jeudi 8 mars 2012

TCHAIKOVSKI : Symphonies 4 à 6 "Pathétique", MRAVINSKY vs GERGIEV par Claude Toon



Une petite innovation dans cette chronique "classique" du Deblocnot', un même programme, deux chefs russes dont un tyran de la baguette et, j'y viens, la nouveauté : deux supports différents CD ou DVD.
Le légendaire enregistrement d'Evgeny Mravinski n'a jamais quitté le catalogue (vinyle et CD) depuis 1961 et reste considéré comme LA référence dans l'interprétation des trois dernières symphonies de Tchaikovsky. Et puis voilà que Valery Gergiev, toujours avec son look "western-spaghetti", vient pousser de l'épaule feu le maestro despotique de l'ex Philharmonie de Leningrad avec un DVD réalisé salle Pleyel en 2010. CD ou DVD ? Un DVD bien filmé, c'est le cas ici, permet de zoomer sur tel et tel solo instrumental et avec une bonne TV, le son est tout à fait acceptable et aide le néophyte à découvrir la richesse orchestrale.
Votre chroniqueur préférant "mettre la ceinture et les bretelles" (quel film Luc ?) coupe le son TV et renvoie le son sur une chaîne audiophile… Alors là, mes amis, c'est du grand, du très grand Gergiev en chair et en os !

La trilogie symphonique du "Destin", 4, 5 et 6 "Pathétique"

Coté musicologique, je ne vais pas épiloguer. Les symphonies 4, 5 et 6 "Pathétique" sont trois joyaux de l'histoire de la symphonie, au même titre que celles de Beethoven ou Brahms. Point barre ! Après, c'est les goûts et les couleurs…
Ces trois symphonies, aboutissement symphonique du génie de Tchaïkovski, forment une trilogie dite du "destin" (fatum). Elles sont toutes les trois d'une dimension ambitieuse (45') et d'une inventivité inouïe. Quant à l'impact émotionnel…
La 4ème symphonie en fa mineur opus 36 a été composée en 1877 et est dédiée à Nadejda von Meck, sa mécène.
La 5ème symphonie en mi mineur opus 64 a été composée en 1888 et est dédiée à Theodore Avé-Lallemant.
La 6ème symphonie en si mineur opus 74 "Pathétique" date de 1893 et est dédiée à Vladimir Davydov, Tchaïkovski mourra 9 jours après la création et l'œuvre recevra alors son sous-titre. Une trilogie en modes mineurs, trois modes tragiques pour cet homme écorché par la vie…
Pour une courte biographie de Tchaikovski, rendez-vous à la chronique : hilary Hahn... quelques concertos.



