- Je parcours l'index M'sieur Claude, vous aviez écrit à vos débuts un
article fouillé sur le 14ème quatuor "La jeune fille et la
mort", un must du répertoire…
- En effet Sonia, c'est le plus connu des 15 quatuors de Franz Schubert,
son sous-titre a bien servi son succès y compris comme illustration de
films, de pubs, etc…
- Et heu, comme pour les symphonies de Mahler ou de Beethoven, vous
pensez nous parler de tous ses quatuors au fil du temps ?
- Schubert a composé nombre de quatuors sympathiques dans sa jeunesse.
Mais priorité aux trois deniers, composés à la fin de sa vie, le 14ème
déjà commenté, le 15ème
écouté aujourd'hui et à venir le 13ème "Rosamunde".
- En poursuivant la lecture du tableau, je vois que le Quatuor Melos
avait fait la une dans deux quintettes de Brahms, l'un pour alto et
l'autre pour clarinette…
- Oui, dans la seconde formation de cet ensemble. Aujourd'hui, pour ce
disque du début des années 70, ce sont
les musiciens présents à l'origine que nous écouterons…
Le quatuor Melos dans les années 80 |
Un article assez long avait été consacré au
quintette
"La truite" et au
quatuor
n° 14
"La jeune fille et la mort" il y a quelques années
(Clic). Ces deux chefs d'œuvres sont sans aucun doute les plus connus et joués
parmi les ouvrages de Schubert. Leur réputation est galvanisée par leurs célèbres sous-titres. Mais
attention, datant de cette période tardive de la vie de
Schubert, d'autres ouvrages de chambre se hissent sans difficulté au même niveau
d'intérêt musical et d'ambition par leur durée : les
quatuors
N° 13
et
N° 15,
et le
quintette à deux violoncelles
(Clic). Cette remarque s'applique aussi aux
trois dernières sonates pour piano, la
20ème
ayant eu sa chronique il y a quelques semaines sous les doigts de
Rudolf Serkin.
(Clic)
Vous allez trouver cette entrée en matière dithyrambique ! Elle l'est !
Attaquer une chronique sur de telles partitions se révèle toujours
intimidant. Et puis, la chance aidant, Youtube propose la copie d'un album
du
Quatuor Melos
qui grava une intégrale des
quatuors
de
Schubert
dans le début des années 70. Ce n'est pas courant car les 11 premiers sont
des œuvres de jeunesse charmantes mais moins riches et inventives que les
quatre derniers
(sachant que le
12ème
n'est qu'un simple mouvement isolé).
Je ne reviens plus sur la vie brève (31 ans) de
Franz Schubert, sa timidité, l'ado surdoué, un millier d'œuvres dont des centaines de
Lieder parmi les plus beaux de l'histoire du genre, l'incompréhension de ses
contemporains face à son écriture déjà moderne en ce début de l'époque
romantique.
Pour les grandes lignes de la biographie…
(Clic).
Les causes de la mort de
Schubert
en 1828 sont connues : une
syphilis contractée vers la vingtaine et une fièvre typhoïde fatale chez un
homme déjà amoindri. Une époque sans antibiotique où les traitements au
mercure achèvent le patient plus qu'ils ne le soignent. Cette sa**ie
vénérienne a, en principe, la particularité d'affecter le cerveau et les
facultés intellectuelles dans sa phase terminale. En
1826, lors de l'écriture de son
ultime quatuor,
Schubert
échappe à ce
symptôme effrayant, mais n'a
plus que deux ans à vivre.
Et pourtant, cette
douloureuse perspective semble avoir transcendé sa puissance créatrice et
la maîtrise de son art !
Les innovations de plus en plus hardies nuisent à l'exécution des œuvres
majeures de ces dernières années :
la
symphonie n° 9
"La Grande" est souvent supprimée des
concerts, le
quatuor
"La jeune fille et la mort" est massacré en catimini et ne sera jamais édité du vivant de son auteur.
La liste des œuvres posthumes éditées après la mort du compositeur est sans
fin…
Le
15ème quatuor
est composé en dix jours en juin. Par rapport à sa durée (+ 45') et sa complexité harmonique et mélodique, c'est surréaliste !! Il
compose pour tuer le temps en attendant un livret d'opéra, une commande qui
ne verra jamais le jour. Alors que les difficultés auraient dû suggérer une
tonalité mineure,
Schubert
choisit comme pour exorciser ses angoisses, le juvénile, fougueux et
pétillant sol majeur ! On s'interroge sur la création : dans l'intimité lors
d'une soirée entre amis ? Il n'y a aucune certitude que
Schubert
ait entendu de son vivant ce monument. Un seul mouvement
fin 1828, mais l'édition et la création dans son intégralité attendront
plus de vingt ans, en 1850.
