Les
pionniers ayant trahi le swing de Canterbury pour s’américaniser,
le lutin batteur Robert
Wyatt
partit fonder une scène qui les sortit définitivement de
l’histoire. Ce que la critique nomma l’école de Canterbury fut
l’équivalent de la douceur fascinante du monde de Lewis Caroll, un
univers où chaque histoire a la beauté merveilleuse des
paysages inconnus. L’Angleterre vit le règne du duo Beatles /
Stones, sa ville de Canterbury célébra le sacre du duo Caravan /
Soft Machine.
Sortie lui aussi de la matrice The
Wildflower, Caravan sembla d’abord si proche de Soft Machine
que certains purent les confondre. Comme le premier album de la
machine molle, les premiers essais du groupe de Pye
Hasting n’est qu’un exercice de style psychédélique ayant très
mal vieilli. Celui-ci s’écoute pourtant beaucoup mieux,
l’obsession pour les mélodies raffinées du groupe accouchant de
quelques fulgurances. Si Richard
Sinclair fut marqué par le jazz, ce fut sans doute plus par la
tendresse du cool et les débuts du jazz modal que par les charges
rythmiques de Charles Mingus.
Le cool jazz et des disques tels que
« Blue train » ou « My favourite things »
sont marqués par le génie mélodique européen, ses mélodies sont
l’écho de son âge d’or artistique. L’Amérique préféra
travailler sur les rythmes, sa courte histoire l’incitant à
l’humilité face aux symphonies pluricentenaires du vieux
continent. Porté par l’hystérie rythmique de Wyatt, Soft Machine
joua une musique d’européen américanisé, annonçant ainsi un
abandon de la pop qui fit fuir Robert Wyatt.
Caravan fut plus doux,
plus harmonique, plus anglais. La sauce prit une première fois sur
« If I can do it, I’ll do all over again », titre à
rallonge annonçant l’allégeance du groupe au mouvement de King
Crimson.
Cherchant
encore sa véritable identité, le groupe étira son swing harmonieux
sur de longues pièces rêveuses. Virtuoses tout en restant faciles
d’accès, ces morceaux conquirent vite les oreilles d’un public
friand de grandes envolées instrumentales. De l’Allman Brothers
Band
à Led Zeppelin,
des sommets vaporeux d’un blues planant aux explosions chaotiques
du jazz fusion, la musique électrique étala sa diversité dans
d’enivrantes fresques. Caravan fut autant l’enfant des simples
bluettes beatlesiennes que les contemporains de ces architectes du
son. Comme si il cherchait à faire la synthèse de ces époques, les
albums de Caravan virent de légères mélodies pop jazz côtoyer de
véritables symphonies jazz. Entre joie et mélancolie, complexité
et beauté immédiate, avant-garde et poursuite d’une grandeur
passée, Caravan traçait le chemin qui le mena aux fabuleuses terres
de gris et de rose.
Troisième album du groupe, « In the land
of grey and pink » voit le rock anglais atteindre des sommets
de grandeur raffinée oubliés depuis l’époque de « Sergent
Pepper ».
C’est que, si les anglais ne surent jamais réellement jouer le
blues, rares furent également les rockers qui se firent jazzmen.
S’il fallait résumer le swing de Caravan, il faudrait parler de
symphonisme pop teintée de la douce gaieté du jazz des big band.
Cette musique fait danser les fantômes d’Elvis, Duke Ellington et
Mozart, réalise l’utopie d’un art populaire et riche. La voix de
lutin bipolaire de Pye Hasting virevolte sur les rythmes de la basse
de Richard
Sinclair, vite rejointe par les chorus rêveurs des guitares.
Comme
tout grand sommet, la splendeur de ce disque ne put mener qu’à une
redescente abrupte. Appelé par un Robert Wyatt bien décidé à
défendre une musique que son ex groupe voulait oublier, David
Sinclair(le
cousin de Richard) laissa
les autres musiciens réfléchir à leur avenir.