Evgeny Mravinski 
Décoré de plusieurs ordres de Lénine, mais exigeant des funérailles suivant le rite orthodoxe, un soutien marqué à son ami de galère stalinienne Dmitri Chostakovitch, mais le refus de créer sa provocante 4ème symphonie en 1961, alors qu'il avait soutenu la 5ème en 1936 aux pires époques des purges : une tête dure, le bonhomme.
Il règne sans partage sur le Philharmonique de Leningrad pendant 50 ans (1938-1988). On raconte que les musiciens arrivaient une heure avant les répétions la peur au ventre, craignant sans cesse de se faire tancer en reprenant à l'infini quelques mesures jusqu'à la perfection absolue exigée de son orchestre et de lui-même par le maître. Interdiction à quiconque d'assister à ces séances ou alors caché derrière les colonnes de la salle. Tout cela fleure bon la mythomanie mais quel résultat ! Et puis cette autorité aura permis à des apparatchiks comme Jdanov de ne même plus oser contredire le maestro ! La résistance pour défendre l'art par la mauvaise humeur, ça marche. Il sera le mentor de Kurt Sanderling, son assistant dès 1942 et de Marris Jansons et de… Valery Gergiev, ses élèves.
Comme Celibidache, Mravinski n'aimait guère le disque et son coté réducteur qui gommait à son sens toute la finesse qu'il tentait d'insuffler dans son art. Ces trois symphonies captées en studio au Wembley Town Hall de Londres sont une exception. L'enregistrement eut lieu lors d'une des rares tournées, Mravinsky n'acceptant de jouer que dans des salles ayant une acoustique comparable à celle de la Philharmonie de Leningrad, notamment le Musikverein de Vienne. Depuis sa mort, et après la chute du mur de Berlin, un patrimoine de Live enregistrés à la Radio est venu garnir une très belle discographie. Le son n'est pas toujours au rendez-vous, Melodya n'étant ni Dgg ni Decca ! Les parutions sont anarchiques et parfois techniquement médiocres. L'ensemble réuni par Erato (10 CD) est exemplaire. DoRéMi a restauré une intégrale Brahms cataclysmique.
Valery Gergiev 
Nous avons déjà fait la connaissance de cet artiste prolifique et proche de son public dans une chronique consacrée à la symphonie N°11 de Dmitri Chostakovitch avec l'orchestre Mariinsky de Saint-Pétersbourg qu'il a créé en 1988. Il continue d'explorer et surtout de renouveler l'interprétation du patrimoine de son pays et nous livre ici un DVD qui fera date…
Mravinsky le cosaque de l'âme russe
La 4ème symphonie s'ouvre sur une fanfare ébouriffante, une charge de cosaques. Comme pour la 5ème de Beethoven (pam pam pam pammmm), le destin frappe à la porte. Fidèle à son image d'autoritariste, Mravinsky nous l'assène dans une perspective inexorable. Pour Mravisnky l'homme russe sait faire face à un destin qui ne peut jamais être un long fleuve tranquille. Comme dans les ouvertures dramatiques, Roméo et Juliette ou Francesca da Rimini, les thèmes s'entrechoquent dans des méandres aventureux. La clarté de la mise en place symphonique est d'une exemplarité qui explique le succès jamais démenti de cette trilogie discographique. Le discours est viril et contrasté, les instrumentistes se relaient comme autant de solistes de concertos.  Mravinski exalte la quintessence de l'âme russe, l'extériorisation excessive des sentiments que l'on retrouve sur les visages des films d'Eisenstein. Jamais une seconde d'ennui ou le moindre sentiment de répétition ne vient ternir ce long mouvement d'une précision orchestrale idéale.
Toujours dans cette 4ème symphonie, dans l'andantino, l'étrange et féérique dialogue des bois et flûtes, tellement articulé sous la baguette du chef,  nous rappelle à quel point Tchaïkovski est un orchestrateur de génie. Tendre, nostalgique, mélancolie des steppes et de la forêt, à chacun de construire ses images, la palette du maître propose toutes les couleurs possibles.
Mravinsky fait preuve d'une verve amusée voire survoltée tant dans le Scherzo en pizicatti que dans la fête débridée du final. Impossible de cravacher un orchestre avec plus d'énergie pour chasser toute angoisse, mais attention, le thème initial scandé par une fanfare toujours aussi offensive s'interpose… sans grand succès.
Dans la 5ème symphonie, on retrouve bien entendu ces tensions dramatiques, les affres exacerbés qui hantaient l'âme du compositeur russe. Les premières mesures, sombres, avec leur thème accablé à la clarinette renvoient à l'évidence au fatum (destin), esprit qui structure les trois symphonies. Ce mouvement ne retrouve pas la douleur habituellement rencontrée sous la baguette de Mravinsky. Une fois de plus le chef énergique s'introduit dans la musique, dresse un auto-portait de son énergie, de son souci de perfection en sculptant avec détermination le phrasé. C'est passionnant à chaque mesure, car passionnée et sans aucune dérive vers un misérabilisme désuet.
Dans l'andante cantabile, Mravinsky impose un léger vibrato au cor solo qui avec la reprise de la clarinette et du hautbois attenue le climat lugubre de la mélodie au bénéfice d'une complainte plus aérienne. Le tempo assez rapide évite une fois de plus tout épanchement dans ce mouvement qui semble parfois trop développé. Le flot musical insouciant et méditatif nous entraîne dans la lignée de ses chants russes, orthodoxes ou non, et de leur touchante ferveur. Dans la valse, la fluidité des cordes apporte enfin la lumière espérée. Dans le final Andante – Allegro – Presto, Mravisnky joue la carte de la furie, de la danse, s'oppose au destin. Martial, souverain, le chef a vaincu. Magnifique et fort, sans la moindre lourdeur, point faible de maintes interprétations de ce mouvement.
