vendredi 21 juin 2024

L'ENFANCE D'IVAN de Andreï Tarkovski (1962) par Luc B.

L’ENFANCE D’IVAN est le premier long métrage d’Andreï Tarkovski, fraîchement diplômé de l’Institut d’État du Cinéma. Mais ce n’est pas son premier essai derrière une caméra. Il y avait eu les courts métrages d’étude, LES TUEURS d’après Hemingway (dont on connaît la version de Siodmak avec Burt Lancaster) et surtout LE ROULEAU COMPRESSEUR ET LE VIOLON (1960) réalisé avec le directeur photo Vadim Ioussov, prof à l’Institut, qui collaborera avec Tarkovski sur IVAN et plus tard sur SOLARIS.

Il faut se remettre dans le contexte, nous sommes en Union Soviétique, Nikita Khrouchtchev est à la barre (de fer), le cinéma est une industrie d’état, on est en plein réalisme social, le cinéma est là pour célébrer les valeurs soviétiques. Tarkovski est déjà le mouton noir, trop intello, complexe, à deux doigts d’être écarté de la promo. Mais son talent éclate dans LE ROULEAU, et les autorités pensent à lui pour reprendre un tournage inachevé. Le deal est simple : toute l’équipe est constituée, il reste 50% du budget, il faut simplement finir ce que le premier réalisateur, viré, n’a pas eu le temps de tourner.

Tarkovski accepte à une condition : réécrire le scénario, changer l’équipe, tout reprendre à zéro ! Il refuse de regarder les premières bobines tournées. Sur le papier, L’ENFANCE D’IVAN était un film de propagande lambda, célébrant l’engagement de la jeunesse, ici le portrait d’un enfant pendant la guerre, des sujets photocopiés à la pelle par Mosfilm, la société de production étatique. Sauf que Tarkovski va complètement s’approprier le sujet, s’écarter du dogme, créer une œuvre poétique, complexe, récompensée par le Lion d’Or à Venise, autant célébrée par le monde du Cinéma que détestée par ses commanditaires.

Ce qu’il y a de bien avec les élèves formés par l’Institut d’Etat du Cinéma, c’est qu’ils sont élevés à la dure. Rompus aux budgets serrés, ils savent tenir un plan de travail, sont techniquement compétents. Quand Tarkovski reprend le projet, toute l'équipe salue son professionnalisme et ses compétences. Bon... ils n'avaient pas trop l'choix, sans doute.

Les premières images sont saisissantes. Un gamin, Ivan, se promène avec sa mère dans un paysage chaud et ensoleillé, bucolique, les images sont baignées de lumières, tout respire le bonheur. Cette manière de souvent filmer face au soleil rappelle Terrence Malick, l’omniprésence de la nature, il y a le ciel, la lumière, le minéral, le végétal.

Mais ce n’était qu’un rêve. Ivan se réveille en sursaut (visez moi ce mouvement de caméra abrupt qui casse la dynamique de la première séquence), il dormait dans les ruines d’un moulin calciné. Il en sort pour parcourir un champ de bataille dévasté, l’image est sombre, le ciel plombé de fumée noire, Ivan s’enfonce dans les marais, lardés de barbelés, les troncs d’arbre font comme des barreaux de prison, pas d’horizon, aucun échappatoire.  

Ivan est récupéré par une patrouille, au lieutenant à qui on le confit il demande de contacter le QG, pour un message de la plus haute importance. Son visage est noir de boue et de crasse, ses loques trempées, mais le gamin, frondeur, fait preuve d’une assurance folle face à l'officier. Pas franchement l’idée qu’on se faisait au Kremlin de l’enfant soviétique, sage, obéissant, souriant, culottes courtes et bonnes joues roses, secouant son petit drapeau en chantant des hymnes patriotiques. Premier accroc au cahier des charges.

On apprend qu’Ivan est un éclaireur pour l’armée, il connaît les marais comme sa poche, il souhaite repartir en mission, casser du boches, du nazis, responsables de la mort de sa mère. Mais son tuteur insiste pour qu’il intègre une école militaire. Le gamin refuse, teint tête à l’autorité. Là encore, ça ne donne pas une bonne image de la jeunesse. On ne se rebelle pas, on obéit. Ce qui déplaît aussi aux commanditaires, c’est l’alternance de scènes réelles et imaginaires, les rêves d’Ivan, des images où le public pourrait y trouver un sens caché, voire subversif, donc trop dangereux. Les séquences oniriques resteront la marque de Tarkovski

Plus que l’histoire d’un enfant dans la guerre, le film montre la guerre par les yeux d’un enfant. Nuance. Et ce qu’il voit, ce qu’il vit, n’est pas très enthousiasmant. Pour un premier long métrage, Tarkovski atteint des sommets de maîtrise formelle, on pense à Ingmar Bergman (qui permettra à Tarkovski, en exil, de tourner son dernier film en Suède), à la période polonaise de Roman Polanski (passé lui aussi par une école d’État) autant pour la composition des plans, le recours systématique à la profondeur de champ, cette manière de gérer les entrées et sorties de champ des personnages dans le cadre.

