mercredi 26 novembre 2025

KATE BUSH " The Kick Inside " (1978), by Bruno



     Est-ce que les fées existent ? Sir Arthur Conan Doyle en était persuadé, tout comme son père Charles Altamont Doyle, qui en fit un sujet de prédilection pour ses peintures. Esquissant parfois suivant les souvenirs de ses propres expériences – quand même, il paraît que le père Doyle ne buvait pas que de l'eau. Plus généralement, pour les gens de la campagne (profonde), c'était une évidence. Comme l'existence d'autres curieuses entités qu'il ne valait mieux ne pas contrarier. Mais depuis les temps ont changé, et, entre le cinéma et la télévision l'imaginaire n'a plus à être stimulé. Les réalisateurs le font dorénavant à la place des gens, imposant leurs rêves et leurs cauchemars à une foule perméable. Le bruit et la fureur urbaines quasi permanentes ont également contribué à se détacher du « monde de la nature ». Désormais, en général, les gens craignent le silence, et appréhendent la possibilité de se perdre dans la nature profonde, à l'abri du tumulte. À l'heure de l'internet et du téléphone en permanence, disponibles à tout instant et en tout lieu, le décrochement n'a fait que s'amplifier. - mais pourquoi donc les masses de touristes, qui s'empressent de quitter des villes qu'ils jugent aliénantes et bruyantes, ont un besoin viscéral de faire du tapage pour avoir l'impression d'exister ? -. Alors, forcément, depuis le vingtième siècle, depuis l'expansion tentaculaire de l'industrie, il est plus que jamais difficile de faire leur rencontre.

     Et pourtant, il y a maintenant plus de quarante ans, il y en a une qui s'est dévoilée au monde. Probablement, de façon bien naïve, dans l'espoir de le rendre un tant soit peu meilleur, moins sombre. De donner un peu de chaleur aux pauvres hères. Cependant, bien que charmés, rares sont ceux qui reconnurent en elle son essence. Une essence qui doit toucher à la divinité, sinon à des mondes parallèles oubliés. Comment pourrait-il en être autrement quand une jeune fille qui n'a encore rien enregistré, dont l'expérience scénique est des plus limitée (une demi-douzaine de prestations dans des clubs où la clientèle est plus attirée par la bibine que par la musique), parvient à se faire remarquer entre le début du déclin du punk et l'émergence de la NWOBHM ? Alors que sa musique est plutôt en opposition avec ces deux mouvements bercés par des décibels, de la fureur, des guitares crépitantes et des cris de rage, elle réussit à séduire même les plus rustres.


     Déjà, avant la parution de son premier album en février 1978, et de son premier « 45 tours » en janvier de la même année, suite à l'indiscrétion d'une radio qui décida de passer (en dépit des recommandations d'EMI) leur exemplaire de ce single, elle affola les ondes. Et le standard de la radio indocile fut assailli d'appels. La chanson, « Wuthering Heights », dont la clarté et les arrangements détonent singulièrement avec les tendances musicales populaires de cet hiver 1977, fait déjà parler d'elle avant même d'être commercialisée. Rapidement, elle va conquérir les ondes et traverser les océans. La jeune Catherine Bush n'a pas encore vingt ans, n'est encore jamais partie en tournée, ni fait de télévision, quand le succès se saisit d'elle. Tellement qu'elle en sera effrayée. Elle qui n'avait en tête que de réaliser un disque, d'enregistrer sa musique comme elle la concevait. Évidemment, avec l'espoir qu'on l'apprécierait, mais elle n'avait pas la prétention de faire un tel éclat.

     David Gilmour décelât immédiatement son potentiel lorsqu'il écouta, en 1973, une démo de cette jeune fille, alors âgée de quinze ans. À tel point qu'il se rendit chez ses parents pour rencontrer le phénomène et l'écouter (en direct live). Pourtant, les maisons de disques, elles, n'y sont aucunement sensibles. Il faudra attendre que Gilmour, las de la surdité des labels, décide en 1975 de financer lui-même une session d'enregistrement, avec des professionnels, et qu'il remette lui-même à un ponte d'EMI le fruit de cette session. Cette fois-ci, la réponse ne se fait pas (trop) attendre et miss Bush obtient son premier contrat (début 1976). Cependant, plutôt que se précipiter, EMI propose à la jeune artiste de s’affûter avant de débuter le moindre enregistrement. On a peine à croire qu'un label ne cherche pas à rentabiliser plus tôt son investissement, d'autant qu'il lui verse en guise d'avance une somme rondelette (pour l'époque). Il fallait bien que les huiles de la boîte soient sûres de leur coup, mais l'appui permanent de Gilmour n'y est certainement pas pour rien.

