein du climat vénéneux et un rien fantasque du film, cela offre à la B.O. une autonomie certaine, une personnalité affirmée. Une image me revient souvent quand même (on la trouve sur la jaquette) : le visage de deux jolies femmes, deux personnages autour desquels l'intrigue déroutante se noue : Naomi Watts dans le rôle de Betty la blonde et Laura Elena Harring dans le rôle de Rita/Diane la brune.
Badalamenti épouse le découpage labyrinthique du film en appliquant le principe à sa propre mosaïque de styles mélodiques choisis, à savoir un patchwork de séquences où le rêve (le cauchemar ?) se confronte à la réalité. Il écrit une musique étrange aux ruptures de tons radicales, sachant qu'il est difficile de distinguer dans le récit la frontière entre l'imaginaire, le réel et le temps, méandres de mise dans ce Cluedo mi policier, mi thriller, mi psychanalytique (Ok ça fait 3 demis).
Comme souvent, Lynch bouscule la chronologie et la logique structurelle du scénario, remettant ainsi en cause nos éventuelles certitudes quant à la virtualité des personnages, la pertinence de nos déductions, je ne parle pas des révélations finales laissées à notre entière liberté de spectateur. Des objets sont dispersés dans le cadrage (la clé) pour stimuler nos neurones, nous envoyer sur des fausses pistes. La musique accompagne idéalement la dislocation de la fiction. L'écoute des morceaux instrumentaux suggère un film "glauque". C'est un choix presque surprenant car pourtant Lynch ne néglige jamais l'humour, parfois très noir voire burlesque. (Ceux qui ont vu et apprécié le film pourront le confirmer, le montage réserve des sketches déjantés. "Le tueur incompétent", "la visite de la grosse brute chez le réalisateur cocu", etc.)
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Naomi Watts (Betty la blonde) et Laura Elena Harring (Rita/Diane la brune)
Angelo Badalamenti a composé les musiques symphoniques mais a également travaillé avec David Lynch pour intégrer divers standards de pop, de rock, de blues et de variétés, des standards volontairement un peu vieillots. Les deux hommes sont de vieux compagnons de route. On les retrouve complices pour les musiques de Blue Velvet, Sailor et Lula, Twin Peaks, Lost Highway et Une histoire vraie (Straight story), le tendre "road-tondeuse à gazon-movie" commenté dans ce blog (Clic).

Quelques mots sur Angelo Badalamenti. Né en 1937, le compositeur et arrangeur américain n'a peut-être pas suivi la voie royale des grands conservatoires US, mais commence à jouer du piano dès l'enfance. Il va suivre une formation à l'Eastman School of Music de Rochester (ancienne élève : Renée Flemming) puis à la Manhattan School of Music, une école pointue. Donc, contrairement aux idées reçues, les compositeurs de musique de films maîtrisent leur sujet et d'ailleurs, ça va s'entendre…
Le compositeur s'est tourné vers le genre B.O. au début des années 70. Son style, assez sombre et mélancolique, est reconnaissable entre mille. On lui doit deux très belles B.O. de films de Jean-Pierre Jeunet : La cité des enfants perdus et Un long dimanche de fiançailles. Badalamenti semble à l'évidence fasciné par la thématique des quêtes, de l'étrange, par les ambiances oniriques. On peut parler de tandem Lynch-Badalamenti comme c'était le cas pour Fellini-Nino Rota, Spielberg-John Williams ou encore Cronenberg-Howard Shore.
Un grand nombre de ses musiques sont disponibles en CD, même un certain temps après la sortie des films. Signe qui annonce le passage de ses partitions au statut de "classique du genre".
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L'inquiétant Mr Roque (Michael J. Anderson)
La B.O. comporte trois types d'illustration sonore très différenciés : des passages symphoniques très noirs, (parfois mixés avec des timbres électroniques), des standards divers qui nous replongent dans un Hollywood des années 50', 60', et enfin quelques morceaux atypiques de musiques électroacoustiques.
Je ne vais évidemment pas tout commenter. La playlist comporte presque l'intégralité de l'album de 1H15 (durée exceptionnelle) sauf quelques titres supprimés pour des raisons de droits d'auteur je pense. Le choix est largement suffisant pour explorer l'infinie diversité de l'univers de cette B.O.

Plage 1 : Jitterburg : Mot qui peut se traduire par "danseur de swing". Tout opéra commence par une ouverture plus ou moins courte. Lynch souhaite-t-il ouvrir le bal de son thriller-opéra par cette danse endiablée de jazz-rock, on pense au jazz rythmé et cuivré d'un Glenn Miller et aux prémices d'un rock balbutiant ?  Ce court moment de gaité juvénile (des danseurs survoltés et vêtus à la James Dean se superposant à un arrière plan uni, mauve et criard dans le film) est le premier trompe-l'œil musical. On ne va pas taper du pied et s'amuser bien longtemps.
Après cette chorégraphique entrée en matière composée par Angelo Badalamenti himself, les morceaux les plus énigmatiques vont se succéder, à l'image des plans désarticulés de la narration.

