jeudi 21 août 2025

LE ROCK PROGRESSIF - Episode 5, par Benjamin


La batterie lourde de John Bonham résonne telle une succession de tirs de canon, Jimmy Page plaqua ses riffs lancinants sur cette base solide. Pour lui répondre, Robert Plant fit de sa voix un véritable instrument, le lyrisme de son chant joplinesque sublimant la virtuosité des chorus pagiens. Les anglais ne pourront jamais jouer le blues comme les américains, cette musique raconte une histoire qui n’est pas la leur. 

Alors Led Zeppelin décida de mener cette musique plus loin, sur des rivages que le purisme américain n’aurait jamais atteint. Déformant ses rythmes et étirant ses mélodies, les mâtinant de folk ou de funk, quand il ne s’en éloignait pas pour écrire de grandes fresques guerrières ou Tolkenniennes, le groupe de Jimmy Page montra dès ses débuts une inventivité digne de la noblesse progressive. Le rock progressif fut une réaction à l’inventivité des Beatles, le heavy blues l’écho de l’intensité hendrixienne. Hendrix lui-même voulut montrer la voie, mais la session qu’il voulait effectuer avec Miles Davis n’eut malheureusement jamais lieu. Marier la puissance hard blues et l’élitisme progressif revint à accomplir le rêve d’un homme qui, grâce à son génie, participa largement à l’extension du domaine du rock. 

Si je commence ce voyage par un hommage à la grandeur zeppelinienne, c’est qu’une part non négligeable du rêve hard prog lui fut comparé. Il est vrai que, comme le fameux Zeppelin, les musiciens de Jethro Tull commencèrent par exploiter le filon du heavy blues.

Il faut bien apprendre son art avant de prétendre le réinventer. Né à une époque charnière, Jethro Tull ne put que commencer par jouer un ersatz de blues dont il ne fit ensuite que s’éloigner. Le Tull ne prit tout de même pas le nom d’un agronome du 18è siècle pour chanter les préoccupations triviales des bluesmen américains. Sa musique voulut s’inscrire dans le temps long, ses racines descendaient jusque dans les sous-sols d’un Moyen Age rempli de légendes. Le guitariste définissant désormais le son d’un groupe, Jethro Tull joua des mélodies jazz rock permettant à Ian Anderson de crier son admiration pour le jazzman Rolland Kirk

Ce faux départ ne dura pas et, cherchant à faire son trou dans la horde élitiste du jazz, Mick Abrahams finit par laisser sa place au guitariste Martin Barre. La virtuosité de celui-ci rapprocha Jethro Tull de sa culture européenne, faisant ainsi du troubadour elfique Ian Anderson l’incarnation spectaculaire de son lyrisme baroque. Ce lyrisme naquit véritablement sur « Bourée », version rock des valses qui firent danser le peuple du royaume de France. L’ayant déjà catalogué comme un "zeppelin du pauvre", la critique n’eut pas le courage de saluer un tour de force démentant son diagnostic.

Avec sa force brute et ses textes libidineux, Led Zeppelin fut le corps du rock seventies, le Tull en fut l’âme. La prise de pouvoir du groupe eut beau commencer par une charge explosive digne de « Whole Lotta love », cette violence introduisit une mélodie rêveuse racontant l’histoire du misérable « Aqualung ». Et le moine athée Ian Anderson conte le misérable parcours de ce gueux, le riff s’emportant lorsque son chant fustige les débordements de ses vices pervers. Entre deux charges électriques, claviers et arpèges forment une mélodie sonnant comme une prière pour la rédemption du pauvre bougre. Poussant plus loin l’alternance de noirceur belliqueuse et de luminosité mélodique chère à Jimmy Page, Jethro Tull alterne entre le spirituel et l’orgiaque, la finesse baroque et l’énergie moderne. Sur une des plus belles mélodies du disque, Anderson déclame de sa voix de moine angoissé : 

« People what have you done / Locked him in his golden cage / He is the god of nothing / If it’s all that you can see /You are the god of everything / He is inside you and me »

Danse d’un mysticisme enivrant, le titre semble illustrer la citation de Dostoïevsky voulant que : « quand on ne croit pas en dieu on croit en n’importe quoi » 

Tel est sans doute la plus grande forme de transcendance, celle de ceux qui surent la trouver au-delà des principes étriqués des vieux dogmes. Puis il y a cette flûte fonçant sur le rail lumineux de la rythmique de « Locomotive breathe », les arpèges de Martin Barre tournant telle une nuée de lucioles autour de la poésie du druide Anderson. 

