- Humm, je vois que vous aviez écrit un article sur la 4ème
symphonie de Brahms fin 2013 M'sieur Claude ? La 1ère est une
œuvre de jeunesse ?
- Non Sonia pas vraiment ! Brahms a attendu l'âge de 43 ans pour écrire
sa première symphonie et encore après avoir médité la partition pendant
une dizaine d'années…
- Ah ! Et comment s'explique cette tentative aussi tardive, alors que
vous nous parliez cette année des sonates pour piano écrites vers ses 20
ans ?
- Comme beaucoup, le compositeur était intimidé par les symphonies de
Beethoven. Il avait peur de ne pas être à la hauteur. De fait, un coup de
maître d'emblée !
- Ma foi plutôt que faire n'importe quoi par précipitations comme moi
parfois… Enfin, souvent…
Bref. A tous les coups,
une belle interprétation par le maestro Abbado ?
- Oui, passionnante, mais cette symphonie a tellement connu de gravures
de qualité, que le choix est très large… Aucune référence absolue à mon
sens, une expression dont j'ai horreur comme vous le savez.
Brahms vers 1876 |
1876
: La symphonie romantique connaît son apogée avec ses thématiques épiques,
littéraires, philosophiques voire mystiques.
En résumé : des œuvres "à
programmes" explicites.
Bruckner
remanie sans cesse ses quatre premières et commence son monument de
spiritualité que sera la
5ème symphonie (Clic). De son côté,
Wagner, s'il ne compose pas à proprement parler de symphonie vient d'achever le
Ring, avant-dernier chef-d'œuvre où l'orchestre joue un rôle essentiel dans la saga
digne de l'heroic fantasy : des dieux, des dragons, des conflits de pouvoirs
et des joutes amoureuses.
L’expressionnisme d'un
Mendelssohn
et d'un
Schumann
appartient à un passé proche et a
consolidé
dans la première partie du
XIXème
siècle
les fondations du
romantisme par
Beethoven
avec sa
symphonie Héroïque
de 1803. Quant aux aventures du
poète maudit de la fabuleuse
symphonie Fantastique
de
Berlioz, il faut remonter carrément en
1830 !
Est-ce à dire que
Brahms
est un homme de l'âge classique perdu dans un XIXème siècle
romantique ? Oui et non. Les références au mouvement artistique hérité de
Goethe,
Schiller ou encore
Milton et d'autres sont peu
nombreuses chez le compositeur né à Hambourg, dans la rigoriste Allemagne du
nord. Ce qui n'empêchera pas
Brahms
de jouir de la vie festive de Vienne avec gourmandise. Cependant loin de se limiter à prolonger la beauté
plastique si bien organisée et inventive de la forme sonate,
Brahms
apparait comme un poète du son. Un poète au style personnel et indépendant
certes, mais à qui l'on doit des ouvrages poignants comme le
premier trio
(Clic)
et
(Clic)
ou le tempétueux
premier
concerto pour piano
qui, à sa manière, joue sur des accents bien romantiques
(Clic).
Oui, la
première symphonie
doit beaucoup à
Beethoven. Comme je l'expliquais à Sonia,
Brahms
a attendu fort longtemps avent de se mesurer à la symphonie, trop
impressionné par la perfection formelle et la puissance émotionnelle des
œuvres de
Beethoven. On raconte que c'est devant la tombe de ce dernier, en
1862, qu'il prit la décision
d'ébaucher sa
première symphonie
qui ne sera achevée que 14 ans plus tard. Et oui, contrairement à son
illustre aîné, et même à
Schubert,
Brahms
va épouser une forme plutôt classique dans sa première partition. Classique
au sens
Mozart
et
Haydn
? Non ! Certes l'inspiration se révèle orpheline de toute citation
empruntée aux légendes,
réflexions ou interrogations métaphysiques, mais avec ses 45 minutes et sa
puissance tellurique, nous sommes bien dans les
proportions et la complexité
polyphonique de l'époque romantique. Brahms
démontre que le mythe de
Faust si cher à
Liszt
ou à
Berlioz
n'est peut-être pas l'unique clé du romantisme… Je me refuse à voir Brahms
comme un classique tardif !
