vendredi 26 décembre 2025

L’ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU de Pier Paolo Pasolini (1964) par Luc B.


La vie et l’oeuvre de Jésus filmées par un cinéaste athée, homo et marxiste, nous v’là bien ! Film dédicacé au Pape Jean le vingt-troisième, celui de Vatican II, et consacré meilleur film religieux par les milieux chrétiens, comme quoi les miracles existent. 

Au départ ce n’était pas gagné, Pier Paolo Pasolini venait d’être condamné pour blasphème après son court métrage LA RICOTTA (1963) issu d’un film à sketches auquel participaient aussi Rossellini et Godard. Et pourtant, au fil des ans, L’ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU est devenu ce classique du cinéma qui doit autant au Néo-réalisme italien (Rossellini précédemment cité) qu’à la Nouvelle Vague française (JLG précédemment cité itou).

Comme l'écrit Matthieu (chap. 18 verset 11-13) : « Nobody fucks with the Jesus ». A moins que ce soit John Turturro dans THE BIG LEBOWSKI, je confonds toujours.

Le début du film est magnifique, quasiment pas de dialogue, tout passe par les visages et les regards. Comme ceux de Marie et son compagnon Joseph. Tristesse, incompréhension, jugement moral. Elle est enceinte, il ne comprend pas comment, déboussolé il préfère fuir le foyer. Après sa rencontre avec l’archange Gabriel, joué par Rossana Di Rocco (une fille donc) Joseph revient vers Marie, et il suffit à Pasolini de filmer les mêmes visages, cette fois teintés d'un léger sourire, pour montrer l'apaisement. La suite on la connait, la crèche, les Rois mages, baptême dans le Jourdain…

Car Pasolini va strictement adapter le texte de Matthieu pour raconter la vie de cet homme, Jésus, qui nait, vit, meurt. Mais en s'autorisant de bousculer la vision classique des adaptations bibliques par sa mise en scène. Ainsi, s'il utilise fort à propos « La passion » de JS Bach à plusieurs reprises, la scène de la crèche sera illustrée avec « Motherless child » d'Odetta, un coup de génie, qu'il renouvèlera à la fin avec un gospel-blues de Blind Willie Johnson, lors de la scène de la résurrection.

Donc Pasolini n’hésite pas à croiser les influences, les références, il ne se situe pas dans la reconstitution historique, à l’opposé des grandes fresques bibliques hollywoodiennes comme LA BIBLE de John Huston (Rossana Di Rocco y jouait aussi !) LE ROI DES ROIS de Nicholas RayBEN HUR et autres DIX COMMANDEMENTS. Pasolini vient du Néo-réalisme, ce cinéma qui filmait la réalité de l’après-guerre, les ruines, les banlieues sordides, la misère, les petites gens, mais en les élevant au statut de héros. Pasolini cherchait le sens du sacré dans ce qu’il filmait, ce sacré niché en chacun de nous. Les visages qu'il filme souvent en gros plan ne sont pas des icones sulpiciennes, mais de vrai gens, superbement éclairés, joli travail sur la texture du noir et blanc. 

Son film est d’ailleurs interprété par des non-professionnels (héritage du Néo-réalisme), bien que Pasolini ait d'abord sollicité quelques amis de la contre-culture, il souhait Jack Kerouac dans le premier rôle ! C'est Enrique Irazoqui qui hérite du rôle de Jésus, un militant communiste espagnol de 19 ans. Il y a une recherche de vérité dans ce film, un dépouillement qui rappelle aussi Bresson

On sent l’influence de la Nouvelle Vague, où l’on aimait rameuter des copains, collègues, artistes pour faire la figuration. C'est le cas ici, et c'est même la mère de Pasolini qui joue Marie âgée. Beaucoup de plans caméra épaule, recours au zoom, avec ce souci de s’acquitter des règles classiques du cinéma (Pasolini était, au départ, davantage écrivain, poète, il n'avait pas de bagages techniques en cinéma). L’influence de Godard se ressent notamment dans l’utilisation du montage, peu orthodoxe, ces coupes, ces ellipses, comme dans la rencontre entre Jésus et le lépreux. Champ : « Guéris moi » / contre champ : « Soit guéri du mal qui te ronge » / champ : le gars est guéri. La scène a duré trois secondes !