« Aqualung » est bien plus qu’un album de rock, son ambiance si particulière ridiculise toutes les étiquettes que l’on peut lui coller. C’est un objet de culte musical, ses fresques heavy folk moyenâgeuses sont pareilles à l’architecture des grandes cathédrales, des encouragements à la transcendance et des célébrations du beau. Limitant son analyse au style très affirmé de la pochette, une critique réductrice s’empressa de qualifier « Aqualung » d’album concept. Piqué au vif par cette incompréhension de son œuvre, Anderson se mit en tête de leur apprendre ce qu’était un véritable album concept.

La flûte ouvre la danse sur une série d’entrechats gracieux, le piano la rejoignant pour danser une valse baroque aux paroles moqueuses. Le concept de « Thick as a brick » est simple. Il met en musique le poème d’un enfant privé de son prix de poésie pour une parole jugée trop vulgaire. La liberté allant de paire avec l’intelligence, les génies auront toujours tendance à charger sur les interdits tel un taureau fonçant sur les drapeaux rouges. Pour certains, le grand interdit fut la prétention, cette maladie poussant le groupe à rallonger les titres et complexifier les mélodies. Qu’importe, Ian Anderson voulut apprendre à cette critique prétentieuse ce qu’était un véritable concept album. 

« Thick as a brick » ne contient donc qu’un titre, une grande symphonie heavy progressive dont les mouvements se succèdent avec une éblouissante fluidité. Plus que jamais au centre du jeu, la flûte d’Anderson illumine les mélodies, accentue l’énergie de la rythmique et donne plus de force à son chant de troubadour colérique. Puis il y a le jeu de Martin Barre, savant équilibre entre le génie mélodique des sixties et la puissance spectaculaire des seventies. Sur les passages les plus apaisés, la beauté de ses arpèges n’a rien à envier aux grands troubadours folk. « Thick as a brick » est le sommet du symphonisme moyenâgeux de Jethro Tull, la fresque atemporelle donnant au génie du groupe une grandeur intemporelle.

Ian Anderson tenta bien de reproduire un autre grand opéra rock, mais il manque à « A passion play » l’irréprochable cohérence musicale et l’énergie empêchant « Thick as a brick » de sombrer dans le pompiérisme stérile. Tournant encore autour de son glorieux passé, Jethro Tull retrouva l’ambiance médiévale d’« Aqualung » sur « Minstrel in the gallery », avant de se perdre dans les méandres d’un modernisme robotique. Triste exercice de style sirupeux, space rock de carnaval, un disque tel que « A passion play » va à l’encontre de tout ce que représenta la musique du Tull, grandeur musicale mariant les époques pour atteindre une beauté immortelle. Comparer un tel disque à « Song from the wood », le dernier chef d’œuvre du groupe, c’est comprendre tout ce que le rock progressif perdit en voulant séduire le plus grand nombre. « Repousser les limites de la musique populaire au risque de devenir impopulaire », tel fut le slogan du mouvement. Ce fut également le mot d’ordre d’un autre groupe plongeant le rock dans l’univers de ses légendes moyenâgeuses. 

Comme Jethro Tull, Gentle Giant fit ses premières armes dans le bain bouillonnant du rhythm’n’blues. Avant de s’adresser aux âmes, il fallut s’adresser aux corps, apprendre à titiller les cerveaux reptiliens à grands coups de riffs rageurs. Pour les frères Derek et Ray Shulman, cette répétition morne de tempos basiques et d’accords primaires parut vite triste et lassante. Les anglais avaient goûté aux fruits défendus du jazz, furent fascinés par la variété de ses rythmes et mélodies. Un monde sépare « Blues and roots » de « Picantropus erectus », « Birth of the cool » de « Kind of blue », « Blue train » de « A love suprem ».

