samedi 12 mars 2016

Serge PROKOFIEV – Symphonie N° 7 – Seiji OZAWA – par Claude Toon



- Coucou M'sieur Claude. Sympa cette pochette pour une fois… Une caricature de Prokofiev avec ses lunettes rondes… Vous nous parlez de laquelle des deux symphonies ?
- Et bien la 7ème Sonia, la dernière, écrite à la fin de sa vie, très chaleureuse d'ailleurs… La 2ème écrite en France dans les années 20 est paradoxalement plus moderne, tendance "cubiste"…
- J'ai lu ou entendu que Seiji Ozawa est gravement malade, mais garde intact son désir de diriger…
- Oui, en effet, cet homme plein d'énergie lutte contre le "crabe" depuis plusieurs années, comme Claudio Abbado en fin de carrière… Je ne suis pas du tout pressé de faire son RIP !
- Et ce disque n'a pas été enregistré avec l'orchestre de Boston, une infidélité ?
- Non, même si Ozawa a conduit la destinée de l'Orchestre américain pendant plus de trente ans, cette belle intégrale confirme sa présence assidue à Berlin avec l'orchestre de son mentor Herbert von Karajan…
- Ah, ils se sont connus… Bon je vous laisse écrire…

"Les gens pensent que je ne suis pas loin de la mort mais je vais essayer au maximum de m'empêcher de mourir". C'est avec son légendaire humour qu'en 2014, le chef Seiji Ozawa annonçait qu'il avait gagné un premier combat contre un cancer de l'œsophage qui l'avait tenu éloigné des pupitres de longs mois. Ce grand chef, l'un des maestros les plus aimés de sa génération, a déjà fait la une du blog plusieurs fois : pour sa gravure de Carmina Burana de Carl Orff mise en compétition avec celle de Jochum (Clic), Le Mandarin merveilleux de Bela Bartók (Clic) et plusieurs Ballets de Maurice Ravel (Clic). Et Sonia a raison : deux de ces disques ont été réalisés avec l'Orchestre Symphonique de Boston. Mais Orff l'a été à… Berlin !
Pour rappel, Ozawa est né en chine sous domination japonaise en 1935. Il étudie à Tokyo. 1959 : à 24 ans il remporte haut la main le difficile concours de direction d'orchestre de Besançon. Deux hommes le remarquent et non des moindres. Charles Munch l'invite à diriger son orchestre de Boston au Festival de Tanglewood. Une complicité entre le jeune homme et l'orchestre commence. Il en deviendra de 1973 à 2002 le directeur. Un record de durée à ce poste pour cet orchestre formé à l'école de la perfection et en continu par Pierre Monteux, Serge Koussevitzky, Charles Münch, Erich Leinsdorf, William Steinberg depuis 1919 !!! Ça  ne s'invente pas !!! Autre rencontre déterminante, celle de Herbert von Karajan avec qui il se perfectionnera pendant cinq ans, l'autrichien lui ouvrant les portes de sa Philharmonie de Berlin. Autre orchestre prestigieux que l'on retrouve aujourd'hui.
Début des années 90, le maître japonais a enregistré les sept symphonies de Prokofiev, parues en quatre albums isolés qui ont été réunis dans un coffret à prix doux par Dgg. Avec la grande phalange berlinoise, Ozawa avait déjà confié au disque Tchaïkovski ou encore Wagner… Il a plusieurs fois été invité à clore la saison du Berliner Philharmoniker par le grand concert en plein air donné au Walbuehne de Berlin, notamment en 2003 : un programme consacré à Gershwin et au jazz en complicité avec le Trio Marcus Roberts. Un DVD de cette soirée existe, témoin du goût pour la fête, l’improvisation et le mélange des genres de ce chef au répertoire immense et éclectique.
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Prokofiev : grand joueur d'échecs comme tous les russes...
Les quatre grandes périodes de la biographie de Prokofiev : Russie, USA, France puis retour en URSS, sont détaillées dans la chronique consacrée à sa célèbre 5ème symphonie dans la gravure culte d'Herbert von Karajan, déjà avec la Philharmonie de Berlin. (Clic)
En 1932, la nostalgie de la terre natale et des promesses de relative liberté du régime soviétique (pourtant déjà en train de museler les artistes au nom du "réalisme socialiste") décident du retour définitif de Prokofiev. Comme tous les génies, le compositeur s'adapte aux règles et écrit des pages originales comme le ballet Roméo et Juliette, Pierre et le loup ou la musique de film et cantate Alexandre Newski.
En 1936, les purges chroniques commencent. Prokofiev est à l'index, puis de nouveau reconnu pendant la guerre. Les artistes peuvent, au gré des influences, être du jour au lendemain décorés ou exécutés. En 1941, Jdanov (toujours lui) pourchasse les créateurs jugés "cosmopolites" comme Prokofiev. Le musicien se sépare de son épouse Carolina (Lina) pour vivre avec une jeune collaboratrice : Mira. En 1947, une loi de Staline fera de Lina une "étrangère". Suspectée d'espionnage, on la déporte pour huit ans dans un camp de l'Oural. Un monde de folie.
Tous ces évènements ont ruiné la santé de Prokofiev. Dès 1941, les accidents cardiaques se succèdent. Il faut pourtant survivre, triompher avec sa  5ème symphonie et, inversement, voir un chef-d'œuvre majeur comme la 6ème symphonie condamnée en 1948 par le gouvernement appliquant le deuxième décret de Jdanov qui va bientôt payer de sa vie son éthylisme !! Les dernières années du compositeur d'un pays qui vit au rythme des purges est un cauchemar. Son ami Rostropovitch l'aide financièrement.