     Visiblement, tout laisse à croire que des entités de l'ombre, ou plutôt de la lumière, ourdissaient pour que cette musique inonde le monde de ses saines vibrations. Serait-ce le pouvoir des fées... 😉

     L'album est une petite constellation de pépites d'une pureté rare. Des morceaux étranges et charmants, charriant des flots d'onirisme, de poésie, de progressif, de rock, d'innocence et de candeur. Des décennies plus tard, ce premier album n'a rien perdu de sa fraîcheur ou de son originalité. Une merveille inclassable. D'entrée, avec "Moving", invité par cette voix de soprano d'une expressivité rare, on entre dans un monde à part ; un univers parallèle propice aux contes et légendes. L'orchestration est toute en retenue, n'étant là que pour soutenir le piano et la voix, les voix, de la damoiselle. Orchestration à peine plus copieuse pour "The Saxophone Song", alternant avec des passages plus chaloupés et des courtes envolées de saxo jazzy.  Mais plus franchement rock sur "James and the Cold Gun", où l'on sent la marque d'un glam-rock arty à la Roxy Music. Tandis que le magnifique "Them Heavy People" déstructure le reggae pour en faire quelque chose de plus léger, pop. Sur un air détaché, miss Bush dévoile un besoin de spiritualité, une quête de vérité qui transparaîtra régulièrement sur ses compositions futures. "ils ouvrent des portes que je pensais vraiment fermées. Ils m'ont lu Gurdjieff et Jésus. Ils construisent mon corps, me brisent émotionnellement ; ça me tue presque, mais quelle belle sensation. J'adore le tournoiement des derviches. J'aime la beauté d'une rare innocence. ". "Kite" joue également avec le reggae pour l'entraîner autre part, le teindre légèrement d'une couche progressif. "Viens et sois un cerf-volant. Belzébuth me fait mal au ventre..." 🥵 Shocking. La miss, bien que de réputation timide, ne semble pas avoir froid aux yeux pour parler de sexualité, comme l'atteste aussi le charmant "Feel It", dont le texte aurait très pu être intégré à une chanson de Whitesnake 😉


   Cependant, c'est bien lorsque l'orchestre se fait plus modeste, (relativement) feutré, mesuré, que le talent de la jeune Kate Bush irradie, illumine les nuits sans lune et ravive les cœurs.

     Avec "Strange Phenomena", où elle parle des cycles féminins comme d'un pouvoir lunaire et insère le mantra de la compassion du bouddhisme, on est projeté dans un lieu  lumineux et féerique. Endroit secret du petit peuple de la forêt, où les conflits et la malveillance semblent honnis des mœurs et du langage. Tandis que sur "L'Amour Looks Something Like You", elle chante comme le ferait un oiseau céleste babillant à la gloire du renouveau, de l'éclosion  du printemps. "Oh To Be in Love", qui démontre le talent, la maîtrise précoce de la composition de Kate, avec une première partie intimiste, où seuls résonnent son piano et sa voix, suivi d'une lente progression où se greffent d'autres instruments, jusqu'à la troisième partie plus enlevée, mais toujours empreinte de délicatesse -, avec l'appui de chœurs masculins, tranchant avec sa voix haut perchée.

     Seul "The Kick Inside", inspiré de la ballade classique "Fair Lizzie" (également nommée "Lizie Wan"), obscurcit les cieux avec son histoire d'inceste, où le frère tue sa sœur enceinte, avant de disparaitre à jamais.

     Et puis... et puis il y a cette chanson... cette chanson qui, en dépit des ans et de son dépouillement, des innombrables écoutes, me file à chaque fois des frissons : "The Man With a Child in his Eyes". Mais pourquoi donc est-elle si courte ? C'est pour que tu la réécoutes plus souvent, mon enfant. Dans le but de l'enrichir, le producteur, Andrew Powell, s'est échiné a essayer différentes recettes sur cette chanson. Finalement, rien n'y faisait, sinon de l'étouffer, de la souiller. Résigné, il revint simplement à la première version de 1975, celle avec David Gilmour. Celle où Kate n'avait pas encore atteint sa dix-septième année. Et aussi, évidemment, l'incontournable succès international : « Wuthering Heights ». Oui, oui, inspiré par les "Hauts de Hurlevent" d'Emily Brontë, mais initialement par la sérié télévisée. La miss ne lira le livre qu'un plus tard. À la fois étrange et charmant, éblouissant et magique, véritable chant de sirène, hypnotique et captivant.

     Aujourd'hui, on qualifiera prestement cet album de foncièrement féministe, mais Kate, elle, ingénue, ne fait que livrer, simplement et avec candeur, ce qu'elle ressent. Avec ses doutes et ses interrogations. Sa sincérité touchante et la qualité de ses compositions font qu'avec cet album, elle devient la première Britannique autrice, compositrice, musicienne et interprète à gravir aussi facilement les marches abruptes du succès. Jusqu'à se placer, à vingt ans, au sommet. Cela en dépit de quelques articles condescendants et d'interviews déplacées s'intéressant plus à la plastique et à la sexualité de la demoiselle - y'a des cuistres partout

Indubitablement, Kate Bush est une grande dame. Ou une fée ? Ou une sirène ? Quelle qu'elle soit, c'est une femme de caractère, qui va mener comme elle l'entend sa carrière, sans compromissions, en assumant ses choix et ses erreurs. 




🎶🌸

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire