mercredi 10 septembre 2025

GANAFOUL " Dangerous Times " (2025), by Bruno



   Actuellement, les majors font peur aux mélomanes en parlant de crise du disque, les menaçant d'une proche pénurie, et les incitant à procéder au téléchargement - moins onéreux pour le consommateur mais bien plus rentable pour les labels, et inversement pour les artistes. Parallèlement, le marché des petits labels indépendants se maintient contre vents et marées. Des boîtes de passionnés qui, plutôt que de chercher à se faire un max de tune au détriment des artistes, s'activent pour les promouvoir, leur donner une chance. La rentabilité n'est pas toujours de mise, mais qu'importe, ce n'est pas le but premier. Ce qui est capital, c'est que les gars qui passent leur porte, réussissent - un tant soit peu - à se faire entendre. 

     Certaines de ces petites boîtes parviennent parfois à gagner en (bonne) réputation, parfois jusqu'à ce que leur patronyme devienne un gage de qualité. Ainsi, de par le monde, une bonne poignée a suffisamment gagné de galons pour quasiment influencer le choix des auditeurs. Ou du moins, les inviter à prêter une "clémente" esgourde. Dans l'hexagone, il y a la petite affaire d'Eric Coubard qui, depuis des années, s'échine à sortir du placard de vieilles galettes pour les remettre sur le marché après un bon dépoussiérage. Ou encore, à se faire le passeur de groupes de l'autre bout du monde, ou de beautiful losers ignorés dans leur contrée natale, pour les faire découvrir aux mécréants européens. Et même plus, cette puisque petite boîte exporte même au Canada et aux USA.


     En 2022, Bad Reputation a eu la bonne idée de sortir du frigo l'emblématique groupe de Givors en rééditant leurs deux premières galettes. Cela faisait des lustres qu'on attendait qu'on rende justice à Ganafoul. D'autant que les antiques "33 tours" craquent plus sûrement que des chips sous la dent, et que désormais les (bonnes) platines-vinyle sont devenues un objet de luxe.

    A ses débuts discographiques, Ganafoul se présentait sous la forme d'un trio et jouait un blues-rock particulièrement énergique et fougueux, carburant au kérosène. Du rock'n'roll bluesy sous amphétamines, faisant passer quelques dinosaures du heavy-rock d'alors pour des espèces pataudes, fatiguées, enlisées dans un bourbier. Si Lemmy et sa petite bande de barbares avaient assisté à l'un de leurs concerts, ils l'auraient certainement embarqué à leur suite pour mettre le feu aux scènes d'Albion. Ce n'est pas sans raison que "Ganafoul" signifie "comme un fou» (en argot régional). Et si on rajoute que les lascars avaient baptisé leur musique "sider rock", en référence à l'histoire sidérurgique de Givors, des fonderies et des haut-fourneaux sur lesquels se sont appuyées l'économie et la vie sociale de la ville, on commence déjà à discerner les contours d'un "rock prolétaire" et urbain, aux effluves de petit troquet, de carburateur deux-temps et de fumée âcre crachée par les hautes cheminées des fonderies. Une sorte de Rory Gallagher période 71-75 en surdose de caféine.

    Longtemps oublié, occulté par le succès relativement pérenne des Téléphone, Little Bob et Trust, au crépuscule des années 70, Ganafoul faisait tout de même partie des valeurs sûres du Rock "made in France". Même si leurs disques étaient malheureusement plus difficiles à dénicher. 

     Stupidement, l'essor du trio fut stoppé par les diktats de la musique hexagonale, qui n'a plus voulu suivre les groupes qui ne s'exprimaient pas dans la langue de Molière. Et quand le chanteur principal, Jack Bon, résigné, finit par plier, sortant en 1981 un dernier album en français, "T'as Bien Failli Crever", trahissant d'évidentes concessions – comme des paroles amères à la Trust, une orchestration et des "chœurs Téléphonés" et des intonations à la Higelin -, le public se dérobe. Pourtant, il y a de très bonnes choses, et même si Jack a toujours dit qu'il était pour lui plus naturel de chanter en anglais (essuyant parfois pour cela d'injustes critiques), simplement parce que c'est en écoutant des chanteurs anglophones qu'il a appris à poser sa voix, il s'en sort plutôt très bien - mieux même que certains alors portés aux nues. Epuisés, lassés, dépités, désillusionnés, les musiciens finissent par arrêter professionnellement la musique. 

 


   Seul Jack semble persévérer, tournant seul, en duo, en trio, en acoustique ou électrifié, là où on daigne encore ouvrir ses portes aux "douze mesures". Il temporise ses humeurs "rock", revêtant l'habit du missionnaire pour prêcher et conter le Blues dans les établissements scolaires et salles de conf'. Sortant à l'occasion de très bons albums de Blues moderne ou relativement traditionnel, généralement plébiscités par la presse spécialisée mais plus que jamais difficiles à dénicher.