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Wilhelm Melcher |
Pour faire écho aux propos de Sonia, pour la chronique du 25 février 2012,
le
Quatuor Melos
interprétait avec brio
deux quintettes
de
Brahms
(Clic). Pour ce disque,
Ida Bieler
était le second violon, position qu'elle occupait depuis
1993 après le départ de
Gerhard Voss, l'un des cofondateurs en
1965 à Stuttgart de l'ensemble,
en complicité avec le violoniste
Wilhelm
Melcher
(Mel
+
V|os|s
=
Melos). Pendant quarante ans,
Hermann Voss
et
Peter Buck
ont tenu respectivement les parties d'alto et de violoncelle.
Suite à la mort prématurée de
Wilhelm
Melcher
(photo ci-contre) en 2005, le quatuor a été
dissout après une carrière exemplaire. L'un de leurs enregistrements les
plus marquants restera l'intégrale des
quatuors
de
Schubert
paru à une époque où le cycle complet était peu gravé (1973-75). Ces disques furent salués à
leur publication comme une
réussite majeure de la discographie.
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Bord de la mer dans le clair de lune |
On avait tout lieu de croire qu'avec le
quatuor
"La jeune fille et la mort",
Schubert
avec atteint des sommets d'inventivité polyphonique, de jeux de variations
et de tonalité, d'intensité dramatique. Et bien en une dizaine de jours, le
compositeur va se surpasser encore et donner à son quatuor des dimensions
quasi symphoniques.
Peut-on parler de musique pure à l'opposé du
quatuor n°14
qui se nourrissait des thèmes de la "vanité", au sens picturale du mot, et de thèmes empruntés au
Faust de
Goethe : la vieillesse et
la mort anéantissant inexorablement la beauté et la jeunesse ? Je pourrais
ici résumer les intentions de
Schubert
comme la mise en musique des angoisses et des interrogations sur un avenir
sombre : une auto-analyse freudienne de ses conflits intérieurs qui trouvent
leurs expressions dans les ruptures incessantes de tons et de climats
sonores. Le sol majeur affiché à la clé n'étant qu'une façade
dissimulant l'autoportrait d'un
homme au bord du découragement et qui espère encore et toujours une
reconnaissance dans un monde qui lui échappe de mois en mois. J'ai choisi
des tableaux de
David Friedrich Caspar, peintre
d'origine poméranienne (1774-1840) dont les froids paysages romantiques flirtant avec le style gothique
appartiennent à un courant d'inspiration tourmenté proche de celui de
Schubert.
Nota
: le premier mouvement comporte d'importantes reprises facultatives.
Schumann
appellera ce procédé
typiquement schubertien : "les divines longueurs". Suivant la volonté des interprètes de les exécuter ou pas, le mouvement
dure de 15 à 22 minutes
environ ! Le
quatuor Melos
ne les fait pas,
une concision qui favorise
la découverte de l'œuvre par un néophyte. Je donnerai comme d'habitude des
suggestions discographiques aux options contraires qui permettent de se
laisser
enchanter pars ses "refrains" sans lassitude…
Chouette sur un arbre mort XXXX |
1 - Allegro molto moderato
: Une longue tenue de deux mesures des violons et de l'alto s'élance de
p jusqu'à un triple accord
ff auquel s'invite le
violoncelle. Un petit motif interrogatif suit ces deux premières mesures
avant une répétition de l'ensemble de cette introduction qui happe d'entrée
l'attention ! Ces deux groupes sont suivis d'un motif mystérieux où un à un,
chaque violon, puis l'alto et enfin le violoncelle dans le grave nous
convient secrètement aux confidences de
Schubert. Un passage en trémolos du
second violon, de l'alto et du violoncelle, accompagne un élément mélodique
élégiaque du premier violon. Dès les 13 premières mesures, juste avant le
premier développement et
ses trémolos,
Schubert
bascule du sol majeur au ré majeur puis au ré mineur. Y-a-t-il encore
utilisation de la tonalité chez
Schubert
un siècle avant
Schoenberg, on peut s'interroger ? Le résultat, au-delà des considérations sur les
techniques harmoniques, se traduit par une ambiance pathétique où
s'affrontent à la fois des motifs mélodiques bien marqués et nombreux, mais
aussi des émois troublants reflets des angoisses du musicien.