Tarkovski a peu de moyens, trois camions par-ci, une carcasse d’avion par-là, une trentaine de figurants, une ruine fumante et deux troncs d’arbres calcinés suffisent à créer un décor d’apocalypse. Ca me rappelle un peu le ATTAQUE ! de Robert Aldrich, ou en encore plus démuni le FEAR AND DESIRE de Kubrick. Il y a des séquences extraordinaires, comme ce vieillard errant dans sa maison dont il ne reste que la cheminée centrale et la porte, plus de murs, mais le vieux ferme quand même sa porte à clé. Ou la séquence dans la forêt de bouleaux avec la jolie Macha, troncs blancs et ciel laiteux, la caméra qui virevolte en plan séquence (autre marque de fabrique de Tarkovski, des plans très longs), avec cet officier qui suspend Macha au-dessus d’une tranchée pour l'aider à traverser : elle a les jambes qui pendent, il en profite pour l’embrasser. A ces images douces et blanchâtres s’opposent celles des marais, de nuit, striés par les fusées éclairantes.

Il y a des ruptures de ton extraordinaires. Macha danse dans les bois, la caméra tourbillonne, moment de grâce, et soudain ce raccord brutal sur deux cadavres pendus, et cet écriteau à leurs pieds : « Bienvenus ».

Et il y a ces séquences de rêves, solaires et gaies quand il s’agit du souvenir de la mère d’Ivan, ou cette balade sur la plateforme d’un camion chargée de pommes (filmé en transparence, le décor est une image en négatif), et après un virage trop serré, les pommes se déversent sur une plage, la caméra ne coupe pas, descend ras du sol, et des chevaux viennent manger les pommes.

La scène du puits est magnifique. Ivan dort (il rêve) filmé en plan très serré, puis la caméra pivote vers le plafond. Le plan ne coupe pas. On le revoit penché au bord d'un puits avec sa mère, comme si on se retrouvait au fond du puits, sous la surface de l’eau, sur laquelle Ivan dessine avec les doigts des ronds dans l’onde. Comment Tarkovski a réalisé un truc aussi sublime ?!

Il y a aussi les rêves traumatiques d’Ivan, comme celui où il joue à la guerre, pointant son couteau vers un uniforme suspendu à une patère et crie : « Ce sera moi ton tribunal ! ». Comment ne pas songer au 400 COUPS de Truffaut avec ce dernier plan d’Ivan et sa soeur courant à perdre haleine sur une plage, vers la mer, exaltés et libres. Mais Tarkovski nous ramène à la réalité, autre raccord brutal, en concluant sur l'image d’un arbre calciné.

L’ENFANCE D’IVAN a été encensée par la critique occidentale, ça aussi, les soviétiques n’ont pas apprécié, c’est forcément suspect. Son premier fan était Jean Paul Sartre, dont Tarkovski a apprécié l’éloge mais disait que Sartre n’avait rien pigé ! Le film montre un enfant dans la guerre, qui fait la guerre, joue à la guerre, et en parallèle ce que Ivan n’a pas vécu, son enfance volée. Le gamin est formidable, avec ses faux airs de Benoit Magimel option Momo Groseille. Nikolaï Bourliaïev tournera encore sur le prochain Tarkovski, ANDREÏ ROUBLEV, gravira les échelons de l'Institut d’Etat, il est aujourd’hui député, soutien sans faille de Poutine.

L’ENFANCE D’IVAN est une bonne porte d’entrée dans l’univers d’Andreï Tarkovski, qui n’est pas le cinéaste le plus poilant ni le plus accessible qui soit. Le film est court (les suivants flirtent avec les trois heures) mais on y trouve déjà tout ce qui fera son cinéma : cadres composés au millimètre, profondeur de champ, longs mouvements de caméra hypnotiques, onirisme, des images qui inondent le spectateur de sentiments troublants.

Mort prématurément à l’âge de 53 ans, Andreï Tarkovski n'aura tourné que sept films.

 

Noir et blanc  -  1h31  -  format 1:1.37


1 commentaire:

  1. C'est sûr qu'on est pas vraiment dans le cinéma de propagande soviétique ni dans la comédie débridée ... "... Ivan" c'est pas celui que je connais le mieux, mais déjà y'a beaucoup de ce qui fera la Tarkovski touch : la symbolique, l'onirisme, la poésie plutôt tordues au service du récit ... pour moi ses meilleurs sont Andrei Roublev, et la doublette plutôt post apocalyptique Solaris - Stalker ...

    J'ai pas fouillé pour vérifier, mais il me semble bien qu'un des plus grands films sur la guerre jamais tourné, le "Requiem pour un massacre" de Klimov, autre cinéaste russe, emprunte pas mal de choses à "... Ivan", notamment le décor des marais et le fait que ce soit un jeune ado qui en est le personnage central. La vision d'ensemble est tout de même beaucoup plus âpre et nihiliste chez Klimov ...

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