Dans l'ultime 6ème symphonie dite "Pathétique", je ne vais pas me répéter. Il faudrait une chronique pour elle seule, et d'ailleurs pourquoi ? Dans ce chant du cygne, on retrouve dans la douloureuse exposition la présence d'un destin aussi terrible qu'omniprésent. Et justement, Mravinsky évite le pathétisme suggéré par le sous-titre. Sa direction reste carrée, puissante, sans la langueur que certain attribue trop promptement aux musiques slaves. La valse qui sert de second mouvement n'a jamais si bien mérité son tempo Allegro con grazia. Dans le célèbre adagio final, Mravinsky-Tchaikovsky livrent enfin leurs sombres pensées. Loin des effusions grandiloquentes, le chef russe maintient une douloureuse sobriété qui nous étreint. Certes, la violence dans le refus de l'inexorable est bien là, mais dans une pudique intériorité.
C'est cela l'univers de Mravinski, tout sauf un Tchaïkovski larmoyant, mais un trait incisif, un rubato musclé, une intensité déraisonnable des climats et des sentiments. Aucun chef occidental n'a su, à ma connaissance, déchaîner un torrent symphonique aussi décoiffant dans cette musique.
Après avoir réécouté attentivement les trois symphonies pour écrire ces lignes, je pense vraiment qu'il est difficile de ne pas aimer ce romantisme paroxystique joué d'une manière aussi virtuose. Je possède les beaux enregistrements d'Herbert von Karajan à Berlin. Les sonorités sont sublimes, les enregistrements dynamiques, mais qu'on le veuille ou non, c'est plus esthétisant, moins bouleversant.
Gergiev le poète de la joie et du drame
Dans la 4ème symphonie la fanfare introductive invoquée par Valery Gergiev apparait moins violente que chez Mravinsky, plus ouverte vers des espoirs d'une vie moins dramatique. La beauté élégiaque de l'énoncé du premier thème dénie la résignation face au destin. Comme souvent, Gergiev tisse un lien entre son orchestre, la musique et son publique. Il ne nous impose pas les tourments et joie de Tchaïkovski mais nous invite à partager ses interrogations. Les instrumentistes de l'orchestre Marrinsky adoptent un ton mélodique moins dru, plus tendre. C'est chaleureux, contrasté et émouvant. Il y a une sérénité dans le discours qui met en avant joie et sensualité qui émaille toute vie d'homme. Gergiev apporte un climat de poésie qui s'oppose avec force au thème du destin jamais répété de manière péremptoire. Les fanfares du destin sonnent avec un réalisme sonore typique du concert, avec un certain recul, donc avec moins d'effet dramatique. À l'hiératisme de Mravinky, Gergiev oppose une fragilité, une valse triste (au sens figuré). Mravinsky se voulait seul avec Tchaikovsky. Il y parvenait dans une osmose, une communion avec la partition, guidant la puissance du trait. Valery Gergiev nous bouleverse par l'humanité habitant cette musique et qu'il nous transmet.
On retrouve la sensibilité et la fraternité slaves dans la sensuelle mélopée et les intimes dialogues des bois de l'andantino. Gergiev aboutit à l'un de ces rares moments de cohérence totale dans l'interprétation d'une œuvre. L'orchestre Mariinsky a atteint ces dernières années (travail, achat d'instruments de meilleure facture) une sonorité claire et soyeuse qui le hisse au rang d'un des meilleurs orchestres de la planète. On pourra même préférer cette délicate couleur aux accents drus, même si d'une précision époustouflante, du philharmonique de Leningrad des grandes années. Je pense que voir Gergiev diriger, immergé dans les mélodies, et la qualité supérieure de la prise de son concourent grandement à cette émotion qui nous étreint ; aucun détail de ce chef d'œuvre ne nous échappe grâce à l'aide visuelle apportée par le très beau montage vidéo.
Dans le final festif, là encore on ne rencontre aucune rage de vivre comme chez son aîné, mais plutôt un sentiment de fête villageoise qui n'aura certes qu'un temps, et dont il faut épouser l'instant idyllique. Tchaïkovski disait "Réjouis-toi de la joie des autres, on peut quand même vivre…". Bien vu Maestro.
Dans la 5ème symphonie, Valery Gergiev use des mêmes oppositions marquées entre ivresse et mélancolie, le jeu des reflets entre les milles facettes poignantes de cette musique gorgée de passion. Plus sobre que chez Mravinsky, la douceur du trait et le naturel des timbres de l'andantino suggèrent une rêverie nocturne.
Le final moins volcanique qu'avec l'orchestre de Leningrad privilégie une forme de retour au bonheur du moment, une débauche d'énergie positive. Il en est de même pour le presto martial conclusif, très nuancé. Gergiev redonne vie à l'âme russe de cette musique mais la modernise enfin, en magnifiant sa complexité en complicité avec son orchestre virtuose.
Dans la 6ème symphonie, la sombre introduction aux cordes graves et basson assure le lien thématique du destin avec la 5ème symphonie. Gergiev tisse un climat presque glacial. Les premiers thèmes à l'inverse paraissent enjoués. Le maestro aborde le jeu des sentiments contradictoires de l'adagio initial avec un legato d'une ductilité incomparable. Pas une note, pas un dialogue ne fait office de simple transition. Peu de gravité, mais un kaléidoscope d'émotions antinomiques animées par mille sonorités. Il saura maintenir cette richesse et cette profondeur dans le développement (Allegro), puis dans les deux mouvements médians, un dramatisme sans esbroufe hédoniste de chef en recherche de performance survoltée. On pourra retrouver une approche mahlérienne dans le contraste marqué entre l'évocation des moments de bonheurs simples (valse de l'allegro con grazia) et les angoisses existentielles face au destin ultime nommée "mort" (Allegro en forme de Dies irae du premier mouvement). Mahler, une autre passion de ce chef.
Gergiev introduit lentement l'adagio conclusif de cette "Pathétique", une atmosphère quasi lugubre. Ce n'est que mesure après mesure que, du néant va surgir la musique oppressée de tristesse. Le chef atteint ainsi un paroxysme dramatique en fin de développement avant d'abandonner le compositeur à ses regrets jusqu'au silence. Un chagrin fort, désespéré que Gergiev  contrôle jusqu'au retour au néant initial. Comme le chef le dit très bien dans son Bonus (en anglais), que pouvait ajouter après la dernière mesure Tchaïkovski ? La salle reste pétrifiée pendant presque une minute avant d'oser applaudir.
Vidéos
Evgeny Mravinsky : les 4ème à 6ème symphonies avec le LPO dans leur intégralité.

