- Cool M'sieur Claude, un peu de fraîcheur et de joie de vivre avec des
concertos de Mozart…
- Heuu oui et non, Sonia. Certes une musique limpide, mais un peu de
gravité dans ces deux ouvrages de 1786, le début des années de galère pour
Wolfgang Amadeus…
- Ah, je vais vous laissez nous expliquer tout cela. Sinon : une pianiste
japonaise et un chef que nous ne connaissons pas encore dans le blog me
semble-t-il ?
- En effet, Mitsuko Uchida n'est pas une débutante. Une grande
mozartienne. Elle est accompagnée par un chef anglais qui allie le talent
et le courage physique…
- Il semble très fatigué sur la photo…
- Oui mais handicap et maîtrise totale d'un art ne sont pas
incompatibles. Ce maestro en est la preuve vivante !
Jeffrey Tate (né en 1943) |
Jeffrey Tate
fait partie de ces hommes qui, comme
Stephen Hawkings ou
Michel Petrucciani, me laissent songeur. Des hommes qui, malgré des handicaps majeurs qui
mettraient quiconque à terre, parviennent à transcender leur destinée, à
vivre une existence intellectuelle et artistique hors du commun.
Jeffrey
voit le jour en 1943 atteint
d'une terrible malformation du dos que l'on nomme spina bifida (absence de
certaines vertèbres lombaires et sacrées
plus cyphose, pour faire
simple). Jeune, il doit s'aliter fréquemment et ne peut se déplacer sans
canne. Pourtant, il devient dans un premier temps chirurgien ophtalmique au
début des années 60. C'est pourtant la musique et plus particulièrement
l'opéra qui le fascine. Il se lance dans des études musicales pointues,
puisque dès le début des années 70, le très pointilleux
Georg Solti
lui propose un poste à
Covent Garden, le temple lyrique british. Il trouve également appui auprès de
Herbert von Karajan
puis de
Pierre Boulez
qui le désigne en 1976 comme son assistant lors des
cinq années où le chef
français dirige le
Ring
de
Wagner
à
Bayreuth
dans la mise en scène de
Patrice Chéreau. Le
Ring
: un cycle de quatre opéras qui sera l'œuvre fétiche de cet artiste. Trois
des opéras durent cinq heures, une épreuve épuisante pour ce chef, mais la
passion est là pour le galvaniser…
Jeffrey Tate
a occupé des postes prestigieux dont celui de chef principal à
Covent Garden
et, de 1985 à
2000, celui de directeur de
l'English Chamber Orchestra que l'on entend aujourd'hui dans les deux ouvrage extraits d'une quasi
intégrale des concertos de
Mozart. L'orchestre est spécialiste de ce répertoire puisqu'il accompagnait déjà
Daniel Barenboïm
et
Murray Perahia
dans leurs intégrales
Mozart
respectives, ces deux musiciens assurant à la fois les rôles de soliste et
de chef.
Jeffrey Tate
a
réalisé de nombreux enregistrements lyriques :
Arabella de
Richard
Strauss,
Lulu de
Alban Berg
(il
assista
Pierre Boulez lors de la production de
l’œuvre complète à Paris)
; côté symphonique : des
pages de ses compatriotes
Britten,
Walton ou
Elgar, sans compter une intégrale aérienne des
symphonies
de
Mozart.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
La pianiste
Mitsuko Uchida
a vu le jour en 1948 près de
Tokyo, mais elle part à l'âge de douze ans s'installer à Vienne avec sa
famille. Déjà douée, la jeune fille va bénéficier du meilleur enseignement
dont peut rêver une future virtuose dans la capitale mondiale de la musique
classique. Ses professeurs :
Richard Hauser
puis
Wilhelm Kempff
et
Stefan
Askenase, et pour se perfectionner : la pianiste italienne
Maria Curcio, pédagogue très réputée, elle-même élève d'Arthur Schnabel.
Munie de ce bagage musical de prestige, elle part pour Londres en
1973, sa nouvelle patrie. (Elle
prendra la nationalité british en
2001, et sera anoblie par la
reine Elisabeth II ; on doit
donc dire
Dame
Mitsuko Uchida.)
