Le jazz n’est pas la propriété d’une nation ou d’un peuple, son swing ne connaît ni patrie ni frontière. Tout art, lorsqu’il arrive au zénith de sa gloire, finit par trouver d’autres inspirations loin de sa terre. A ses débuts, le jazz fut surtout l’expression bouleversante de l’inventivité rythmique et mélodique de l’Amérique. Mais le nouveau continent n’est pas le seul qui puisse offrir les tempos fiévreux dont se nourrit la fougue jazzistique. Terre de drames et de violence, soumise par des dictatures cruelles puis portée par l’espoir de grandes libérations, l’Amérique du sud contenait assez de lyrisme pour inspirer des générations de musiciens.
C’est ainsi que l’Argentine devint la nouvelle capitale de cette migration du jazz, grâce aux expérimentations de Gato Barbieri. Comme tout parcours révolutionnaire commence dans les bras chaleureux de la tradition, le saxophoniste découvrit sa vocation à l’écoute d’un disque de Charlie Parker. Pour ce fils de charpentier, cette virtuosité fut comme la découverte d’un monde plein de possibilités insoupçonnées. Suivant l’exemple de celui que l’on surnommait Bird, il se mit au saxophone alto puis ténor, avant de faire ses armes dans quelques orchestres argentins. Si le jazz n’a pas de patrie définie, il n’en est pas de même de ses jazzmen, dont la musique est marquée par la culture de leurs terres natales.
Tout comme le style de Hugo ou Dostoïevski n’aurait pas été le même si ils étaient nés ailleurs, le swing de Gato Barbieri fut vite imbibé des rythmes dansants des musiques traditionnelles du sud-américain. La partie la plus mélodique et aventureuse du jazz vit vite dans sa singularité dansante une opportunité de repousser les limites de la tradition. Amateur de grandes fresques inspirées des compositeurs occidentaux, Carla Bley l’engagea dans l’orchestre de son grand opéra jazz « Escalator over the hill ». Ayant lui aussi pris goût aux grandes fresques musicales en rejoignant Keith Jarrett, Charlie Haden récupéra ensuite l’argentin dans son Libération music orchestra, dont la musique fut basée sur un mélange subtil entre la liberté du jazz américain et le raffinement des orchestres européens.
Dans les faits, si le militantisme de certains journalistes imposa une vision homogène du jazz en en faisant le cri de révolte des noirs américains, la réalité fut plus nuancée. Le jazz des premières heures fut nourri des sonorités cajuns des fanfares blanches, des musiciens tels que Monk ou Bud Powell étaient capables de jouer les grandes suites de Mozart et Beethoven, alors que Miles fit de la rigueur occidentale la source de sa révolution cool et de son virage modale.
Le jazz fut toujours l’union de l’inné et de l’artificiel, de la culture natale et de celle dont les musiciens voulurent nourrir leur œuvre. Coltrane s’offrit les talents de compositeur de Dolphy pour créer ses « Brass » africaines, Mingus réchauffa son swing furieux sous le soleil hispanique, Pharoah Sanders plongea sa révolte mystique dans le somptueux palais de l’Alhambra. La carrière de chef d’orchestre de Gato Barbieri s’inscrit dans cette tradition exotique. L’homme ne venait pas des mêmes terres que ses premiers modèles, son amour du bop et des grands musiciens américains relevait plus d’une démarche cérébrale que sentimentale. Alors il vint se ressourcer en s’abreuvant des rythmes virevoltant de son pays.
[Lonnie Smith, claviers =>] Le projet du saxophoniste fut alors clair, faire la jonction entre sa tradition argentine et le jazz. Pour forger son art, il voyagea d’abord en Europe, histoire de s’éloigner du chemin de ses maîtres pour trouver sa propre voie. Mais, comme tous les chemins mènent à Rome, tout parcours de jazzman passe par New York. Terre du swing dans les années 20, avant de devenir le temple du bop, la grosse pomme est devenue le berceau du free depuis que Mingus vint y annoncer son extrémisme expérimental. Dans cette ville historique, Gato Barbieri effectue un travail de réinvention de la tradition qui ne trouve d’écho que chez le free bopper Archie Shepp.
Comme l’auteur de l’immense « Yasmina a black women », Gato Barbieri trouva un fragile équilibre entre colère et grâce, liberté et discipline. Sorti en 1971 « Fenix » est le représentant le plus éblouissant de cette sagesse libertaire. Soucieux de ne pas briser la douceur mystique du clavier de Lonnie Liston Smith, Barbieri mit le feu aux poudres sans brûler les parois dorées bâties par ses salsas folles, inventant ainsi un free jazz se trémoussant comme un mariachi en pleine danse mystico sensuelle. C’est que le claviériste Lonnie Smith n’est pas n’importe qui, il s’est élevé avec Pharoah Sanders au sommet du « Karma » free. De son alliance avec Gato Barbieri naquit une musique unique, transe aux rythmiques folles nourrie par la douceur du passé et la violence moderne, le sérieux bop et les délires free.
« Fenix » rappelle que le jazz n’est ni un vagabond apatride ni le bras armé d’une seule cause sacrée. C’est une musique de voyageurs fiers de leurs racines, le symbole d’un patriotisme glorieux et conquérant. « Fenix » est également le chef d’œuvre d’un musicien affirmant que la misère et l’oppression ne se limitent pas aux paysages sordides des ghettos américains. Cette fièvre mystico lyrique est nourrie par les souffrances et espoirs de ce qu’il appela son « Third world ». Quelques années plus tard, Gato Barbieri conquit un nouveau public en enregistrant la BO du « Dernier tango à Paris », qui permit à Brando de provoquer une dernière fois la puritaine Amérique. Mais ce Barbieri-là avait déjà rangé son costume de mariachi free pour jouer tranquillement une musique plus douce, plus mélodieuse et banale.
Reste donc aujourd’hui ce « Fenix » qui le vit passer de la douceur d’un Coltrane période « My favourite thing » à la violence du Ornette Coleman de free jazz, de la classe rigoureuse d’un Miles Davis à la fièvre possédée d’un Pharoah Sanders. Ces tangos hypnotiques sont comme la cendre à partir de laquelle la beauté unique du jazz put renaître.
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