La biographie de
Brahms
a été esquissée dans sa globalité dans un article consacré à ses
quintettes
pour alto
et
pour clarinette
(Clic). On trouve de nombreuses précisions dans les chroniques listées dans
l'index. Je ne reviens plus sur le sujet. Malgré une gestation très longue,
Brahms, un peu anxieux la fera créer non pas à
Vienne mais à
Karlsruhe sous la direction de
son ami
Felix Otto Dessoff. C'est un triomphe et le chef en vue de l'époque,
Hans von Bülow, parlera même de "dixième symphonie" de
Beethoven. Bien qu'ambiguë comme remarque par le sous-entendu "à la manière de",
Brahms
ne pouvait rêver mieux.
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Claudio Abbado en répétition à Berlin en 1990 |
En janvier 2014, j'avais écrit
le RIP de
Claudio Abbado, mort à 80 ans après plus de dix ans d'une lutte acharnée contre la
maladie, un cancer qui avait obligé le maestro italien à quitter au tournant
du siècle la direction à plein temps de la
philharmonie de Berlin. Il avait succédé en 1989 à
Herbert von Karajan
à la tête de cet orchestre illustre et c'est justement des gravures
berlinoises des symphonies de Brahms
qu'est extrait l'enregistrement chroniqué ce jour.
Claudio Abbado, dans les années 70, avait déjà confié au disque le cycle des
quatre symphonies
de
Johannes, mais, initiative intéressante, avec quatre orchestres européens
différents (également pour DGG).
Bien entendu, ce chef italien a fait jusqu'à présent les beaux jours
d'articles du blog, mais souvent comme accompagnateur de virtuoses dans
divers concertos :
Friedrich
Gulda,
Martha Argerich,
Isabelle Faust
et la toute jeune
Yuja Wang. Un article pour lui seul était inscrit au programme estival de 2013. Il présentait la version originale de la
Nuit sur le mont Chauve
de
Moussorgski
et la version réorchestrée par
Rimsky-Korsakov. Tous ces articles sont évidemment référencés avec les liens dans l'index classique.
Claudio Abbado : un chef intègre, respectueux des partitions et un humaniste…
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Felix Otto Dessoff XXXXXXX |
De prime abord l'architecture et l'orchestration de la symphonie semblent
d'un classicisme très beethovénien : celui de la
5ème symphonie
à peine renforcée. L'ouvrage est découpé de façon traditionnelle en 4
mouvements, le scherzo étant placé en 3ème position,
alors qu'en regard de l'ambition en durée et en richesse thématique de
l'allegro initial, la seconde position aurait été également possible.
Pour l'orchestre : 2/2/2/2 + contrebasson, 4 cors et 3 trompettes, 3
trombones qui n'interviendront que dans le long final, seulement 2 timbales
et des cordes.
1 – Un poco sostenuto – Allegro
: première surprise, l'ouvrage s'ouvre en force sur un ostinato martelé
vigoureusement par la timbale (note do). (Les esprits facétieux penseront à
la galère de Ben-Hur.) 52 coups de marteau (notés en trilles sur la
partition) qui accompagnent une noble mélodie élégiaque et grandiose jouée
f par l'orchestre à l'unisson,
une déferlante de cordes. L'orchestre de
Brahms
n'est pas limpide. Le compositeur recherche ici une unicité sonore empreinte
de gravité. Une période plus paisible mais toujours en clair-obscur avec un
tendre solo de hautbois (ut mineur) conduit à une réexposition sans la
timbale des tensions introductives. [3:08] L'allegro s'élance avec énergie.
L'orchestre adopte enfin un discours plus concertant surtout sous la
direction de
Claudio Abbado. Le dialogue poétique et varié rappelle les contrastes pathétiques déjà
entendus dans le mouvement initial et
tempétueux du monumental premier concerto pour piano
(Clic).