Elle connaît dès les années 60 une carrière internationale. Elle devient
une mozartienne incontournable et enregistre une intégrale des sonates du
compositeur autrichien, puis une seconde de ses concertos en compagnie de
Jeffrey Tate. Elle récidivera avec l'orchestre de Cleveland, mais en dirigeant elle-même l'orchestre. Son répertoire ne se limite pas
à
Mozart
mais aux grands classiques et romantiques comme
Beethoven
(intégrale des concertos),
Schubert,
Chopin
ou encore
Debussy. Mais,
Mitsuko
se révèle également une experte de l'École de Vienne sérialiste et du trio
Schoenberg,
Berg,
Webern…
Actuellement, elle codirige le
festival de Marlboro, une
institution fondée en 1951 par
Adolf Busch
et
Rudolf Serkin. Le gratin des artistes "classiques" se réunit chaque été pendant sept
semaines près de Boston pour s'en donner à cœur joie sans programme bien
préétabli.
Sa discographie est très abondante et surtout… disponible en ses temps de
vaches maigres pour les CD.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Mars 1786 : Début des années
noires pour
Mozart. En mai, son opéra "Les noces de Figaro" d'après Beaumarchais va irriter la noblesse viennoise par son
ironie envers l'ordre établi.
Mozart
sent-il que son étoile auprès de
ses protecteurs et
commanditaires se ternit ? Oui, et il a raison.
Sa santé se dégrade et les dettes s'accumulent. Le fait qu'il soit
Franc-Maçon n'arrondit pas les angles. C'est dans ce contexte morose que
Mozart
va composer ses
concertos N° 23 et 24
qui portent les numéros de catalogue K488 et K491. La seconde de ses deux
œuvres d'importance (une demi-heure environ chacune) est achevée en trois
semaines après la première. Cette puissance créatrice m'épate ! Soyons
clair, nous sommes face à un doublé, les K489 et 490 n'étant que des
œuvrettes lyriques de faible intérêt.
Travaillant d'arrachepied sur son opéra "Les noces de Figaro" avec Da Ponte, il ne semble
pas que l'écriture de ses deux concertos soit le fruit d'une commande. J'ai déjà plusieurs fois écrit que
Mozart
a bouleversé la forme, l'a magnifiée car elle réunit toutes les facettes de
son génie : la maîtrise du clavier, la variété des climats mélodiques et la
liberté des orchestrations toujours adaptées à l'atmosphère émotionnelle
recherchée. Dégagé de toute obligation "contractuel",
Mozart
n'hésite pas à recourir à des compositions de vastes proportions, à un
architecture plus hardie que la forme sonate banale et à une virtuosité du
jeu du clavier inconnue à l'époque. D'ailleurs l'accueil à Vienne sera
mitigé face à cette nouveauté un peu ardue, mais les deux œuvres
rencontreront le succès à Prague.
L'orchestration du
concerto N° 23
comporte : une flute, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, les cordes. Mozart
substitue les traditionnels hautbois par des clarinettes qui viennent d'être
inventées.
L'orchestration du
concerto N° 24
est réellement symphonique : une flute, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2
bassons, 2 cors, 2 trompettes, des timbales et les cordes.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Concerto N°23 en La majeur
Piano de Mozart XXXX |
1 - Allegro
: Une élégante mélodie aux cordes
débute une imposante
introduction orchestrale. Divers
autres
motifs enflammés se mêlent à ces longues phrases des cordes, motifs chantés par la flûte,
les clarinettes et le basson, subtils agréments soulignés par quelques notes
de cors.
Mozart
énonce ainsi d'emblée toute
la thématique qui sera
reprise
lors de
l'entrée en lice
du piano. Tout
le mouvement se révèle plutôt serein, ce qui contredit a priori ce que j'écrivais à
propos de la morosité et des difficultés qu'affronte
Mozart. Attendons pour cela l'adagio…
Qui dit concerto dit concertant, et le compositeur est définitivement passé
maître de l'alacrité des
dialogues et des rivalités entre le piano et les bois
complices des cordes.
Jeffrey Tate
adopte un phrasé virulent et un équilibre très clair
entre tous les pupitres. Les bois sont d'une présence rare dans son
interprétation.
Parfois, certains chefs
disposent trop de cordes par
rapport à ce qui était en usage à l'époque de
Mozart
et boursouflent les couleurs orchestrales.