En l'absence de reprise le
Quatuor Melos
démontre par quel génie architectural
Schubert
réinvente le discours musical
traditionnel de mesure en
mesure. Il donne à l'allegro de son quatuor la structure d'un poème
symphonique à l'aide d'une foisonnante
fantaisie polyphonique qui annonce
Bruckner. Quatre instruments seulement
pour
cette musique de chambre, mais une hauteur de vue totalement symphonique. La partition montre une
densité de notes et des difficultés techniques telles qu'il ne faut pas
s'étonner si peu d'interprètes en cette fin de l'âge classique osaient
affronter ces portées… Le jeu du
Quatuor Melos
est limpide, acéré, mettant en relief chaque trouvaille du compositeur,
chaque surprise, sans trahir
Schubert par un pathos trop épique. Les jeunes instrumentistes opposent le lyrisme
romantique cher à l'époque au drame
qui étreint le compositeur.
Développer mes commentaires plus avant prendrait des pages. Comme tous les
chefs d'œuvre trop inventifs, je laisse cela aux musicologues chevronnés,
notamment dans l'ouvrage de
Brigitte Massin (Waouh… 6 pages
en petits caractères). Difficile à un mélomane classique (et même un autre)
de ne pas vibrer en écoutant une musique certes sophistiquée, mais
curieusement d'une évidence rare dans ses intentions expressives et
mélodiques.
Cimetière du cloitre en ruine sous le neige |
2 - Andante un poco moto
: [25:12] Encore un mouvement dont les proportions et la générosité
mélodique suggèrent une œuvre accomplie à elle seule, je ne parle pas
d'autonomie mais de clef de voûte d'un univers plus vaste. Douze minutes
pendant lesquelles se déchaînent élégie et passions.
Schubert
choisit le tragique mi mineur comme tonalité dominante, mais là encore les
ruptures incessantes de tonalité vont dominer l'andante. Un chromatisme qui
préfigure
Tristan
de
Wagner. Je n'insiste plus sur cette constante dans l'écriture de
Schubert
et ses conséquences sur les émotions conflictuelles qui soulignent le
désarroi de l'homme meurtri travaillant sans relâche sur sa partition. Un
fz decrescendo introduit une
mélopée doucement scandée, une procession mélancolique par une soirée
brumeuse. Le discours de cette entrée en matière dénote une grande volonté
de chant concertant. Encore une particularité lié au style schubertien : peu
de mesures à l'unisson,
Schubert
voulant donner à son quatuor une dimension orchestrale. La lecture de la
partition est révélatrice de cette redoutable polyphonie où chaque
instrument à cordes joue chacun le rôle de l'un des pupitres d'un ensemble
symphonique.
[26:09] Un second motif énoncé au violoncelle ne réjouit en rien cette
ambiance nostalgique, quasiment désespérée. [28:28] Une idée développée avec véhémence, reprise par les autres instruments
avant un premier éclat de violence, un drame tourmenté avec, de nouveau, des
nerveux trémolos, éléments de solfège très présents dans le quatuor et
propice à inspirer les frissons. Par ses douloureuses reprises
obsessionnelles, l'andante parcourt un chemin a priori sans issue vers un
destin tragique. [30:22] Une contre-mélodie plus radieuse ouvre cependant
une porte vers l'apaisement. Là encore des jeux de tonalités
habiles permettent à une lumière diaphane de s'insinuer dans les ténèbres.
Un retour des nuages gris introductifs conduit à une conclusion
résignée.
Clair de lune sur la mer XXXX |
3 - Scherzo Allegro vivace
: [35:38] On lit parfois que
Schubert
usait toute sa force dans les deux premiers mouvements et semblait moins à
l'aise pour conclure ses œuvres. Dans la
quatrième
symphonie
"tragique" par exemple, le menuetto et le finale tournent en rond sur une thématique
assez banale. La
8ème
symphonie inachevée
n'est-elle pas tronquée par manque d'inspiration pour conclure en beauté une
partition qui se suffit en elle-même ? Les tentatives d'ajouts de
Brian Newbould pour la
compléter sont d'un creux réducteur absolu (sentiment personnel). Dans ce
quatuor,
Schubert
surmonte avec facilité l'épreuve.