     Cependant, jamais au grand jamais,  Ganafoul n'a été vraiment enterré dans le cœur des membres historiques. Et de temps à autre, dans l'ordre de l'évènementiel, le groupe remonte sur les planches. Jusqu'à la concrétisation, l'officialisation, en 2023 de la reformation. Plus de trente-cinq ans plus tard. Autant dire que les gaillards ne sont plus de prime jeunesse. Loin de là. Jack Bon allant jusqu'à afficher un fringuant soixante-dix balais, tandis qu'Yves Rothacher, batteur de Ganafoul et de Factory (et plus tard producteur), en affiche soixante-treize !

     Alors... musique de vieux ? Datée ? Que nenni. Même si Ganafoul n'est plus le cri cathartique d'une jeunesse prolétarienne désabusée, il a encore de beaux atours. Certes, c'est nettement plus maîtrisé, contrôlé qu'auparavant, le boogie corrosif a été délaissé et, forcément, la voix de Bon est un peu usée accusant les coups - une patine qui se marie plutôt bien avec la tonalité bitumeuse de l'ensemble. Désormais, Ganafoul privilégie les cadences tempérées et les soli concis, mais adopte au passage un son plus mat et ramassé. Jamais jusqu'à présent Ganafoul n'avait réalisé un disque aussi carré, dense,  percutant et graisseux. Presque un revival hard-rock'n'roll blues 70's joué par... John Williams Cummings alias Johnny Ramone ?

     Car Bon n'est plus seul. Depuis la résurrection, il est secondé par Edouard "Doudou" Gonzalez. Celui-là même qui avait fait partie de la troupe avant le premier essai, avant de rejoindre les compatriotes de Killdozer (super groupe de scène Lyonnais, auteur d'un goûteux disque de torride funk-soul-rock). Pas non plus un perdreau du jour. Deux grattes solidement soutenues par la basse vrombissante de Luc Blackstone. Touche-à-tout, qui a posé ses guêtres un peu partout en Europe et aux USA. (1)

     Il y a une fibre aussie, un patchwork de The AngelsKings of the Sun et d'AC/DC, avec ce côté direct, sans chichis, franchement organique. En mode Massey Ferguson plutôt que rouleau-compresseur.  À commencer par la percutante chanson éponyme, empruntant le profond sillon tracé par les Young brothers et leur poto Ronald Scott - avant qu'ils n'empruntent l'autoroute de l'enfer. Tout comme "What A Mess", tandis que "Let's Go Rocking" semble plus particulièrement se référer à l'époque où ils aimaient aller faire de sales coups - avec en plus, un p'tit quelque chose d'un Status Quo nonchalant, à bas régime mais plus gras, plus terreux.. Toutefois, c'est aussi bien naturellement qu'on y retrouve plus ou moins des traits de caractère du Ganafoul des 70's. La fougue incontrôlée de la jeunesse en moins, mais avec en sus la maîtrise et la retenue qu'impose l'âge (et la sagesse ?), mis en valeur par une très bonne production. Mais rien d'ostentatoire, rien de clinquant ou de "gadgétisé" par des effets de laboratoire pour "sonner" plus moderne, plus "jeune". Juste du bon son organique, ad-hoc pour électriser l'atmosphère, donner vie aux enceintes grâce à du boogie-heavy-rock bluesy sans faux-col. 


   Redoublant parfois d'énergie, les musiciens semblent parfois trépigner, chargés d'électricité. Jusqu'à insuffler à leur rock'n'roll une approche quelque peu punk, notamment avec 
"Girls Are Dancing" - au fumet d'un Billy Idol (mais sans la sophistication et les ornements de la musique de ce dernier). Ou, avec "Secret Place", jusqu'à retrouver la recette du rock incandescent et acéré, mais néanmoins mélodique, du The Angels de l'ère Doc Neeson. Tout comme "Never Look Back", bien que ce dernier évoque aussi le Ganafoul d'antan. Alors que "Get Out My Way" réveille le heavy-boogie funky de son Electric Duo (de 2010).

     Et quand la troupe ralentit la cadence, en l'occurrence sur "Living Day by Day", on penserait presque à Johnny Cash. En particulier sur les deux premiers mouvements, avant que le groupe force un peu le trait de ce hard-blues moderato. Peut-être le seul petit regret de l'album, dans le sens où on se demande si ce morceau n'aurait pas été meilleur en restant dans le ton crépusculaire et oppressé du début.