La construction imaginée par
Brahms
est habile. Les matériaux thématiques et motifs que l'on discerne dans la
puissante introduction vont donner matière à des développements très
structurés, des chants des bois, des cors… On pensera à la vaillance des
symphonies impaires de
Beethoven
comme la 5 et la 7. Pas de romantisme pourrait-on dire ? Sans doute, mais
pourtant un ton tragique et exubérant. La musique de
Brahms
se veut rarement intellectuelle ou introvertie. Ce mouvement témoigne d'un
esprit viril et épicurien. Le compositeur ne calme le jeu que pour relancer
avec ferveur encore et encore des variations sur ces thèmes simples et
robustes.
Brahms
fut l'ami et l'admirateur de
Schumann. On pourra retrouver jusque dans la coda ce souci
commun aux deux compositeurs
de frapper les auditeurs,
de les émouvoir. La conclusion de l'allegro, à l'opposé des premières mesures du sostenuto, suggèrent la découverte
d'une certaine sérénité à travers ses arpèges descendants en
ut majeur, tonalité plus radieuse.
Brahms
ne dédaignait donc pas l'usage du chromatisme, même en tant qu'anti
wagnérien pratiquant…
Manuscrit de l'andante |
2 – Andante sostenuto
: [V2 Le gai luron
Mozart
composait presque systématiquement en mode majeur. Le mystique et dépressif
Bruckner
en mineur. Le choix des tonalités reflètent les états d'âmes des
compositeurs. Après un ample premier mouvement qui débute en ut mineur pour
se conclure en ut majeur, l'andante retient le pastoral mi majeur.
L'existence de
Brahms
révèle un homme entreprenant dans tous les sens du terme, même si le
bonhomme ne convolera jamais en juste noce. On peut se demander si l'amour
secret de sa vie ne sera par
Clara Schumann. Le personnage débonnaire ne cache-t-il pas une grande vulnérabilité
affective ? Sa devise était "seul mais libre".
Et c'est par cet andante aux accents troublants, entre douceur et
nostalgie, que l'on peut entrevoir une réponse à cette énigme. Une expansive
phrase aux violons et aux altos, à laquelle répond un accord de deux cors en
mi et un motif du basson, puis s'oppose à un trait plus douloureux des
contrebasses. Tout le mouvement lent s'articule sur cette dualité
bonheur-inquiétude. La prééminence thématique cède le pas à la méditation, à
un legato poétique dont sont absentes toutes transitions orchestrales
abruptes telles que l'on en entend chez
Bruckner, un rival que Brahms
fustigeait car admirateur de
Wagner. L'andante est une promenade, moins dans une forêt imaginaire (les chants
d'oiseaux d'un Wagner) que dans
une nébulosité de
sentiments tourmentés.
[1:23] Le thème chanté au hautbois suggère un climat de solitude, un
hautbois rejoint par des vagues mélancoliques aux cordes. Pas de tristesse,
mais un lyrisme traduit par une reprise plus chaleureuse de ce hautbois en
duo avec la clarinette. Les développements se succèdent dans un discours
ondulant, alternant intériorité et griserie. Un andante charmeur qui fait
intervenir un enivrant solo de violon qui se prolonge jusque dans la
sérénité de la coda [7:16]. Le tempo retenu de
Claudio Abbado
cisèle ce rêve éveillé. Le
chef italien imprime une douce rythmique, rare dans d'autres
interprétations, celle d'un cœur qui bat.
Brahms
un simple classique ? Cet intime andante :
un grand moment de romantisme élégiaque à mon humble avis…
3 - Un poco allegretto e grazioso
: [V3] Un scherzo qui n'en est pas réellement un formellement parlant. Bref,
énergique, en la bémol majeur, encore une tonalité tonique. La clarinette
s'invite pour énoncer un thème guilleret soutenu pudiquement par le basson
et le cor. Le hautbois les rejoint pour prolonger cet air débonnaire. Une
mélodie volubile dans laquelle se pourchassent les pupitres fait office de trio avant la reprise de
l'aimable introduction. Doux, champêtre, ce virevoltant intermède enchaîne
directement sur le monumental final qui lui n'a rien de classique…
4 - Adagio – Più Andante – Allegro non troppo, ma con brio – Più
Allegro
: [V4] Comme pour l'allegro initial,
Brahms
basculera du ténébreux ut
mineur vers l'euphorique ut
majeur dans ce mouvement difficile à commenter.