Valery Gergiev en concert à Baden-Baden en 2008 : le final de la 5ème symphonie avec, bien entendu, l'orchestre Mariinsky.
 

Enfin, Gergiev à Pleyel en 2010 dans le début de l'andantino (2ème mouvement) de la 4ème symphonie (extrait du DVD).


Pour l'album de 2 CDs Dgg et le DVD Mariinsky.

6 commentaires:

  1. pat slade8/3/12 10:53

    Que rajouter d'autre ??? rien !!! hormis qu'il y a eu tellement d'enregistrement de la pathétique ,on peut ce demander si il y a une version de référence ! je pensais que tu ferais une chronique de ses six symphonies , j'ai toujours eu un faible pour la une en sol mineur " rêve d'hiver" ! Mais bon , ce n'est pas grave ! En attendant ,encore une critique au petit oignons.....comme d'habitude !!!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Pat,
      On trouve souvent les trois dernières symphonies groupées dans ce cycle dit "du destin". Pour Mravinsky, il existe les live des deux dernières chez Erato. C'est toujours au sommet même à 80 ans ! Pour la "Pathétique", en effet la notion de référence devient difficile quand on pense à Ormandy, Bernstein (58' !), Riccardo Mutti, etc., etc.
      Je note qu'en effet les trois premières seront à commenter... J'ai un excellent CD des deux premières (1-"Rêve d'hiver") par Tilson Thomas et Abbado pour la 2 "petite Russie" (son premier disque chez Dgg à la fin des années 60). La 3ème m'a paru toujours un peu moins inspirée, sauf par Karajan que je cite au passage.

      Supprimer
  2. Je crains que tu doives me les remonter... les bretelles, car je ne connaissais pas cette expression, ni le film où on l'entend !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il était une fois dans l'ouest.
      Quand Franck (Henri Fonda) descend son espion minable et barbu qui s'est fait repéré, il croit bon d'ajouter "J'aime pas les gars qui porte à la fois une ceinture et des bretelles, ça montre qu'ils ont peur de perdre leur pantalon..." (sans doute pas in extenso) et pam pam, une balle dans chacune des bretelles (donc des poumons) ! Il vise bien le Henry....

      Supprimer
  3. Honte sur moi et ma famille pour encore 15 générations... Et dire que j'ai chroniqué "Il était une fois dans l'ouest" ici même...

    RépondreSupprimer
  4. Lucio, laisse ta famille en dehors de tout ça! Suis sur le cul moi aussi!!!!!!!!!!!!

    RépondreSupprimer