     Cet album  inespéré de Ganafoul n'a absolument rien d'un truc de vieux musicos fatigués sur le retour, plus vraiment maîtres de leur art ou de leur instrument. Si évidemment le timbre de Jack peut quelques fois légitimement trahir le poids des ans, la musique de ce Ganafoul 2025 assure plus que suffisamment pour prétendre à un nouvel essor. Pour partir à la conquête des salles, en tenant la dragée haute aux petits jeunes ; pour leur donner une vraie leçon de rock'n'roll, sans avoir besoin de gesticuler dans tous les sens comme une danseuse déjantée et de s'attifer comme un mutant de Marvel. La chanson de clôture, qui renoue avec le rock'n'roll du premier Ganafoul, "Saturday Night", est une profession de foi de monsieur Jack Bon. De cet homme qui en dépit des aléas, des difficultés, d'un pays pas spécialement connu pour être ouvert au rock, a voué sa vie à la musique. "When I was a young boy, Mama told me son - Do you know what you gonna do, my pretty little blue boy ? Do you wanna be a doctor, a criminal or a policeman ? A sinner or a preacher  ? Or a fireman ? I said no mama, I wanna be a boogie man ! A boogie man, a rock and roll singer travelling across the land... living with a guitar in my hand... I've traveled so far playing on my cheap guitar, singing on my way to school... waiting to get old to live like a rolling stone singing yeah yeah mama"

Juste avant, avec le fédérateur et hypnotique "Love Peace Rock'n'Roll", invitant à scander à l'unisson, fidèle à lui-même, à son humilité, Jack évoque, non sans humour, sa conception de la vie. Ou du moins ce qui est essentiel à son existence, ceci se résumant à trois mots et loin des conceptions du matérialisme et du consumérisme. "No, I ain't a wise man ! No teacher no preacher man ! I won't tell you what's wrong or right. I've got good stuff for you. You're gonna get high. I've got Love ! Peace ! Rock'n'roll ! Luxury girls, luxury cars, keep it all ! Gimme drums and guitars ! Without music, life is a big mistake. We're gonna play ! And make you dance"  

     Final en fanfare d'un disque bine sympathique, qui ne comporte aucun temps mort, aucun déchet, aucun remplissage. Ganafoul oublié, rejeté, moqué, et pourtant bien vivant et pertinent. Bien plus que beaucoup de groupes franchouillards ou Angliches également sur le retour, bien que plus jeunes. Jack Bon n'a jamais sorti de mauvais disque, et ce n'est pas le retour des vieux potos pour la résurrection de Ganafoul qui va contredire la règle. Au contraire.



🎶🐆
Autres articles (liens) 
💣 Electric Duo  👉 " Low Class Blues " (2010)
💣 Jack BON Slim Combo 👉  " Together Again " (2012)  👉  " Colors of Blues (Acoustic Tribute) " (2015)

10 commentaires:

  1. Gisors ?? Drôle de nom, c'est situé dans quel département ??😉

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    1. Dans l'Eure, en Normandie. Plus connu pour son château, que pour Ganafoul 😄

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    2. Ganafoul est originaire de Givors et non de Gisors😂

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    3. Oui, effectivement ... 🙄 C'est ce qui est écrit 😄
      Y'a pas compris ma réponse ??? 🤣
      De plus, "en référence à l'histoire sidérurgique de Givors, des fonderies et des haut-fourneaux" ...

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  2. Shuffle Master.11/9/25 08:39

    Sympa et efficace, effectivement. Comme Stocks, par exemple, Ganafoul a été éclipsé par le succès de Téléphone. En contre-exemple, Little Bob Story a passé le barrage, tout en chantant en anglais. Mais c'était moins blues rock. Dans la scène lyonnaise, "on" (la critique, surtout) parlait plus de Starshooter. Beau rappel de Killdozer (dont j'ai le 33t) qui était un groupe extraordinaire sans équivalent chez nous.

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    1. Par chance, j'ai pu assister à un concert de Killdozer. Quelques gars "initiés" m'avait conseillé d'y aller (d'autant que dans le coin, les concerts étaient une denrée des plus rares 😕) et ce fut une très bonne surprise.
      En dépit d'un public injustement clairsemé, le groupe s'était donné sans compter ; une prestation professionnelle et énergique. Visiblement, ces gars là avaient ce qu'il fallait pour faire une carrière.
      Des années que j'attends une réédition CD de leur 1er album - que je n'avais pu m'offrir, par faute de tunes... "toujours pas une tune"

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    2. Shuffle Master.12/9/25 20:01

      La réédition du 1er album de Killdozer, ça m'étonnerait que ce soit dans les tuyaux. On doit être une douzaine que ça intéresse. Born bad records, peut-être.

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    3. Je ne connaissais pas cette boîte. Il y a des trucs vraiment bizarres... 😳 Parfois, j'ai la sensation que les groupes de ce label se soucient bien plus à sonner "tordu", bizarroïde, que musical😄 Étonnant non ?

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    4. Shuffle Master.15/9/25 08:13

      Ça dépend. J'ai acheté une réédition de Vassiliu, En Voyages.

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    5. À ouais, d'accord. Pierre "Qui c'est celui-là ?" Vassiliu. Nom di diou 😮 Qui l'eut cru ?

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