Brahms
va nous conduire du fiévreux mystère initial vers la conclusion radieuse
d'une coda jubilatoire. On ne dénombre pas moins de six thèmes dans ce
morceau. L'introduction dramatique et lente, dirigée adagio, avec ses
roulements de timbales, son morne thrène des cordes et ses pizzicati
angoissés, n'est qu'une tromperie destinée à guider sur une fausse et
sinistre piste l'auditeur. Somptueux et gris, cet adagio est un crescendo à
l'image de tout le final. [2:44] Un appel des cors nous conduit vers les
cimes autrichiennes. Un thème élégant, si brahmsien,
est énoncé aux flutes.
[4:42] Une vague, une immensité limpide et hautaine des cordes, introduit
enfin l'allegro qui, de variations en variations, nous entrainera jusqu'aux
puissants accords conclusifs. On peut penser à l'ode à la joie dans cette
construction.
Claudio Abbado
s'abstient de tout pompiérisme, sachant contrôler la puissance des
instrumentistes de Berlin. J'ai lu certains commentaires qui évoquent de
l'académisme ! Tu parles ! La souple articulation et la rigueur de la battue
du maestro évitent justement des excès complaisants pour ce final trop
facilement grandiloquent dans certaines gravures.
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La discographie des symphonies de
Brahms
est immense. Si le compositeur ne fut découvert en France qu'après la
guerre, dans son pays natal, dès l'invention du gramophone, les disques ont
fleuri au meilleur niveau, et de citer :
Wilhelm Furtwängler,
Bruno Walter,
Eugen Jochum,
Otto Klemperer,
Karl Böhm
; des gravures au son étriqué mais à la grandeur qui séduit encore. Parmi
ces maîtres, certains ont récidivé avec bonheur à l'ère de la
stéréophonie.
Je propose dans un catalogue pléthorique trois gravures facilement
disponibles que j'aime beaucoup. Parmi les gravures de
Karajan, celle de 1978 semble réunir
les suffrages tant par l'engagement du chef dont l'hédonisme sert plutôt
bien la musique granitique de
Brahms
(Dgg – 6/6). On retrouve à
l'ère numérique et en état de grâce
Carlo Maria Giulini
qui insuffle une clarté évidente à cette musique parfois propice à la
lourdeur germanique (Dgg – 6/6,
cf. commentaire sur la
4ème symphonie). Enfin, chez un petit label, avec l'humble
philharmonie d'Oslo,
Marris Jansons, rencontré il y a peu dans
Chostakovitch, allège le propos et avec des tempos assez vifs restitue
brillamment l'héritage
classique de cette partition (SIMAX - 6/6).
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Je cherchais un mot pour le troisième mouvement et puis tu l'as toi même écris "Champêtre". Et pour ce qui est de la direction de l'orchestre, rien à dire avec Abbado (Comme avec Giulini), tu as l'impression de boire de l'asti, c'est doux et sa glisse tout seul par rapport à l'école Allemande qui est plus reich...Pardon rêche comme une bière à 14°.
RépondreSupprimerÇa se défend : le soleil italien dans Brahms. Je n'ai pas pu citer aussi les slaves qui comme Rafael Kubelik à la Philharmonie de Vienne (une vision presque chambriste) ou Kurt Sanderling à Dresde laissant l'air circuler comme rarement ont marqué l'histoire du disque (Kubelik pour DECCA en 1959 ; Sanderling pour RCA en 1971).
SupprimerN'oublions pas le hollandais Bernard Haitink à Amsterdam toujours aussi raffiné et précis dans sa direction…
Et puis c'est vrai que lorsque l'on écoute Klemperer issu de la grande tradition germanique, même avec le so british Philharmonia, il y a une hauteur de vue olympienne. Quelle grandeur certes ! Mais quelle précision dans le détail. Deezer : http://www.deezer.com/album/6189177
Comme on dit " y a du choix" ;o)