Le jazz fut la quête inlassable de nouveaux territoires, le joyau issu d’une liberté fascinante. Puis vint le disque qui décomplexa tous les partisans d’un rock plus riche, le monument fusionnant les traditions européennes et américaines dans un sommet de beauté paranoïaque. Cette cour du roi cramoisi, Gentle Giant se mit en tête d’en décupler la puissance tout en élargissant son fabuleux domaine. Se rappelant de ses racines européennes, le groupe prouva également que la grandeur des compositeurs et celle des géants du jazz firent toujours bon ménage.

Thélonious Monk et Bud Powell aimaient parfois jouer les grandes compositions des contemporains de Mozart, Keith Jarrett inscrivit ses récitals de piano dans leur lignée en reprenant la suite française de Bach, sans oublier les fresques hispaniques de Miles Davis, John Coltrane et Charles Mingus. Pour Gentle Giant, ce genre d’influences fut autant de couleurs enrichissant une palette sans pareille. Les sons furent pour eux des couleurs, les mélodies des formes, le silence une toile.

Profitant de la vague progressive pour signer un contrat avec le label Vertigo, Gentle Giant enregistra un premier disque qui obtint un certain succès en Europe, notamment en Allemagne de l’est. Étouffé par la laideur nihiliste communiste, le peuple de ces contrées chercha sans doute dans ses mélodies quelques traces de beauté et de grandeur. Ce n’est pas un hasard si les premiers disques de King Crimson et Gentle Giant sont illustrés par des visages humains. Leur beauté complexe rappelle que le grandeur du génie humain consiste à se transcender sans cesse, chaque génération ajoutant sa pièce à son édifice. L’homme ayant abandonné sa volonté de se renforcer physiquement ou intellectuellement n’est qu’une bête sans instinct, une aberration de la nature pataugeant dans le purin de ses propres limites. Shoppenhauer disait : « Chaque homme prend les limites de ce qu’il peut comprendre pour les limites du monde »

Là réside la grandeur des génies et la malédiction des imbéciles. Gentle Giant tenta de libérer les esprits de leurs œillères, d’illuminer les coins d’ombre de la musique populaire. Le premier album du groupe « Gentle giant » s’ouvre sur une série de montagnes russes rythmiques, un chant aussi puissant que théâtral suivant les saccades monkiennes d’une rythmique jazz rock. Contrairement à Thelonious Monk, les anglais prirent toutefois soin de ne pas briser la beauté de leurs symphonies à coup de cassures trop aventureuses. Le premier titre « Giant » se clôt d’ailleurs sur une majestueuse procession de cuivre et de chœurs solennels, grandiloquente introduction à la ballade symphonique « Funny ways ». Progressivement, cette introduction de violons poignants débouche sur un chorus intense à la puissance décuplée par un synthétiseur hystérique.

Soufflant sans cesse le chaud et le froid, passant sans intermède d’une folie jazz rock à de douces méditations symphoniques, « Gentle giant » se plaît à créer de brusques virages mélodiques qui sont autant de divines surprises. Jouant dans la même cour médiévale, Jethro Tull ne développa jamais une telle inventivité rythmique, son chanteur passant lui-même pour un gueux à coté des performances grandiloquentes du troubadour Shulman. En mêlant ses influences jazz, symphoniques et rock, le groupe poussa l’inventivité de la pop anglaise à son plus haut niveau. Ainsi régna ce funambule unique, équilibriste rêveur en recherche permanente d’équilibre. Rendre sa formule plus savante revenait à sombrer dans les limbes d’un intellectualisme austère. La simplifier vous enfermez dans l’enclos d’une pop boursoufflée. Ainsi grandit ce Gentle Giant, imposant colosse régnant sur un royaume sans pareil. 

A suivre...    


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