mercredi 12 février 2025

BAREFOOT SERVANTS (1994), by Bruno



      Il y a bien des années, aux débuts des années 90, les fervents gardiens d'un temple, celui dédié aux dieux et demi-dieux du Blues, étaient partis en croisade contre "l'infernale" progression du Rock dans la sacro-sainte musique à laquelle ils vouaient un culte. Comme s'il s'agissait d'un terrible virus qu'il fallait endiguer, avant une totale et irréversible contamination. Avec le danger que les infectés ne mutent en zombies assoiffés de sonorités charnues, ou pire, de hard-rock. Terrible offense pour leurs oreilles raffinées. Des "intégristes", qui auraient voulu que tout reste figé dans le temps. Ceux-là même qui ont fustigé le succès désormais international de John Lee Hooker, Albert Collins et Buddy Guy. Surtout celui de ce dernier, accusé d'être un opportuniste, en répondant à l'attente du public blanc (ce ne serait pas un peu raciste, ça ?), et en abâtardissant son blues avec des ingrédients rock. A croire qu'ils ne l'avaient jamais vu en concert avant son affiliation au label Silvertone. Etonnamment, bien qu'ils aient largement participé à cette transmutation - ou altération, c'est selon -, les Hendrix, Gallagher et Clapton avaient leurs faveurs. Alors lorsqu'en plus, c'étaient des "faces de craie" qui osaient, (sacrilège !), vandaliser les douze mesures, ils sortaient promptement leur plume acérée pour les étriller sans sommation de quelques lignes au vitriol.

     Le collectif "Barefoot Servants" en a fait les frais. La presse spécialisée n'a pas pris de gant pour le dézinguer. Mais comment des blancs-becs peuvent avoir l'outrecuidance de barioler ainsi le Blues d'overdrive épineuse, de saturations lourdes et abrasives, de patterns de bûcherons et de chants de gueulards éméchés ? 😡 Pourtant, ce premier essai du collectif est loin de ce qui peut se faire aujourd'hui en matière de Blues musclé, de heavy-blues. Dont certains artistes - ou de groupes - sont aujourd'hui plus facilement admis dans la famille - ou parmi les disciples. Par rapport à la puissance que dégage les Toronzon Cannon et autres Michael Burks, cet album de Barefoot Servants paraît être une réunion de petits joueurs.


   C'est en 1993 que quatre bonhommes déjà rompus à la scène et aux studios se réunissent pour partir en tournée et donner leur version décomplexée du Blues ; ou plutôt du Blues-rock. Quatre gars qui, bien que n'ayant jusqu'alors jamais joué ensemble, se retrouvent sur la même longueur d'ondes et parviennent à développer un riche Blues-rock sans se marcher sur les pieds. Tout part de Benjamin Schultz, qui contacte Jon Butcher, qui s'est autant fait remarquer pour ses dons de performer à la guitare que pour une certaine ressemblance avec Jimi Hendrix (plutôt une vague ressemblance, à l'époque où il abordait moustache et foulard dans les cheveux). Tous deux se retrouvent chez Leland Sklar. Déjà un ancien, avec 45 années au compteur, toujours sur la route ou en studio. L'un des bassistes apte à concourir pour monter sur le podium de celui ayant cumulé le plus grand nombre de sessions. Il semble avoir joué de tout, avec tout le monde. Rivalisant probablement 
à ce titre avec des guitaristes tels que Michael Landau et Steve Lukather. Pour les plus connus, Leland joue sur les albums des L. Cohen, Billy Cobham, L. Cocker, Billy Thorpe, Kim Carnes, Phil Collins, James Taylor, Jackson Browne, Lyle Lovett, R. Springfield, America, Sammy Hagar, Hall & Oates, Don Henley, Hodgson, S. Stills, Polnareff, R. Newman, Garfunkel, The Doors, W. Zevon, Bonnie Raitt, L. Rondstadt, Donovan, Poco, Rod Stewart, N. Diamond, Diana Ross, Crosby, Stills & Nash, R. Coolidge, R. McGuinn, Dona Summer, V. Sanson, Kristofferson, R. Marx, B. Midler, F. Gall, Dolly Parton, Lee Ritenour, et tant d'autres. Sans oublier les incessantes tournées

    Entre les trois, la mayonnaise prend immédiatement, et rapidement des ébauches de morceaux prennent forme. C'est du solide, et on dépêche rapidement en toute hâte un autre monstre touche-à-tout des studios : le batteur Ray Brinker

     Cet album, sorti en 1994, avait fait le bonheur des amateurs de blues-rock assez musclé, mais non stéroïdé, encore moins adipeux. Aujourd'hui, il est perdu dans la masse, mais ceux qui ont mis la main dessus le garde jalousement, le ressortant à l'occasion, ou en parlant parfois avec des étincelles dans les yeux. On peut aisément comprendre que pour les puristes du blues, cet album a tout d'une offense. Seulement, il n'a jamais eu la prétention, loin de là, de se rapprocher d'une tradition quelconque. Si ces musiciens ont bien pour matière première le blues, ce n'est aucunement pour s'enfermer dans des schémas conventionnels mais pour le plaisir de s'égarer sans contrainte dans des territoires adjacents. Ouvrant ainsi de multiples portes d'où s'échappent des parfums capiteux pouvant évoquer les incontournables Hendrix, Stevie Ray Vaughan, Poppys, Paul Butterfield Band, James Gang, ZZ-Top pré-"El Loco", plus rarement Winter, et même du rock sudiste, genre Allman, Eric quincy Tate ou 38 Special.


