vendredi 24 mai 2024

LE DEUXIÈME ACTE de Quentin Dupieux (2024) par Luc B.

 

On ressort souvent perplexe d’un film de Quentin Dupieux, le stakhanoviste de la caméra, qui filme plus vite que son ombre. LE DEUXIÈME ACTE ne fait pas exception, il laisse pantois, mais après digestion, réflexion, ce dernier opus me semble un de ses plus aboutis.

Y'a deux types de Dupieux, les pochades burlesques avec des mouches domestiques géantes ou des Salvador Dali décuplés (DAAAAAALI ! dont je ne vous avais pas parlé, très inégal), et les films plus étranges, profonds, qui agitent les méninges, comme RÉALITÉ (2014) ou INCROYABLE MAIS VRAI (2022). On rangera LE DEUXIÈME ACTE dans cette catégorie.

La construction est en trois parties, la première et la dernière, en extérieur, symétriquement opposées, s'articulent autour d'un tête à tête en intérieur. Quatre personnages : David et Willy, Florence et Guillaume. Les deux premiers marchent en rase campagne (de gauche à droite sur l'écran), David doit rencontrer une fille folle amoureuse de lui, mais qui ne l’attire pas du tout, d’où la présence de son pote Willy à qui il veut refiler le rencard. Apparaissent un bon quart d'heure plus tard Florence et son père Guillaume qui se rendent au même rendez-vous (ils marchent de droite à gauche sur l'écran). Logiquement, mouvements et personnages se rejoignent dans un restau paumé dans la pampa « le Deuxième acte » dont le patron s’appelle Stéphane.  

David et Willy sont suivis par un travelling qui est certainement le plus long du cinéma français, un plan séquence d'une grosse dizaine de minutes. Ça cause de qui est cette fille, pourquoi t'en veux pas, y'a anguille sous roche... et quand Willy commence à balancer des réflexions bien lourdes (« J'ai rien contre les pédés, mais je préfère ce qui est normal » ; « Mel Gibson critiqué pour avoir dit des trucs sur les juifs...») David en a des sueurs froides, regarde la caméra (donc les spectateurs), mal à l’aise, demande à son partenaire de reformuler son texte. On comprend qu’ils sont comédiens, qu’ils sont en train de jouer une scène.

Ca dérape aussi pour l'autre duo, Guillaume pique une crise, refuse de jouer sa scène : comment peut-on continuer à tourner des salades pendant que le monde court à sa perte. S’engage une discussion sur le rôle de l’acteur, du cinéma, du divertissement. « Les musiciens du Titanic ont joué alors que le bateau coulait » argumente Florence, à quoi Guillaume répond : « Dans le film de James Cameron, oui, mais pas en vrai ! ».

Guillaume est joué par Vincent Lindon, Florence par Léa Seydoux. Lindon et Seydoux ne jouent pas leurs propres rôles, pourtant, quand ils s’engueulent, les vacheries les visent, eux : « Tes tics et ton bégaiement à la con, c’est impossible de tourner avec toi ! » lance l’une, « à part te foutre à poil dans des pensums d’auteurs à la con, tu fais quoi ?! » balance l’autre. Dupieux ne cesse de jouer avec la personnalité et l'image de ses interprètes. La mise en abîme devient vertigineuse lorsque les quatre personnages s'attablent au « le Deuxième acte », les répliques sans cesse entrecoupées d'engueulades, les saillies sont particulièrement goûtues.

La mise en scène est réglée au millimètre, les longs travellings de Dupieux sont somptueux, la caméra évolue en mouvements lents, prend du recul, se rapproche parfois très près, elle cagole les acteurs dans leurs performances, car ce sont des dizaines de pages de dialogues qu’ils débitent tout en marchant. Les dialogues semblent improvisés, alors que chez Dupieux tout est écrit. A noter le format 1:95, plus large que le format classique. La lumière brumeuse des scènes extérieures, les arrières-plans laissés flous, mettent en valeur le jeu des acteurs, au centre du dispositif (c'est aussi le sujet de son film). 