La 7ème symphonie est écrite en 1951-52 par un homme handicapé par la maladie, mais à l'imagination intacte. Un ouvrage dédié à la jeunesse pour laquelle il espère un monde meilleur… Il assiste à la première en octobre 1952, dernière œuvre, dernier concert, avant de mourir d'un AVC une heure avant que Staline ne crève le 5 mars 1953.
Prokofiev ne connaîtra pas comme Chostakovitch la période de légère détente artistique de l'ère Khrouchtchev, ce qui lui aurait permis de quitter l'habit de compositeur soviétique officiel qui lui colle encore à la peau pour certains qui connaissent mal cette période.
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Ronde d'enfants (1930)
Au crépuscule de sa vie, Prokofiev regarde vers sa jeunesse : celle du jeune compositeur de Montparnasse écrivant sa rugueuse et moderniste 2nde symphonie, écho musical d'une peinture "ouvrière" de Fernand Léger. Une jeunesse qui vit aussi l'écriture de la 1ère symphonie dite "classique" de par sa forme qui apparaît comme un élégant pastiche d'une symphonie de Haydn. Et puis, sans nul doute, le compositeur préfère dédier son œuvre ultime à de jeunes musiciens plutôt qu'aux caciques d'un parti qu'il méprise, offrir une grande symphonie d'écriture plus positive et plus simple aux générations suivantes a contrario des graves symphonies 5 et 6. Quelle est la place de la jeunesse en URSS ?
Les deux tableaux de Boris J-Vladimirsky peints à 20 ans d'intervalle montrent deux visions bien différentes de l'enfance en URSS par un artiste qui hélas va plonger tête baissée dans le "réalisme socialiste". Dans la Ronde d'enfant, le style quasi impressionnisme aux couleurs chaudes et aux traits aériens ne témoigne d'aucune référence au régime, à l'endoctrinement. Le second, "visite de la fonderie" de 1947 présente un groupe de pionniers admiratifs des travailleurs socialistes. Toutes les références propres aux dictatures sont là : garçons et filles en uniforme, lumière de la forge qui rappelle celle apportée par les dirigeants… Boris J-Vladimirsky semble négliger son art : trait grossier, couleurs criardes, situation caricaturale. Le peintre s'en fout, il répond au cahier des charges imposé. Deux tableaux, deux styles, une enfance enchaînée qui marche au pas : de la joyeuse innocence aux victimes d'une propagande naïve. Prokofiev dans sa 7ème symphonie va retrouver le temps des lilas et de la lumière printanière du premier tableau… Tourner le dos à la noirceur des temps.

Pionniers visitant une fonderie... (1947)
Même si l'orchestre est plus allégé que chez Mahler ou Chostakovitch, il n'en reste pas moins très riche, notamment au niveau des percussions : 2 + piccolo /2 + cor anglais /2 + clarinette basse/2, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, tuba, timbales, grosse caisse, caisse claire, cymbales, tambourin, triangle, wood blocks, xylophone, glockenspiel, piano, cordes et harpes. Prokofiev écrit sa symphonie en quatre mouvements pour le piano, mais trop épuisé, il sollicitera son ami le pianiste Anatole Vedernikov pour noter son orchestration.

1 – Moderato : Un accord fugace cors et trombones laisse place à un thème énoncé aux cordes. Une longue phrase lumineuse dans laquelle viennent se chicaner hautbois, cor anglais et clarinettes [0:43]. Le discours est allègre, sans la gravité et le pathétisme rencontrés dans les partitions précédentes. Je reviens à la ronde des enfants ou aux chamailleries ludiques sans haine d'un groupe de gamins facétieux. Prokofiev joue la carte du concerto pour orchestre en laissant à chaque instrument une grande liberté d'expression. Prokofiev revient à la forme sonate avec ses réexpositions du grand thème initiale. [1:57] Une seconde idée plus pensive se développe dans un calme crescendo coloré par les cuivres mais sans climax. Un développement confié aux percussions et aux bois apporte une nouvelle touche de fraîcheur et de fantaisie. Seiji Ozawa fait appel à la réputée transparence de la Philharmonie de Berlin dans ce kaléidoscope sonore pour mettre en avant les mille détails de cette page gracile. Bien que le ut # mineur domine le mouvement, une douce réjouissance s'impose dans le phrasé. [9:23] La coda reprend tout en intimité le thème initial. Chostakovitch parlait de perfection structurelle. Je me permets de partager cet avis tout en soulignant la subtile poésie qui nous renvoie aux passages les plus sensuels du ballet Roméo et Juliette.

