jeudi 2 octobre 2025

LE ROCK PROGRESSIF - Episode 8, par Benjamin


Les pionniers ayant trahi le swing de Canterbury pour s’américaniser, le lutin batteur Robert Wyatt partit fonder une scène qui les sortit définitivement de l’histoire. Ce que la critique nomma l’école de Canterbury fut l’équivalent de la douceur fascinante du monde de Lewis Caroll, un univers où chaque histoire a la beauté merveilleuse des paysages inconnus. L’Angleterre vit le règne du duo Beatles / Stones, sa ville de Canterbury célébra le sacre du duo Caravan / Soft Machine.

Sortie lui aussi de la matrice The WildflowerCaravan sembla d’abord si proche de Soft Machine que certains purent les confondre. Comme le premier album de la machine molle, les premiers essais du groupe de Pye Hasting n’est qu’un exercice de style psychédélique ayant très mal vieilli. Celui-ci s’écoute pourtant beaucoup mieux, l’obsession pour les mélodies raffinées du groupe accouchant de quelques fulgurances. Si Richard Sinclair fut marqué par le jazz, ce fut sans doute plus par la tendresse du cool et les débuts du jazz modal que par les charges rythmiques de Charles Mingus

Le cool jazz et des disques tels que « Blue train » ou « My favourite things » sont marqués par le génie mélodique européen, ses mélodies sont l’écho de son âge d’or artistique. L’Amérique préféra travailler sur les rythmes, sa courte histoire l’incitant à l’humilité face aux symphonies pluricentenaires du vieux continent. Porté par l’hystérie rythmique de Wyatt, Soft Machine joua une musique d’européen américanisé, annonçant ainsi un abandon de la pop qui fit fuir Robert Wyatt

Caravan fut plus doux, plus harmonique, plus anglais. La sauce prit une première fois sur « If I can do it, I’ll do all over again », titre à rallonge annonçant l’allégeance du groupe au mouvement de King Crimson.

Cherchant encore sa véritable identité, le groupe étira son swing harmonieux sur de longues pièces rêveuses. Virtuoses tout en restant faciles d’accès, ces morceaux conquirent vite les oreilles d’un public friand de grandes envolées instrumentales. De l’Allman Brothers Band à Led Zeppelin, des sommets vaporeux d’un blues planant aux explosions chaotiques du jazz fusion, la musique électrique étala sa diversité dans d’enivrantes fresques. Caravan fut autant l’enfant des simples bluettes beatlesiennes que les contemporains de ces architectes du son. Comme si il cherchait à faire la synthèse de ces époques, les albums de Caravan virent de légères mélodies pop jazz côtoyer de véritables symphonies jazz. Entre joie et mélancolie, complexité et beauté immédiate, avant-garde et poursuite d’une grandeur passée, Caravan traçait le chemin qui le mena aux fabuleuses terres de gris et de rose. 

Troisième album du groupe, « In the land of grey and pink » voit le rock anglais atteindre des sommets de grandeur raffinée oubliés depuis l’époque de « Sergent Pepper ». C’est que, si les anglais ne surent jamais réellement jouer le blues, rares furent également les rockers qui se firent jazzmen. S’il fallait résumer le swing de Caravan, il faudrait parler de symphonisme pop teintée de la douce gaieté du jazz des big band. Cette musique fait danser les fantômes d’Elvis, Duke Ellington et Mozart, réalise l’utopie d’un art populaire et riche. La voix de lutin bipolaire de Pye Hasting virevolte sur les rythmes de la basse de Richard Sinclair, vite rejointe par les chorus rêveurs des guitares.

Comme tout grand sommet, la splendeur de ce disque ne put mener qu’à une redescente abrupte. Appelé par un Robert Wyatt bien décidé à défendre une musique que son ex groupe voulait oublier, David Sinclair (le cousin de Richard) laissa les autres musiciens réfléchir à leur avenir.