Il y a aussi cette longue séquence des commandants de Jésus, un agencement de plans cut sans transition, le jour, la nuit, sous le soleil, l’orage, vêtements non raccords. Pasolini reprendra l’idée avec les différents messages de Jésus à ses apôtres, avant son arrestation, séquence un peu longuette et sentencieuse, où chaque réplique est exclusivement tirée de l’Evangile, comme tous les dialogues du film (post-synchronisés). Alors que jusque là le film était très rythmé, en ellipse, en mouvement, Pasolini agence ce bloc central compact qui brise la continuité. Et dans le genre je fais ce que je veux, le procès devant Ponce Pilate enfonce le clou (sic) puisqu’à aucun moment on ne voit Jésus à l’image, tout est filmé de loin, comme le point de vue des badauds qui se pressent devant un accident, les seuls gros plans sont ceux sur Judas.

Cette liberté de ton frise par moment l'amateurisme alors que Pasolini était entouré de techniciens solides, comme Tonino Delli Colli son directeur photo attitré, qui travaillera aussi pour Sergio Leone. On sourit des erreurs de raccord, prises de vue ratées, axes hasardeux, trucages enfantins, comme la scène du massacre des Innocents, qui déboule tout en brutalité, mais perd de sa force dramatique lorsque les soldats balancent des bébés qui ne sont visiblement que des ballots de chiffon. Les Monty Python de LA VIE DE BRIAN aurait adoré. Pasolini garde ces approximations au montage, dans l’optique de ne pas tricher.

De même, puisqu'il n’a pas pu tourner sur place en Palestine, le réalisateur s’est replié au sud de l’Italie, notamment dans la ville troglodytique de Matera, qui a vu passer pas mal de tournages, de BEN HUR (version 2016 avec Morgan Freeman en dreadlocks !), WONDER WOMAN à JAMES BOND. Alors forcément, l’architecture italienne du XVI ème siècle a peu à voir avec la Judée de l’an zéro ! De même, on voit quelques soldats casqués comme sortis d'IVANHOE. Pasolini se fiche pas mal de l’exactitude historique, il travaille par analogie, suggestion, et ça fonctionne très bien.

Le film est traversé de moments magnifiques, car d'une simplicité extrême : la multiplication des pains, la marche sur l’eau, Jésus dans le désert et sa confrontation avec Satan, le suicide de Judas réglé en trois plans très courts. La résurrection de Jésus est rapidement expédiée, pourtant un chapitre fondateur, mais Pasolini ne s’intéresse pas au messie des chrétiens ressuscité, mais à l’homme de chair. 

Plus tôt, il y a ce plan de Jésus petit garçon qui court vers son père Joseph, se jette dans ses bras. Pour l'auteur, Jésus est le fils du charpentier plus que le fils de Dieu. La résurrection est à la fois minimaliste (boum, la pierre qui celle la sépulture tombe d'un coup !) et lyrique, avec ce vent qui se lève dans les hautes herbes, comme une présence vivante mais invisible, puis tremblement de terre juste suggéré par l’opérateur qui secoue sa caméra ! Ce moment rappelle Terrence Malick, cinéaste du mystique (dont on attend THE WAY OF THE WIND, sur la vie de… Jésus !).

On pouvait s’attendre de la part de Pier Palo Pasolini à une relecture marxiste de la vie du Christ, je ne pense pas que ce soit le cas, bien qu’on verrait bien le personnage de Jésus un couteau entre les dents plus qu’un crucifix à la main. Un Jésus vindicatif, menaçant, qui assène ses vérités, colérique, le regard dur, accentué par le mono sourcil du comédien. On est très loin des Jésus béats souvent représentés, ou du hippie de JESUS CHRIST SUPERSTAR

L’ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU donne quasiment dans le cinéma expérimental, au rendu presque documentaire, traversé de fulgurances visuelles, à la fois humble et ambitieux.

Voilà un article qui fait coup double, me permettant de nous souhaiter un joyeux Noël et... de très bonnes Pâques ! 


noir et blanc  -  2h15 -  format 1 :1.66 

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