"The girl" (Camilla) qui passe une audition en chantant en play-back une chanson de Linda Scott
Plage 2 : Mulholland Drive : Le CD propose d'abord une suite de morceaux prévus pour servir de creuset aux scènes anxiogènes, notamment lors de la quête de l'identité de Rita, un climat sonore délétère destiné aussi à souligner l'ambiguïté des relations saphiques entre Betty et Rita (?). Mulholland Drive est un long thrène aux cordes graves d'où émerge une mélodie chagrine aux violons. Le tempo est lent et fait songer à Ligeti, une musique triste et énigmatique qui servira à l'évidence de leitmotiv ou de modèle aux autres musiques orchestrales. Les timbres sont intentionnellement réverbérés pour accentuer la noirceur de l'atmosphère. Nous approchons là le style si particulier de Badalamenti : la lenteur, l'obsession du temps trop étiré quand la peur et la mélancolie assaillent les personnages. Ce genre d'adagios lugubres renvoie ceux de Mahler aux rangs de bluettes (si je puis dire bien entendu, une simple figure de style, l'ambition formelle et psychologique est moins métaphysique dans cette B.O. que chez le maître autrichien, plus spontanés de fait.)
Plage 3 : Rita walks / Sunsert Boulevard : une orchestration différente et sauvage où s'entrechoquent grosse caisse et contrebasses, une immensité de cordes évoquant une eau saumâtre, une instrumentation grinçante qui glace le sang.
Plage 4 : Diner : Angelo Badalamenti construit ici non pas une  musique mais une séquence de bruits. Est-ce ceux symbolisant la décadence de la cité du cinéma et du rêve artificiel ? Qu'entend-on ? Les grondements lointains de L.A ? La respiration oppressée des protagonistes ? Dans la musique, on imagine la mégalopole la nuit : des lieux à la lumières diaphanes et agressés par des rugissements dissonants. On pense aux expériences d'un Penderecki des années 50. La contemporanéité de la composition est très avant-gardiste par rapport à l'académisme banal, braillard et abrutissant ou alors ridiculement sirupeux des B.O. de la plupart des films modernes, notamment celles des blockbusters, sauf quand un Howard Shore tient la plume (Le Seigneur des anneaux).
Angelo Badalamanti jouant un gangster détestant son expresso (difficile le mec)
XXXXX
Plage 5 : Mr Roque / Betty's Thème : Composé par Badalamenti ce morceau exploite des sons de synthétiseurs dans un premier temps. Le phrasé en est presque visqueux… Brutalement, une clochette annonce un tout nouvel éclairage, très lumineux lui, le thème de la jolie et rayonnante Betty pleine de charme et de désir de "percer". (Confirmation : dans le film, la caméra quitte à cet instant précis l'inquiétant gnome (Mr Roque) pour le visage éclatant de bonheur de la jeune femme sortant de l'aéroport sous un soleil radieux…)

Point commun à ces exemples : un sentiment d'oppression étouffante inconnue jusqu'alors dans une B.O., à ma connaissance. Bien sûr Kubrick savait choisir des musiques a priori flippantes pour ses chefs-d'œuvre : Bartók (musique pour cordes, percussions et célesta) ou Penderecki (De natura sonoris 2) dans Shinning, ou encore Ligeti (Requiem) dans 2001. Mais pour les mélomanes qui connaissent ces musiques hors du cadre cinématographique, on se demande parfois pourquoi ce choix de musiques plus poétiques et épiques que terrifiantes ? Que viennent-elles faire là au juste ? D'où ma préférence toute personnelle pour les musiques originales comme dans Mulholland Drive. Cela dit, on n'imagine pas des scènes de 2001 sans le Lux aeterna de Ligeti 😊.
- Sacrilège M'sieur Clauuuuuude !!!!!! Ne buvez pas ce café !!! M'sieur Luc qui vénère Kubrick a mis de la nitroglycérine dans votre taassse…………..
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Il faut souligner que dans le film de nombreux plans séquences sont tournés sans musique. Ce que j'écrivais sur l'inutilité de sonoriser certaines scènes trouve sa justification dans Mulholland Drive. J'essaye de ne pas commenter le film, mais à l'évidence, Lynch n'aime pas superposer dialogues et musiques, en général…