   Et au contraire de ce qu'annonçaient ses détracteurs, Barefoot Servants ne se perd pas dans une débauche de décibels. Evidemment, Ben et Jon se font parfois plaisir en laissant ruer leurs six-cordes, faisant chanter une wah-wah ou vibrer une chaude overdrive. Néanmoins, sans jamais violenter les amplis. A la même époque, Larry McCray et Eric Gales pouvaient déjà aller plus loin. Encore plus Gary Moore qui, en dépit de tous ses efforts, trahissait des années passées au service d'un heavy-rock blindé. Et puis, maintes fois un dobro est mis à contribution pour quelques pièces vaguement roots. A commencer par "Jealous Man", certes un peu foutraque, qui débute l'album. Sur le bref "Whisky Man" et sur "Better Off Dead" ; mais là, il est vrai que c'est rapidement et sérieusement bousculé par une charge de grattes en furie. Et puis, il y a l'envoûtant "Bound For Glory", 
proche des ballades prisées par les groupes de rock sudiste, tout en acoustique, à l'exception de traînés de slide tantôt incandescentes, tantôt langoureuses. Autre ballade, ou plutôt un slow aux racines bluesy, le superbe "Drinking Again", avec un Butcher à la fois véhément et émotif. Et pour finir avec les pièces "calmes", "Blackbird" qui par bien des aspects est une habile fusion à peine déguisée du "Blue Red Jean" du little Ol' band from Texas et de "Since I've Been Loving You" de... de qui déjà ? Quant à la reprise du "It Hurts Me Too", elle a dû en faire grincer des dents, avec la rythmique appuyée et la slide particulièrement graisseuse (celle d'Elmore ne l'était-elle pas ?). En comparaison, celle de Foghat et de ZZ-Top paraissent être des versions light, quasi acoustiques.

     Bon, sinon, effectivement, il y a pas mal de trucs qui pétaradent suffisamment pour heurter les esgourdes des allergiques à la disto, à la fuzz et au phaser - avec quelques soli de Butcher pas piqués des hannetons. Comme "Love's Made a Fool", une bonne cartouche taquinant le heavy-rock 70's (entre  et le ZZ-Top de "Rhythmeen"). "Red Handed" aussi, avec une rythmique funky, Leland qui joue à Greg Ridley, Butcher qui se râcle les cordes vocales, et des chorus qui ravivent le ZZ-Top de "Tres Hombres". "Box of Miracles", qui grimpa tout de même à la dixième place des charts, conjugue couleurs heavy-blues et cadence de southern-rock pour une équipée sur de longues et rectilignes routes ensoleillées où basse, slide et wah-wah s'unissent pour conter une ode à la vie. "Muscle Car" ose braquer le shuffle cher à Vaughan pour lui donner une connotation plus heavy et le cingler d'éclairs hendrixiens.  

     L'album eut un certain retentissement. Un exploit à une époque où la niche "rock" était squattée par le grunge. Mais c'était aussi le moment où, grâce à la comète "Vaughan", le Blues avait le vent en poupe, devenait même mainstream - au grand dam des mêmes "gardiens du Temple" -,  et, pour certains, osait s'affubler alors sans a priori d'attributs plus "rock" dans l'optique de flatter un "public blanc". Cependant, Barefoot Servants n'est pas à proprement parler un groupe de blues-rock. Ce serait plutôt une fusion de heavy-blues et de rock sudiste, avec une touche de heavy-rock "old school" (1) ; la proportion "blues" étant majoritaire. Malgré le succès qui venait frapper à leur porte, les membres de la formation, appelés à d'autres engagements, n'ont pu prolonger et pérenniser leur projet. Dommage. Toutefois, jamais vraiment séparés, ils remettent le couvert dix ans plus tard, avec un double album : "Barefoot Servants 2". Cependant, bien qu'indéniablement intéressant, la flamme qui animait ce premier jet de l'an 1994, n'y est plus. Nettement plus reposé et acoustique, le groupe y est méconnaissable. D'ailleurs, lorsqu'on parle de Barefoot Servants, c'est bien à ce premier album que l'on fait référence.


(1) "Old School"... quelle nauséabonde appellation aux relents d'effluves commerciales... Même si, heureusement, le cachet péjoratif est parfois estompé par une marque de respect, voire de qualité, grâce à une vague - un tsunami - de jeunes gens revendiquant fièrement leur attachement à une certaine musique, s'impliquant pour la pérenniser.


🎶👣

3 commentaires:

  1. Shuffle Master.12/2/25 14:12

    On est effectivement plus proche du rock sudiste deuxième ou troisième génération que du blues rock canonique. Michael Burks, j'en ai trois, ça déménage sévère: rien qu'à la guitare (Gibson Flying) on sait à quoi s'attendre.

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    1. Oui, c'est ça, c'est bien différent d'un "blues-rock canonique". Pourtant, les plans classiques sont légions et le Blues y est roi. Cependant, l'approche, "l'attaque", font que ça glisse vers des genres "cousins" 😊

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  2. Au sujet de la Gibson Flying V, il est indéniable que depuis Scorpions et UFO cette guitare mythique est affiliée au hard-rock.
    Et depuis la NWOBM au heavy-metal, mais n'oublions pas qu'avant, bien avant, il y avait Albert King, Lonnie Mack et Kim Simmonds. Sans oublier Dave Davies, Leslie West et Hendrix.

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