Est-on dans le film, ou dans le film du film ? C'est là aussi que repose la drôlerie des situations, rien ne sépare les deux univers (réel/fiction) qui s'entrelacent, seuls les dialogues donnent une indication, ou la couleur d'une voiture (arrivée et départ de Stéphane). Fameux, les face à face Willy / Guillaume à propos de la coke dans le cinéma, ou Willy / Florence aux toilettes, lui le nez en sang (il s'est pris un pain), tentant de l’embrasser (#Metoo). Ou lorsque Florence cherche du réconfort auprès de sa fille, consciente de la futilité de son métier, la gamine disant : « au cinéma tu fais plein de métiers, mais c’est pour de faux, des rôles, donc en fait, dans la vraie vie, tu ne sais rien faire »

Quentin Dupieux évoque avec malice (mais sans trop de méchanceté) les sujets qui fâchent, le harcèlement, le fric, les égos, la compétition, la futilité du métier, le narcissisme. On pense beaucoup à Bertrand Blier (LES ACTEURS). Guillaume remise ses grandes théories au placard quand son agent lui annonce que Paul Thomas Anderson le sollicite pour un rôle.

Qui est ce cinquième personnage, Stéphane ? Le mec qui dans la bande-annonce s'énerve et dit : « c'est un film sur moi » ? Je vous laisse découvrir le truc. La vague ressemblance physique de l'acteur Manuel Guillot et de Dupieux n'est sans doute pas un hasard. La scène de la bouteille de vin, étirée jusqu’à plus soif, à la drôlerie s'ajoute le malaise, renvoie à Jacques Tati ou Blake Edwards. Mais  l'issue de la séquence ne fait pas rire du tout.

Quentin Dupieux porte un regard très tendre sur Stéphane, comme souvent il braque sa caméra sur les petits, les obscures. On rit, mais jaune. Le thème réalité/fiction (concept fumeux développé par David, pour baiser Florence !) resurgit lorsqu’on voit Guillaume dans sa loge à la fin de sa journée de tournage se coller une fausse moustache pour rentrer chez lui. Geste anodin qui renverse la donne.

Le film de Dupieux peut agacer par son narcissisme (des acteurs qui parlent d'eux comme unique sujet de discussion), par son maniérisme (le dernier est dispensable travelling sans fin sur… les rails du travelling, allusion au générique de LE MÉPRIS ?), on pourrait reprocher à Dupieux de ne savoir faire que du Dupieux. Sauf que : 1) il le fait mieux que les autres 2) c’est justement le thème de LE DEUXIÈME ACTE. Donc au choix : vaine boursoufflure, ou du grand art ! Vous savez où mon coeur balance...

Les comédiens sont formidables, Vincent Lindon brille particulièrement, parce qu'on ne le voyait pas dans cet exercice d'auto flagellation. On objectera un petit coup de mou dans le rythme au deux tiers, mais on retiendra cette réplique de David à des figurantes qui lui demandent de raconter les coulisses, la technique : « Continuez à rêver, c’est mieux ».

Dans le clip, il y a trois moments, le dernier étant la bande annonce officielle, un unique travelling qui prend tout son sens une fois qu'on a vu le film, c'est gonflé, original (à la manière de Sacha Guitry). 


couleur  -  1h20  -  format 1:1.95

 

7 commentaires:

  1. Une B-A de 4 minutes ? Je me demande comment on peut passer d'un Lang ou d'un Lubitsch (et tous les autres) à ça...
    Je crois en connaître un autre qui va être aussi perplexe...

    RépondreSupprimer
  2. La bande annonce, c'est uniquement la dernière partie, quand les comédiens marchent et parlent à la caméra. Mais j'avais ce clip avec deux petits extraits en plus, c'est bonus. Je ne peux pas passer mon temps à parler de films réalisés y'a 80 ans, on va me prendre pour un vieux con !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'était une image, d'où la parenthèse "et tous les autres"...

      Supprimer
  3. HS mais ai-je rêvé ? N'y a-t-il pas eu dernièrement un article posté sans doute par erreur puis retiré (alors qu'il avait déjà quelques commentaires) ?

    RépondreSupprimer
  4. Allusion sans doute à "The Wicker Man" de Robin Hardy (film totalement foutraque, un ovni, culte), article effectivement re-publié par erreur la semaine dernière. On enquête en interne pour savoir pourquoi un article d'il y a dix ans a resurgi soudain. Une bévue de Sonia en manque de camomille, un clic malheureux de nos stagiaires de troisième, ou un coup fourré des poutinophiles ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah, je n'ai donc pas eu d'hallucinations... :-) Par contre quand je clique dans les archives, l'article lié à ce film n'apparait plus...

      Supprimer
  5. Dans le genre "avant de réaliser des films, j'étais dans un groupe de muzak", je préfère Gondry ...
    Oizo en musique, j'aimais pas du tout, et ses films, je viens de me rendre compte que j'en ai vu aucun ...

    RépondreSupprimer