Zinaïda Serebriakova (1884-1967) :
Jeunes garçons en marinière
(Réfugiée à Paris en 1924, la peintre devient très prisée
pendant l'ère Khrouchtchev-Brejnev)
2 - Allegretto — Allegro : [9:52] La similitude de ce mouvement de transition avec le Tchaïkovski de Casse-Noisette vient à l'esprit. L'allegretto commence par quelques mesures de cordes et de bois qui gagnent en intensité dès les premières mesures d'une valse à 3 temps. Prokofiev s'amuse, fait intervenir des notes malicieuses du tuba. L'orchestration est merveilleuse de fantaisie avec l'intervention du piano et des percussions cristallines. Toujours cette orchestration concertante inhabituelle chez le compositeur et d'une légèreté confondante dans un effectif qui est tout sauf celui de l'époque classique. Quelles images peut-on associer ? Une fête ? Un bal ? Des étudiants russes qui se courtisent ? Avec un tempo sage, le chef nippon anime avec jubilation cette féerie de timbres jusqu'à une coda virile et excentrique et son incroyable solo de tuba (chapeau au tubiste). La musique se déchaîne dans une gaillarde extravagance. Prokofiev impose des trilles aux cuivres. Bluffant et drôle !

3 - Andante espressivo : [15:50] Un adagio élégiaque n'aurait guère sa place dans cette œuvre pleine de verve. Prokofiev abandonne la forme sonate pour une courte suite de variations émouvantes et pastorales. Une marche guillerette introduit aux cordes une ballade aimable où tour à tour divers instruments solistes interviendront : hautbois, cor anglais, basson, clarinette basse, picolo. Des arpèges des harpes agrémentent de-ci delà cette "kyrielle" de timbres qui fleure bon l'époque baroque. Sans oublier quelques facéties des percussions peu usuelles comme les wood blocks. La coda termine cet andante au son de la trompette et du triangle.

4 - Vivace — Moderato marcato : [23:40] les cordes virevoltent dans ce début d'un rondo final échevelé. Là encore la bonne humeur est de mise. Un thème joyeux est repris par les cuivres puis, après des arpèges de harpes, flûtes et bois s'échangent quelques traits humoristiques. Une marche pleine d'allant se développe joyeusement au cor anglais. S'ajoutent le triangle, la caisse claire, les cymbales, des accords de cuivres et bien entendu les cordes. Prokofiev utilise avec une rare finesse tous les instruments, notamment les harpes et quelques notes de piano qui jaillissent à tout moment. Seiji Ozawa cisèle la mélodie colorée. Une autre marche ironique intervient avec une reprise sarcastique aux cuivres, triangle, tambourin, glockenspiel et grosse caisse. Prokofiev orchestrateur de génie ? Oui ! Le vieux compositeur n'a plus peur de rien : la jeunesse est une période un peu excitante. [29:11] La seconde partie de ce final expose une grande phrase plus solennelle, mais ce contraste majestueux opposé à la loufoquerie du début n'apparaît-il pas comme une ultime provocation ? La symphonie s'achève malicieusement. Tout l'orchestre défile tranquillement sur un rythme marqué au xylophone. Une interprétation exemplaire de gaité et une prise de son aérée font de ce disque un incontournable pour cette œuvre.
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Étrangement, cette symphonie n'a pas la place qu'elle mérite au disque en occident. La remarque vaut pour la 6ème symphonie d'ailleurs. En dehors de la Russie, seule la gravure de Ozawa s'impose et reste disponible au catalogue depuis un quart de siècle, soit en album isolé pour cette symphonie complétée par la seconde, ou dans un coffret à prix abordable réunissant les sept symphonies. (Dgg)
Pour retrouver des gravures captivantes, il faut se tourner vers la Russie ou des chefs slaves. Les gravures cultes de Guennadi Rojdestvenski ont été rééditées dans un boîtier cartonné en accordéon. Peu d'explication, un prix élevé pour des numérisations au son acide et des exemplaires souvent défectueux rendent l'achat risqué. Quel dommage (Melodiya – 5/6).
Valery Gergiev avait enregistré une intégrale pour Philips avec l'Orchestre Symphonique de Londres. Un coffret épuisé avantageusement remplacé par un programme plus varié de concertos (4 et 5) et les symphonies 4, 6 & 7. L'écriture fougueuse de Prokofiev convient parfaitement à la direction fiévreuse du chef. Plus-value sonore indéniable pour ce superbe Orchestre du Marinsky. La presse spécialisée vient de placer cette récente réalisation au sommet de la discographie... (Marinsky – 6/6).
En 2014, l'intégrale de Walter Weller des 70' a été rééditée. Lecture subtile et détaillée, à la fois légère et tendue, pour les amateurs d'un Prokofiev néoclassique et lisible. Prise de son analogique superlative et prix dérisoire (moins de 20 €) (Decca – 6/6). Et pour être complètement exhaustif : à l'inverse : Dmitrij Kitajenko dirigeant l'Orchestre du Gürzenich de Cologne joue la carte de la passion slave et d'une direction aux arêtes tranchantes. Pertinent (Capriccio - 5/6).



xxx Zinaïda Serebriakova : Portrait de Prokofiev

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