De nouveau des trémolos ! Oui, mais ce sont eux qui structurent le motif
principal du scherzo et son climat général inquiétant. Logique de
l'architecture, mais aussi moyen élégant de nous entraîner dans une danse
sarcastique voire diabolique. Impossible donc
de ne pas partager les
angoisses de l'auteur, une confession de mise en ce début du romantisme. Schubert
extériorise la peur
face à
la vieillesse et à la mort
qu'il désire refouler, une
hantise cher au Faust de Goethe et une
obsession déjà présente dans
le
14ème quatuor. Les motifs restent indistincts, chaotiques, en un mot : troublés. [40:26]
Le trio apparaît comme un
refuge paisible
lors d'une fête villageoise,
un
ultime havre de
réjouissance bucolique. On pourrait parler de ländler, danse festive des paysans
autrichiens que l'on entendra si souvent chez
Mahler. Scherzo repris da capo.
4 - Allegro assai : [44:20] Le final prolonge la frénésie du scherzo avec
rage.
Tout en adoptant une thématique échevelée et
une rythmique un peu folle
de tarentelle,
Schubert
reprend des motifs des
mouvements précédents
et pousse le quatuor
vers une course effrénée. Le
Quatuor Melos
joue habilement sur l'ambiguïté du propos : le conflit entre une apparente
joie retrouvée et l'ironie du destin.
Schubert
fataliste ? Possible. Nous voilà otage d'un perpetuum mobile infernal. Le
mouvement cherche en vain une porte de sortie apaisée. Il ne la trouvera
pas… Par un double accord
ff, il met fin brutalement à
toute tentative d'évasion vers une quelconque
accalmie dans ses
pensées. (Partition)
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
L'intense et fébrile émotion qui se dégage des cordes du
Quartetto Italiano
place d'emblée la gravure de cet ensemble dans le podium des versions
incontournables. Comme beaucoup, les italiens n'ont gravé que les
quatre derniers quatuors
regroupés dans un double album économique. La reprise est bien effectuée.
Bouleversant, une approche plus sidérale que le
Quatuor Melos. À ce niveau… Concurrent ? Oui, mais surtout complémentaire (Philips
– 6+/6)
Une gravure isolée du
quatuor Alban Berg
existe pour ceux qui possèdent déjà moult versions du
quatuor
"La jeune fille et la mort". Probité, élégance du trait, articulation, énergie, la réputation de ce
quatuor mythique n'est plus à faire (EMI
– 6/6)
Enfin, j'avais présenté le
quatuor Emerson
dans une chronique consacrée au
quatuor N°8
de
Chostakovitch. Une interprétation pleine de feu. On retrouve ce style dans
l'interprétation incluse dans un coffret de 3 CD qui, en complément des
quatre derniers quatuors, propose le
quintette pour violoncelle
avec
Mstislav Rostropovitch
dont c'est la seconde interprétation pour DGG ; la première fin des
années 70 étant captée en complicité avec… le
quatuor Melos. On ne change pas des équipes qui gagnent (DGG
– 5/6, prix très doux).
On trouve un enregistrement endiablé, une course à
l’abîme, du légendaire
quatuor Busch, mais la mauvaise qualité d'un son ingrat (année 40 ?)
et
les tempos précipités réservent ce disque aux aficionados qui connaissent
déjà l’œuvre (Warner
dans un coffret de 16 CD).
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
!!! ATTENTION
: le
15ème quatuor
commence à 10'06", après le court mouvement de
quatuor N°12
présent sur la même galette dans le coffret de 6 CD…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerBien entendu, nos lecteurs peuvent tout se permettre dans les commentaires. Les échanges entre passionnés sont les bienvenus, c'est même l'un des buts premiers de ce blog…
SupprimerSeuls sont supprimées les injures, insultes, menaces de mort (on en a eues), diatribe de 4000 mots de citations antisémites (à la suite d'un com sur Métamorphoses pour 23 cordes de Strauss) ?!?! C'est très rares bien heureusement.
Nous partageons les mêmes impressions sur la grandeur et la modernité de ce quatuor...
Excellentes suggestions. Oui, le CD EMI de 1936-1938 des Busch est toujours au catalogue et sans doute de "remastering" meilleur que celui dont je parle rapidement. Je me permets (moi aussi) d'ajouter qu'il existe un petit coffret de 5 CD par le quatuor Julliard chez Sony avec les 4 derniers quatuors de Schubert + les 3 de Brahms et les deux quintettes de ce dernier. Ça ne coûte qu'une dizaine d'Euros…
Merci pour ta fidélité et bien cordialement
Claude