vendredi 10 juin 2016

ELLE de Paul Verhoeven (2016) par Luc B.


Paul Verhoeven a eu deux carrières, chez lui en Hollande dans les années 70, TURKISH DELICES, LE 4eme HOMME, puis à Hollywood, s’appropriant des films de genre en y distillant tout son mauvais esprit. Et en signant quelques classiques comme LA CHAIR ET LE SANG, BASIC INSTINCT, STARSHIP TROOPERS, TOTAL RECALL. Retour au bercail avec BLACK BOOK, et le voilà maintenant en France. Pourquoi chez nous ? Visiblement son scénario – écrit en anglais pour un tournage aux USA, à Boston - ne trouvait pas preneur, jugé trop scandaleux. Et c’est tant mieux ! D’autant que, qui d’autre qu’Isabelle Huppert pour incarner ce personnage ? Nicole Kidman, comme pressentie ?

Paul Verhoeven, et Isabelle Huppert
C’est évident que cette histoire, adaptée de « Oh » de Philippe Djian, ne ressemble pas à ce qu’on voit d’ordinaire sur ce thème. Le premier plan est une agression, vue par les yeux d’un chat. Michèle est violée chez elle, un soir, par un inconnu qui prend la fuite. Mais la harcèle de messages. Et que fait Michèle ? Rien. Elle reprend sa vie, son boulot, et raconte sa mésaventure à ses proches, au restau, comme si elle avait juste égaré ses clefs. 

Tout le film tourne autour de ce personnage central. Michèle gère sa vie, seule, sans intervention extérieur. Seule l’irruption du violeur n’était pas planifiée, Michèle fera avec, rentrera l’intrus dans l’équation. Rien n’est normé autour d’elle. Divorcée, elle fréquente quotidiennement son mari, excellent Charles Berling. Son amant est le mari de sa meilleure amie, Anne Consigny, trouble aussi, justes amies ? Michèle a un grand fils, qui va être papa d’un p’tit gars qui n’est visiblement pas le sien, mais celui de son pote, noir… Tout le monde s’en rend compte sauf l’intéressé. C’est terrible, car drôle et complètement tragique à la fois. Et sa mère…  excellente Judith Magre, bourgeoise sexagénaire qui se tape des gigolos, étale sa vie sexuelle, et va se remarier.

C’est un film dérangeant au sens où rien ne se passe comme prévu. Aucune situation n’est banale, aucune réaction prévisible. Michèle n’a pas un caractère pervers. Quoique… on se demande parfois si elle ne fantasme pas sur son violeur. Et cette scène où elle se caresse en observant son voisin, Laurent Laffite, à la jumelle. Qui prend sa douche ? Non, qui installe une crèche dans son jardin, avant Noël. On la cerne mal, encore une cause dérangeante, car le film n’est pas psychologique. Verhoeven n’explique pas, n’argumente pas. Michèle est une femme qui agit, elle est dans l’action, à l’image de la mise en scène, toujours en mouvement, mais pas désordonnée. Précise. 

Il y a un autre élément qui trouble, c’est l’humour. S’il y a un jeu pervers, c’est celui de Paul Verhoeven, qui joue avec ses personnages comme un chat avec sa proie, chat omniprésent dans le film. Verhoeven s’en amuse, plusieurs scènes sont drôles, grinçantes : le repas de Noël, la voisine catho et son « j’ai la foi, je peux mettre la messe de minuit ? », voisine jouée par Virginie Efira, sans doute pas assez exploitée. Les frasques de la maman, la situation ubuesque du fils et son bâtard. On sourit, mais c’est glacial. Comme lorsque Michèle raconte son enfance. Ah oui, parce qu’elle est la fille d’un homme célèbre, qui croupit en prison depuis quarante ans pour avoir massacré 27 personnes pendant une soirée. Elle vit avec ça, ce héros de la famille, et le raconte avec un tel détachement, précisant qu’il a tué aussi les animaux « mais pas le hamster… on s’est toujours demandé pourquoi… ». 

Le film tient aussi du thriller. Moins par l’identité du violeur, qu’on devine assez vite, que par les nouvelles agressions. Pourquoi le violeur revient-il ? Il y a la relation trouble avec son voisin, les soirées d’orage, les volets qui claquent… cette scène hitchcockienne, à la cave, « vous voulez que je vous montre ma chaudière ? ». Franchement, c’est un plan drague, ça ?! Et puis, à son travail, éditrice de jeux, menant ses troupes à la baguette, elle est victime d’une plaisanterie de mauvais goût, son visage incrusté dans un dessin animé, violée par un serpent. Là encore, qui manipule qui ?  

Ces faux semblants, ces jeux de pervers narcissiques, de pouvoir, ces déviances, de sexualité exacerbée, destructrice, font partie de l’univers de Paul Verhoeven, depuis ces premiers films, jusque dans BASIC INSTINCT (la froide et calculatrice Catherine Tramell), SHOW GIRLS. Les personnages de femmes sont souvent au centre de ses films, menant le monde et donc les hommes (par le bout de la queue), comme la Rachel de BLACK BOOK.

Ce qui est réussi, c’est que Verhoeven a ramené chez nous sa science de la mise en scène, ses  préoccupations, pour en faire un film purement français. On pourrait être chez Chabrol (moins provocateur mais pas moins acide), qui a fortement contribué à façonné Huppert, lui offrant des rôles à sa mesure. On pense à Hanneke aussi, à Buñuel, à Clouzot, voire Joseph Losey. Isabelle Huppert est impériale, elle tient le film, en est le pivot, terrifiante. A quoi elle pense ? 

Mais ce n’est pas un thriller à l’américaine (comme l’affiche bêtement premier degré et ripolinée pourrait le laisser entendre), un truc hystérique avec femme désaxée, genre le lourdingue LIAISON FATALE. C’est plus pervers, on y rentre par étape, les couches se superposent, plus le film avance plus il fascine par tant de dérèglements concentrés autour d’une même femme ! D’autant qu’il s’y passe beaucoup de choses, ça bouge, ça vie. On peut aussi être outré et ne pas rentrer dedans, ce serait dommage. 

Si on met de côté TRICKED, expérience cinéma communautaire via internet, Verhoeven n’avait pas tourné depuis 10 ans. Agé de 77 ans, il n’a rien perdu de son mordant. ELLE n’est pas un film facile au sens où il ne répond pas aux canons habituels, prend le spectateur à contre-pied. A quoi se raccrocher ? Jusqu’à cette dernière réplique de Virginie Efira, « merci pour ce que vous avez fait pour mon mari, j’ai la foi vous savez, ça va aller… ». Comme si rien ne s’était passé, comme si tout ça était normal.

couleur  -  2h10  -  scope 2:35




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