Si je commence ce voyage par un hommage à la grandeur zeppelinienne, c’est qu’une part non négligeable du rêve hard prog lui fut comparé. Il est vrai que, comme le fameux Zeppelin, les musiciens de Jethro Tull commencèrent par exploiter le filon du heavy blues.
Ce faux départ ne dura pas et, cherchant à faire son trou dans la horde élitiste du jazz, Mick Abrahams finit par laisser sa place au guitariste Martin Barre. La virtuosité de celui-ci rapprocha Jethro Tull de sa culture européenne, faisant ainsi du troubadour elfique Ian Anderson l’incarnation spectaculaire de son lyrisme baroque. Ce lyrisme naquit véritablement sur « Bourée », version rock des valses qui firent danser le peuple du royaume de France. L’ayant déjà catalogué comme un "zeppelin du pauvre", la critique n’eut pas le courage de saluer un tour de force démentant son diagnostic.
« People what have you done / Locked him in his golden cage / He is the god of nothing / If it’s all that you can see /You are the god of everything / He is inside you and me »
Danse d’un mysticisme enivrant, le titre semble illustrer la citation de Dostoïevsky voulant que : « quand on ne croit pas en dieu on croit en n’importe quoi »

« Aqualung » est bien plus qu’un album de rock, son ambiance si particulière ridiculise toutes les étiquettes que l’on peut lui coller. C’est un objet de culte musical, ses fresques heavy folk moyenâgeuses sont pareilles à l’architecture des grandes cathédrales, des encouragements à la transcendance et des célébrations du beau. Limitant son analyse au style très affirmé de la pochette, une critique réductrice s’empressa de qualifier « Aqualung » d’album concept. Piqué au vif par cette incompréhension de son œuvre, Anderson se mit en tête de leur apprendre ce qu’était un véritable album concept.
La flûte ouvre la danse sur une série d’entrechats gracieux, le piano la rejoignant pour danser une valse baroque aux paroles moqueuses. Le concept de « Thick as a brick » est simple. Il met en musique le poème d’un enfant privé de son prix de poésie pour une parole jugée trop vulgaire. La liberté allant de paire avec l’intelligence, les génies auront toujours tendance à charger sur les interdits tel un taureau fonçant sur les drapeaux rouges. Pour certains, le grand interdit fut la prétention, cette maladie poussant le groupe à rallonger les titres et complexifier les mélodies. Qu’importe, Ian Anderson voulut apprendre à cette critique prétentieuse ce qu’était un véritable concept album.
Ian Anderson tenta bien de reproduire un autre grand opéra rock, mais il manque à « A passion play » l’irréprochable cohérence musicale et l’énergie empêchant « Thick as a brick » de sombrer dans le pompiérisme stérile. Tournant encore autour de son glorieux passé, Jethro Tull retrouva l’ambiance médiévale d’« Aqualung » sur « Minstrel in the gallery », avant de se perdre dans les méandres d’un modernisme robotique. Triste exercice de style sirupeux, space rock de carnaval, un disque tel que « A passion play » va à l’encontre de tout ce que représenta la musique du Tull, grandeur musicale mariant les époques pour atteindre une beauté immortelle. Comparer un tel disque à « Song from the wood », le dernier chef d’œuvre du groupe, c’est comprendre tout ce que le rock progressif perdit en voulant séduire le plus grand nombre. « Repousser les limites de la musique populaire au risque de devenir impopulaire », tel fut le slogan du mouvement. Ce fut également le mot d’ordre d’un autre groupe plongeant le rock dans l’univers de ses légendes moyenâgeuses.
Le jazz fut la quête inlassable de nouveaux territoires, le joyau issu d’une liberté fascinante. Puis vint le disque qui décomplexa tous les partisans d’un rock plus riche, le monument fusionnant les traditions européennes et américaines dans un sommet de beauté paranoïaque. Cette cour du roi cramoisi, Gentle Giant se mit en tête d’en décupler la puissance tout en élargissant son fabuleux domaine. Se rappelant de ses racines européennes, le groupe prouva également que la grandeur des compositeurs et celle des géants du jazz firent toujours bon ménage.
Profitant de la vague progressive pour signer un contrat avec le label Vertigo, Gentle Giant enregistra un premier disque qui obtint un certain succès en Europe, notamment en Allemagne de l’est. Étouffé par la laideur nihiliste communiste, le peuple de ces contrées chercha sans doute dans ses mélodies quelques traces de beauté et de grandeur. Ce n’est pas un hasard si les premiers disques de King Crimson et Gentle Giant sont illustrés par des visages humains. Leur beauté complexe rappelle que le grandeur du génie humain consiste à se transcender sans cesse, chaque génération ajoutant sa pièce à son édifice. L’homme ayant abandonné sa volonté de se renforcer physiquement ou intellectuellement n’est qu’une bête sans instinct, une aberration de la nature pataugeant dans le purin de ses propres limites. Shoppenhauer disait : « Chaque homme prend les limites de ce qu’il peut comprendre pour les limites du monde ».
Soufflant sans cesse le chaud et le froid, passant sans intermède d’une folie jazz rock à de douces méditations symphoniques, « Gentle giant » se plaît à créer de brusques virages mélodiques qui sont autant de divines surprises. Jouant dans la même cour médiévale, Jethro Tull ne développa jamais une telle inventivité rythmique, son chanteur passant lui-même pour un gueux à coté des performances grandiloquentes du troubadour Shulman. En mêlant ses influences jazz, symphoniques et rock, le groupe poussa l’inventivité de la pop anglaise à son plus haut niveau. Ainsi régna ce funambule unique, équilibriste rêveur en recherche permanente d’équilibre. Rendre sa formule plus savante revenait à sombrer dans les limbes d’un intellectualisme austère. La simplifier vous enfermez dans l’enclos d’une pop boursoufflée. Ainsi grandit ce Gentle Giant, imposant colosse régnant sur un royaume sans pareil.
A suivre...
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