Comme pour Soft Machine, le plus grand disque de Caravan fut également leur lettre d’adieu à la musique Canterburienne. Conscient que ses harmonies et sa capacité à écrire des tubes grandiloquents lui ouvrait les portes du rock symphonique le plus noble, Caravan s’y engouffra avec un lyrisme à faire pâlir Yes et Genesis. Naquit ainsi « Waterloo Lily », disque trouvant dans le symphonisme du vieux continent des splendeurs aussi chatoyantes que les perles jazz rock des albums précédents. 

Mais revenons donc quelques mois en arrière, juste après l’éviction de Robert Wyatt de la machine molle. L’homme était alors sorti de l’enregistrement de « Third » rouge de rage, son humanisme communiste ne l’ayant pas empêché d’agonir ses traîtres d’injures. Il se rappela alors cet adage de Mingus disant que la créativité vise à donner aux idées complexes l’apparence de la simplicité. Que serait un chef d’œuvre que personne ne pourrait écouter ?

Qu’apporterait un écrivain brillant à la prose absconse ? Voilà ce que devint Soft Machine, un groupe cachant son peu d’idées derrière d’inutiles acrobaties instrumentales. Alors Wyatt se vit un peu comme un dissident, une taupe dont le talent dévoilerait l’escroquerie de cette réunion de tartuffe. Malheureusement pour lui, la réputation de Soft Machine n’offrit pas à son nouveau groupe, Matching Mole, un confortable début de carrière. 

Nous étions alors en plein hiver, le temps froid et humide couvrant les trottoirs de plaques de verglas assassines. Vint enfin le studio, abri tant attendu ou les musiciens crurent trouver un peu de chaleur. Caché au fond de cette cette vieille salle, un petit radiateur ne put chauffer que les mains tremblantes se pressant tout près de lui. Pensant que la musique les réchaufferait, les musiciens durent souvent interrompre les séances pour réchauffer leurs doigts frigorifiés. Comble du malheur, la vétusté du matériel prolongea les séances jusqu’au début du printemps, laissant ensuite le disque sorti avec la discrétion d’une taupe sortant la tête de son terrier à la fin de l’hiver. 

Un tel disque est d’abord l’œuvre d’un Robert Wyatt écartelé entre sa simplicité pop et son goût pour l’expérimentation. Dans la froideur de son studio, le lutin barbu s’amusa souvent à chanter des chansons légères ou scabreuses en s’accompagnant au piano. Ainsi naquirent les refrains de petites perles tels que « O Caroline » ou « Instant pussy ». Plus proche des canons du jazz rock, « Little red record » voit Wyatt abandonner son rôle de compositeur pour laisser plus de place à ses musiciens.

Son influence est néanmoins omniprésente, tant dans les textes que dans la musique. Inspirés des improvisations scéniques passées, les titres maintiennent toutefois une concision instrumentale respectant le cadre pop cher à Robert Wyatt. Semblant autant se moquer des idées qu’elles véhiculent que des pompeuses harmonies vocales anglaises, les voix multiplièrent les interventions ambiguës, éloge du communisme sur un ton parfois ironique. Suivant une tendance bien ancrée chez les intellectuels et fils de bonnes familles, Wyatt ne cacha jamais ses convictions gauchistes. Viendra sans doute le jour où, conscient des massacres engendrés par les théories de Marx, l’humanité jettera le communisme dans le dépotoir immonde où croupissent les souvenirs du nazisme. 

En attendant, il faudra subir les vociférations niaises des partisans du grand soir. Reste la musique, petite perle de jazz pop rendant les chansons assez ambiguës pour que les anti communistes taxent l’album de communiste et les communistes le considèrent comme anti communiste. Avec un tel disque, le jazz et le rock effectuaient de nouveau leur grand rôle de libérateur des corps et des esprits. A l’image de sa pochette parodiant les affiches de propagande soviétique, « Little red record » exprime d’abord une défiance vis-à-vis de tous les dogmatismes. Avec ce disque, Matching Mole atteignit une forme d’apothéose dans sa synthèse d’humour absurde, de jazz et de rock. Lors des enregistrements, cantonné derrière sa batterie, Robert Wyatt sentait déjà que cette grâce hybride annonçait une nouvelle étape de sa carrière. 

Il ne savait toutefois pas à quel point le virage serait violent.   



 

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