Comme pour Soft Machine, le plus grand disque de Caravan fut également leur lettre
d’adieu à la musique Canterburienne. Conscient que ses harmonies
et sa capacité à écrire des tubes grandiloquents lui ouvrait les
portes du rock symphonique le plus noble, Caravan s’y engouffra
avec un lyrisme à faire pâlir Yes et Genesis. Naquit ainsi
« Waterloo Lily », disque trouvant dans le symphonisme du
vieux continent des splendeurs aussi chatoyantes que les perles jazz
rock des albums précédents.
Mais revenons donc quelques mois en
arrière, juste après l’éviction de Robert Wyatt de la machine
molle. L’homme était alors sorti de l’enregistrement de
« Third » rouge de rage, son humanisme communiste ne
l’ayant pas empêché d’agonir ses traîtres d’injures. Il se
rappela alors cet adage de Mingus disant que la créativité vise à
donner aux idées complexes l’apparence de la simplicité. Que
serait un chef d’œuvre que personne ne pourrait
écouter ?
Qu’apporterait un écrivain brillant à la prose
absconse ? Voilà ce que devint Soft Machine, un groupe cachant
son peu d’idées derrière d’inutiles acrobaties instrumentales.
Alors Wyatt se vit un peu comme un dissident, une taupe dont le
talent dévoilerait l’escroquerie de cette réunion de tartuffe.
Malheureusement pour lui, la réputation de Soft Machine
n’offrit pas à son nouveau groupe, Matching Mole, un confortable
début de carrière.
Nous étions alors en plein hiver, le temps
froid et humide couvrant les trottoirs de plaques de verglas
assassines. Vint enfin le studio, abri tant attendu ou les musiciens
crurent trouver un peu de chaleur. Caché au fond de cette cette
vieille salle, un petit radiateur ne put chauffer que les mains
tremblantes se pressant tout près de lui. Pensant que la musique les
réchaufferait, les musiciens durent souvent interrompre les séances
pour réchauffer leurs doigts frigorifiés. Comble du malheur, la
vétusté du matériel prolongea les séances jusqu’au début du
printemps, laissant ensuite le disque sorti avec la discrétion d’une
taupe sortant la tête de son terrier à la fin de l’hiver.
Un tel
disque est d’abord l’œuvre d’un Robert Wyatt écartelé entre
sa simplicité pop et son goût pour l’expérimentation. Dans la
froideur de son studio, le lutin barbu s’amusa souvent à chanter
des chansons légères ou scabreuses en s’accompagnant au piano.
Ainsi naquirent les refrains de petites perles tels que « O
Caroline » ou « Instant pussy ». Plus proche des
canons du jazz rock, « Little red record » voit Wyatt
abandonner son rôle de compositeur pour laisser plus de place à ses
musiciens.
Son
influence est néanmoins omniprésente, tant dans les textes que dans
la musique. Inspirés des improvisations scéniques passées, les
titres maintiennent toutefois une concision instrumentale respectant
le cadre pop cher à Robert Wyatt. Semblant autant se moquer des
idées qu’elles véhiculent que des pompeuses harmonies vocales
anglaises, les voix multiplièrent les interventions ambiguës, éloge
du communisme sur un ton parfois ironique. Suivant une tendance bien
ancrée chez les intellectuels et fils de bonnes familles, Wyatt ne
cacha jamais ses convictions gauchistes. Viendra sans doute le jour
où, conscient des massacres engendrés par les théories de Marx,
l’humanité jettera le communisme dans le dépotoir immonde où
croupissent les souvenirs du nazisme.
En attendant, il faudra subir
les vociférations niaises des partisans du grand soir. Reste la
musique, petite perle de jazz pop rendant les chansons assez ambiguës
pour que les anti communistes taxent l’album de communiste et les
communistes le considèrent comme anti communiste. Avec un tel
disque, le jazz et le rock effectuaient de nouveau leur grand rôle
de libérateur des corps et des esprits. A l’image de sa pochette
parodiant les affiches de propagande soviétique, « Little red
record » exprime d’abord une défiance vis-à-vis de tous les
dogmatismes. Avec ce disque, Matching Mole
atteignit une forme d’apothéose dans sa synthèse d’humour
absurde, de jazz et de rock. Lors des enregistrements, cantonné
derrière sa batterie, Robert Wyatt sentait déjà que cette grâce
hybride annonçait une nouvelle étape de sa carrière.
Il ne savait
toutefois pas à quel point le virage serait violent.
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