Mitsuko Uchida
assure un jeu délicat, tant horizontalement par la finesse du legato (chaque
note jaillissant avec bonheur sans pathos), que verticalement par une frappe
très dynamique et gracile du clavier. La virtuose n'oublie pas que ces
concertos ont été composés d'abord pour
un piano forte et non pour
des Steinway. Tout le morceau construit sa polyphonie classiquement sur les thèmes initiaux. Cependant, l'allegro reste d'une stupéfiante
originalité et lisibilité, sans jamais donner le sentiment de vaine
répétition.
2 - Adagio
: Cet adagio, écrit dans le sombre fa dièse mineur, est l'une des pages les
plus connues et mélancoliques de
Mozart, une musique que l'on entend dans de nombreuses B.O.. Le piano soliste
distille avec douceur une marche hésitante, un peu triste, des pas dans la
neige de cette fin d'hiver 1786. L'orchestre l'accompagne
presque furtivement
d'une lumière diaphane
et brumeuse. Dans le
développement central, la clarinette puis la flûte tentent
d'égayer timidement cette procession douloureuse. Le tempo de
Mitsuko Uchida
ne dérive jamais, maintenant ainsi le climat oppressant, évitant tout
compromis avec une quelconque coquetterie typique de l'âge classique. Le
XVIIIème siècle était friand d'élégance, de musique gracieuse
pour les salons. En confiant ses
anxieux pressentiments à l'auditeur,
Mozart
préfigure le romantisme sur le fond, la précellence de l'esprit sur
l'esthétique. Nous verrons que dans le
24ème concerto, il fera de même sur… la forme.
3 – Allegro assai
: Le final enlevé en forme de rondo retrouve la gaieté du la majeur mais
voit s'épanouir nombre de variations dans de nombreuses tonalités
différentes. Le contraste avec le funeste adagio est saisissant comme si
l'épicurien viennois refusait de nous attrister trop longtemps par ses
tourments. Le jeu de
Mitsuko Uchida
reste franc et affirmé et l'orchestre de chambre anglais retrouve sous la baguette de
Jeffrey Tate
la vitalité de l'allegro introductif.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Concerto N°24 en Do mineur
Page manuscrite de la partie de piano du concerto n°24 |
1 - Allegro
: Un premier thème surgit avec gravité aux cordes et aux bassons, un thème
interrogatif et oppressant. Quelques notes du
hautbois précèdent un élan de tout l'orchestre, puissant et dramatique. Je
parlais précédemment d'évolution romantique dans la forme, nous y voilà.
Scandées par les timbales, des forces telluriques et menaçantes se
déchaînent. On pourrait se méprendre lors de la découverte en attribuant
cette introduction majestueuse à un concerto beethovénien. (Un essai jamais
édité de
Beethoven
date de 1784, et le
premier
composé par
Ludwig van, qui porte en fait le
n°2, date de 1795, année de la
mort de
Mozart.) À cette énergie désespérée tente de répondre un jeu plus détendu des
bois. Un dialogue féérique, mais aux accents mélancoliques induits par la
tonalité mineure. Le piano fait de nouveau une entrée tardive, presque
timide, son chant apparaissant harcelé par les interruptions brutales de
l'orchestre. Doit-on penser à un combat intérieur ? L'heure n'est pas à la
fête, même si quelques variations pastorales égaillent ce paysage sonore
tourmenté.
Mitsuko Uchida
montre là aussi son intelligence dans la compréhension de la musique
mozartienne. Un staccato ciselé et précis de mise pour des portées écrites
pour un instrument ne possédant pas de pédale. La pianiste affronte avec
vigueur le pathétisme du discours et les attaques solennelles de l'orchestre
portés à l'incandescence par
Jeffrey Tate.
Mozart
aurait aimé le climat véhément et olympien donné par
Mitsuko Uchida
à la cadence très survoltée. Un
Mozart
combatif…
2 - Larghetto
:
Mozart
joue l'apaisement dans le larghetto. Une petite marche délicate au piano
introduit un thème langoureux des cordes. Thèmes repris avec tendresse par
le piano accompagné des bassons et des hautbois. On retrouve le
Mozart
des temps heureux, des sérénades et divertimentos. Pourtant une écoute
attentive met en évidence comme un besoin de repos, un désir de retrouver
les joies farceuses de sa jeunesse. Les deux artistes révèlent cette dualité
de la page avec une grande subtilité, le recours à un phrasé sans langueur
trop soyeuse n'est pas étranger à la pertinence d'une telle interprétation.
L'extension de l'orchestration apporte un jeu de couleurs sonores mordorées
parmi les plus ravissant jamais entendu chez le compositeur.
Jeffrey Tate et Mitsuko Uchida |
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Il est malaisé d'établir un palmarès pertinent des versions dites de
référence pour des œuvres de
Mozart. La musique du compositeur est tellement pure que même jouée par des
amateurs, elle peut rester agréable et charmeuse. J'avoue mon étonnement
lors d'une confrontation de la Revue Classica d'avoir vu des "spécialistes"
jeter aux orties les interprétations de
Daniel Barenboïm
des années 60, surtout dans les deux concertos commentés ce jour. Certes, je
jeune pianiste de la période 1967-75 joue la carte du romantisme, mais…
pourquoi pas, d'autant que le prix est imbattable ? (EMI – 5/6).
Également au clavier et à la tête de l'English Chamber Orchestra,
Murray
Perahia
renoue avec l'univers chambriste qui sied à ces concertos, une prise de son
très limpide par ailleurs (Sony - 6/6).
Alfred Brendel
a toujours laissé mûrir ses gravures sur des années. Chaque concerto devient
ainsi une individualité dans laquelle tout est méticuleusement pensé. Le
miracle ? Possible pour certain (DECCA – 6/6). Dernière intégrale de
grand intérêt, celle de
Christian Zacharias
dirigeant du piano l'Orchestre de Lausanne. Un jeu finement articulé et sensible (MDG – 5/6). On pourrait évoquer les
enregistrements isolés comme le n°24 par
Clara Haskil, (moins d'une semaine avant sa mort) toujours disponible, etc. Le très
virtuose mais trop sérieux
Keith Jarett a enregistré six concertos de la maturité dont le 23.
Très prosaïque, lent et terne car hédoniste. Oui si on aime ce pianiste de
Jazz, surtout pas si on cherche la rencontre avec
Mozart (ECM records - 2/6).
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Le concerto 23, un de mes préférés avec son très belle adagio (Avec le n°21 en ut majeur et son non moins célèbre andante). C'est avec ses concertos pour pianos que j'ai appris à aimer Mozart et non par les sempiternelles symphonies 40 et 41. Très belle interprétation de Mitsuko (Sans Rita) Uchida. Oeuvre que j'ai découvert avec un vieille enregistrement de Daniel Baremboim en tant que chef et soliste.
RépondreSupprimerJe n'aime pas Mozart outre mesure, mais j'aime bien ses concertos tardifs ;-) Pas par Brendel -lui, je l'ai beaucoup côtoyé lorsque je débutais la découverte du "grand répertoire" en 33T, mais je ne l'aime quasiment plus dans rien-, cela étant, ni par Uchida, que je trouve bien chichiteuse en général :-(
RépondreSupprimerPar contre, Perahia pour la simplicité d'allure et Zacharias, si inventif dans sa première quasi-intégrale EMI à prix fracassé, me parlent beaucoup. Et, dans une veine plus romantique, et plus aboutie que Barenboim car mieux accompagnée, Annie Fischer avec divers chefs -Boult, Sawallisch...- est juste inoubliable -c'est disponible dans le coffret Warner Icon dédié à la dame-.
Voilà qui est dit !!!! Merci Diablotin :o)
SupprimerOn pourrait se chamailler entre "chichiteuse" et "raffinée" concernant Dame Uchida pendant des heures, de préférence autour d'un verre. L'interprétation de Mozart offre beaucoup d'éclairages possibles de sa musique et donc d'écoutes contradictoires selon les sensibilités…
C'est vrai que je n'ai jamais commenté de CD Brendel dans le blog, un hasard ? J'ai peu de CD de ce pianiste. Quelques sonates de Beethoven… Je l'ai cité car reconnu par ses pairs et comme je ne connais pas tout, je fais confiance un "petit peu" aux critiques dans mes suggestions…
J'ai entendu lors d'un concert en direct sur France musique dans les années 70 Annie Fischer dans le concerto n°20 lui aussi empreint de nostalgie. Un grand moment qui m'a marqué puisque 40 ans ont passé et que je m'en souviens…
Il y a live du 23ème sur YouTube, en Roumanie et en 1961. Une grande finesse, je te l'accorde…
https://www.youtube.com/watch?v=jQ7pweoeyS8