Rita-Diane vs Camilla
Plage 6 : The Beast : Si les musiques symphoniques ou électroacoustiques planantes restent sombres, on se retrouve dans une situation inverse avec les musiques additionnelles plutôt pimpantes. Un voyage dans les hits des années 50 alors que  Mulholland Drive se déroule vers 2000 malgré les objets vintages disséminés pour fausser notre regard. À revoir le film tout en travaillant sur ce papier, je pense de plus en plus à une forme narrative proche de celle de l'Odyssée d'Homère mais ici plongée dans une spirale schizophrénique… Comme Fellini, Lynch raffole des personnages difformes comme Mr Roque.
Donc premier morceau agrémentant ce conte ténébreux : un joyeux et bien rythmé standard de Milt Buckner de 1956, un jazzman adepte de la soul music et surtout de l'orgue Hammond. Ambiance feutrée de nightclub qui apporte une bouffée d'oxygène après 4 séquences orchestrales et électro un tantinet mortifères…
Plage 7 : Brin git on home : encore un petit écart vers radio nostalgie. Interprété par Sonny Boy Williamson, un chanteur de blues et harmoniciste, cette chanson date de 1954 même si la gravure date de 1961. Badalamenti et Lynch poussent le souci du détail rétro en repiquant un vinyle usé jusqu'à l'étiquette… Un thème très dansant.
Plage 8 : I've told every little star : petit saut  vers les années yéyés avec cette chanson pétulante chantée par une pionnière de la pop, Linda Scott en 1961. (Dans le film, c'est Camilla, la troisième demoiselle sexy et énigmatique qui l'interprète lors d'une audition en play-back. Voir la vidéo bonus.) Délicieusement ringard mais tout à fait dans le ton des contrastes rencontrés dans la B.O.
Et ainsi de suite, 17 plages en tout… Que du bon, mais cet article étant déjà plus long que prévu
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Mulholland Drive : un mirage tragique à Hollywood, la cité des rêves brisés, des anges déchus, lieu de tous les maléfices, du factice, de la terreur de l'oubli et de la déchéance. Betty-Rita-Diane-Camilla… Qui est qui dans ce dédale fantasmatique troublé par les jeux saphiques, mais sans amour sincère ? Hollywood devient une cour des miracles cossue où les coups bas sont érigés en règles sociales. Le bal diabolique où s'entremêlent les corps de rêve des starlettes victimes des névroses d'un bestiaire humain qu'aurait pu imaginer Jérôme Bosch
La merveilleuse et si nostalgique musique étreint à elle seule, même sans images. Une symphonie ou un oratorio qui nous piège par ses sonorités vénéneuses, ses apartés vers des airs de variétés chantés un temps par ceux que la mort a emportés avec leurs rêves de gloire éteints à tout jamais. Un mélange de griserie et de plongée dans l'abîme…
Pour l'île déserte…
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5 commentaires:

  1. C'est vrai que rares sont les musiques de film pouvant s'écouter indépendamment du support pour lequel elles ont été créées : justement , les films de David Lynch échappent régulièrement à cette critique !
    Sinon, sans être du tout spécialiste du genre, je te recommande vivement la très belle musique de la mini-série "The Pacific", et, si tu aimes Philipp Glass, la musique du film "The Hours".

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  2. Oui, j'aime Glass (pas tout) et il y a quelques chroniques dans le blog, et The Hours fait partie de la collection, parmi d'autres comme Notes of scandal ou les films expérimentaux tels Koyaanisqatsi...
    Je note pour "The pacific".
    Quant à Badalementi-Lynch, je dois avoir les B.O. de Blue Velvet, Twin Peaks et The straight story de Lynch et pour Jeunet : La cité des enfants perdus et un Long dimanche de Fiançailles. Il y en a surement d'autres en chinant…
    Bon dimanche à toi.

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  3. Tiens ! Moi, justement Claude, c'est la B.O d'un autre film de David Lynch que je m'étais procuré sans même avoir jamais vu le film. Il s'agit de celle du film DUNE.
    Écrite par les membres de TOTO (David Paich avant tout), j'avoue ne l'avoir écouté que distraitement 2 ou 3 fois. Pour ma première acquisition d'une B.O de film, j'avais finalement été assez déçu. L'exercice n'est pas donné a tout le monde. Encore moins de le réussir.

    Là c'est déjà autre chose.

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  4. Dune est un film très à part dans la filmographie de Lynch qui hérita du bébé après moult péripéties...
    Si Lynch a tenté d'adapter le "monstre" littéraire de Herbert avec sa folie visuelle habituelle, les producteurs ont exigé un montage qui a massacré l'original. Par la suite, Lynch a renié son film trahi. Les fans du roman fleuve ont hurlé, moi j'ai un peu accroché sans plus grâce aux belles images et effets spéciaux assez sympas pour un film de 1984, avant le numérique. Ayant toujours trouvé le livre Dune très verbeux (je n'ai lu que 2 tomes) et étant plutôt bon public...
    Et oui la musique de TOTO est parfaitement creuse et emphatique et devient le prototype d'album B.O. qui ne tient guère la route seule sans les images...
    En 1986, pour Blue Velvet il fera appel à Angelo Badalamenti, un "pro", pour tous ses films.

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  5. Angelo Badalamenti a aussi collaboré avec Marianne Faithfull : pour la Cité des Enfants Perdus avec la chanson "Who will take my dreams away", mais aussi pour "Secret Life", un album mélancolique et crépusculaire de Faithfull, mais musicalement très réussi (AMHA)

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