LE GRAND CAHIER ou La Trilogie
des Jumeaux. J’allais dire, par quel bout prendre ces trois bouquins ? Par
le premier. Les trois livres se suivent, mais surtout se complètent, et il est
primordial de les lire dans l’ordre : LE GRAND CAHIER, LA PREUVE, LE TROISIÈME
MENSONGE.
LE GRAND CAHIER propose une
intrigue et des personnages, que LA PREUVE prolonge tout en semant le doute, quand LE TROISIÈME MENSONGE offre un tout autre point de vue. Une remise en cause de ce
qui avait été dit. L’auteure hongroise, Agota Kristof (1935-2011) nous entraine dans un récit vertigineux, le
lecteur prenant pour argent comptant ce qu’on lui raconte (comment pourrait-il en être autrement, après tout) avant que le doute ne s’immisce.
Fiction, vérité, souvenirs tronqués, invention, fantasmes…
L'effet est accentué par la forme,
par le style. Agota Kristof opte pour un parti
pris radical, qui peut gêner au départ, mais est en fait fascinant. C’est
rédigé au présent, à la seconde personne du pluriel (les narrateurs sont deux frères, ils disent "nous") les phrases sont courtes, sujet, verbe, sans fioritures, comme un synopsis (160 pages par livre), les chapitres étant très courts aussi. L'action avance vite. Une
description froide, distante, impitoyable, et une absence totale de jugement moral. On est dans le déni d'émotion, et les évènements dramatiques n'en sont que plus difficiles à supporter.
LE GRAND CAHIER est donc raconté du
point de vue de deux enfants, Claus et Lucas, jumeaux. Pour échapper aux
bombardements sur la Grande Ville (ainsi la nomme-t-on, sans aucune précision
géographique, mais on songe à la Hongrie, occupée puis libérée par les Russes)
leur mère les conduit à la campagne, chez leur grand-mère. Une Thénardière monstrueuse,
avare, sadique, soupçonnée d’avoir empoisonné son mari, qui les fera trimer à
coup de trique en les appelants « fils de chienne ». Les jumeaux encaissent,
racontent leur quotidien, le consignent dans un grand cahier. Inséparables, pour
survivre, ils fusionnent presque. Ils se contraignent à des exercices pour s’endurcir :
la journée sans manger, la journée sans parler, la journée sans vêtements, la
journée à se frapper à coups de ceinturons.
C’est violent, cru. Y’a le
locataire de la grand-mère, un soldat étranger, qui aime beaucoup les petits garçons.
Comme le curé semble-t-il. Et Bec de Lièvre, la petite voisine moche comme un
pou qui suce de la bite en veux-tu en voilà, même celle du chien. On survit
comme on peut. C’est la guerre. Sa mère est folle, sourde et muette, dit-on. Les jumeaux s'éduquent mutuellement, s'auto-suffisent, se forgent une carapace. Ils apprennent à pêcher, s’occupent
du jardin, vendent des légumes, jouent dans les bistrots. Ils sont connus, les jumeaux fusionnels, intelligents, calculateurs, cruels,
sociopathes, et assassins prétend-t-on. Des enfants qui me rappellent ceux du film LE VILLAGE DES DAMNES (1960).
Ecrit deux ans plus tard, dans
un style légèrement plus fluide, LA PREUVE est la suite directe. Mais étalée cette
fois sur une trentaine d’années. On s'attache à Lucas qui vit dans la ferme de la grand mère, puis déménagera en ville. D’autres personnages apparaissent, Clara la
bibliothécaire, dont Lucas fera sa maîtresse, Yasmine et son fils Mathias, bossu et
claudiquant, qui vivent avec lui, dans un simulacre familial. Il
y a le libraire, son histoire avec sa sœur, qu’il finira par étrangler
quelques années plus tard. Et un vieux locataire insomniaque,
à sa fenêtre toutes les nuits, qui observent, écoutent.
Dans ce tome, Claus n’est présent
que dans les conversations, les souvenirs, dans le grand cahier de Lucas. Pourtant un Claus vieilli et malade réapparait en
ville, quand son frère en a disparu. Mais tellement d'années ont passé. On se souvient vaguement
de ces deux gamins chez leur grand-mère, pendant la guerre, mais aucun registre ne les
mentionne officiellement. Sauf le fameux grand cahier.
En 1991 qu’Agota Kristof
propose le dernier volet de sa trilogie, LE TROISIÈME MENSONGE. C'est Claus le narrateur, qui interrogé par les autorités (une histoire de visa périmé) raconte son histoire, et son retour d'exil pour retrouver son frère. Quel frère ?
Au travers de flash-back, on va presque tout reprendre à zéro. Les jumeaux, leurs parents, Antonia la maitresse de leur père, qui après le drame, va s’occuper de Claus, et plus tard, va l’aider à retrouver son frère, sa mère. Des passerelles se tendent entre les livres. Une scène de l’un resurgit dans un autre, sous une autre perspective, avec d'autres protagonistes, comme des souvenirs imprécis, mélangés. Une autre réalité fait jour. Le puzzle se recompose. On suit en parallèle la vie de Claus, adulte, et le récit de son enfance.
Au travers de flash-back, on va presque tout reprendre à zéro. Les jumeaux, leurs parents, Antonia la maitresse de leur père, qui après le drame, va s’occuper de Claus, et plus tard, va l’aider à retrouver son frère, sa mère. Des passerelles se tendent entre les livres. Une scène de l’un resurgit dans un autre, sous une autre perspective, avec d'autres protagonistes, comme des souvenirs imprécis, mélangés. Une autre réalité fait jour. Le puzzle se recompose. On suit en parallèle la vie de Claus, adulte, et le récit de son enfance.
Tout se bouscule, on est conscient d’être manipulé, mais par
qui ? Par l’auteure, ou par les personnages eux-mêmes ? C’est ce qu’il faut accepter pour lire ces livres,
une expérience à la fois éprouvante, récit d’enfants jetés dans une guerre et contraints
de se soustraire à toutes émotions, où les bas instincts font foi, et
à la fois passionnante pour le tour de force littéraire, et la puissance de l’écriture.
Cette trilogie est devenue un
grand succès, LE GRAND CAHIER a été adapté au cinéma par János Szász (pas vu)
en 2014. Il ne s’attache qu’au premier livre, qui peut être lu seul, indépendamment
des deux autres. Mais ce serait dommage d’occulter les suites, une mise en
abyme schizophrénique, qui nous laisse à nos réflexions un long moment.
3 fois 160 pages, en Poche.
Dans le genre sordide dérangeant, ça a l'air d'être un must have. Tu vas pas te mettre à écrire "auteure" , toi aussi? C'est horrible.
RépondreSupprimerBen j'ai hésité avec auteuse, mais c'est encore moins beau. Faut prendre un peu de auteure avec tout ça, non ?
RépondreSupprimerSordide, non. Dérangeant, surement. Certains ne tiennent pas 20 pages...
pardon pour cette question idiote mais Agota Kristof c'est un pseudo en hommage à Agatha Christie ou c'est vraiment son nom?
RépondreSupprimerRockin'... tu sors !
RépondreSupprimerJe viens de lire la chronique. Rockin' tu m'as otez de la bouche la réflexion que j'allais faire !!! :D
RépondreSupprimerPat, à peine entré, tu sors aussi.
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