Alors que Nema est tranquillement affalée sur le canapé en train de
bouquiner, tout à coup Sonia attrape Patouilloux, le chat blanc de Madame
Portillon, ouvre la fenêtre et le jette dans le jardin. Nema sursaute :
- Ça va pas Sonia ? qu’est-ce qu’il t’a fait Patouilloux ?
- J’en ai marre, je suis sûre qu’il m’espionne et après il raconte tout
à Madame Portillon, tout ce que je fais, tout ce que je regarde sur
internet et même ce voyou regarde quand je m’habille dans ma chambre
!
- D’abord tu n’as pas besoin de le laisser aller partout dans notre
appartement. C’est toi qui l’incites à entrer dans ta chambre pour
dormir avec toi quand il fait froid. Ensuite, ce n’est pas un
Kentuki.
- Un quoi ???
Ceci n'est pas un Kentuki 💜 |
Ceci n'est pas un Kentuki 💜 |
Ceci n'est pas un Kentuki 💜 |
Ceci n'est pas un Kentuki 💜 |
Mais qu’est-ce donc qu’un Kentuki ?
Si vous avez des enfants en bas âge, vous savez qu’il existe des peluches
connectées. Et peut-être avez-vous lu quelques articles parus en 2016-2017
sur les dangers de certains oursons connectés via Wi-Fi ou Bluetooth qui
n’offrent pas de sécurité vis-à-vis du piratage de données personnelles.
Plus exactement ce sont les applications qui servent à piloter ces peluches
qui peuvent présenter des failles de sécurité et ne respectent pas toujours
la loi sur la protection des données à caractère personnel.
Un Kentuki est une peluche. Imaginez une belle peluche, disons
d’environ 40cm de haut en moyenne, avec de grands yeux qui peuvent s’ouvrir
et se fermer et trois roulettes en dessous qui vont lui permettre de se
déplacer. Il en existe de nombreux modèles : lapin, chat, corbeau, dragon,
taupe… Tout un bestiaire d’adorables petites créatures qui font envie et qui
présentent cet aspect mignon des jouets pour enfants, mais qui sont en fait
bien autre chose. Voilà pour la partie physique externe et esthétique des
Kentukis. Qu’il est tentant d’acheter une pareille merveille !
Environ 210 $ pièce.
Derrière les yeux du Kentuki se dissimule une caméra et dans cette
fourrure soyeuse se trouve quelque part un microphone capable de capter tous
les sons environnants. La bestiole, qui peut donc capter des images et des
sons, et qui dispose également d’un petit moteur pour se déplacer, est
reliée via internet à une application accessible par un détenteur de droits.
Il suffit d’acheter une carte de connexion avec code unique pour devenir en
quelque sorte « l’âme » d’un Kentuki. Qu’on ne connaît pas a priori.
Je veux dire qu’on ne sait pas de quel animal il s’agit et encore moins qui
a acheté la peluche 😬😮. Après avoir installé l’application et tapé ce code
de connexion, on peut voir, entendre et faire se mouvoir la bestiole via son
ordinateur car on sera connecté à elle, à son petit moteur à sa caméra et à
son capteur de sons. Mmmm, ça a l’air sympa d’acheter une carte de connexion
pour voir, entendre et se mouvoir chez la personne qui a acheté un
Kentuki. C’est la grosse surprise comme on ne sait pas de quel type
de peluche il s’agit, ni qui est l’acheteur ?
Donc côté acheteur de peluche, on déballe la merveille, on la charge sur
son socle de rechargement et au bout d’un moment, miracle (si tout va bien)
les yeux s’ouvrent ! Il y a quelqu’un qui a connecté le Kentuki !
C’est trop craquant, l’animal se déplace et suit son maître ou sa maîtresse
dans l’appartement… Au bout d’un certain temps, c’est un peu frustrant de ne
pas pouvoir communiquer avec l’engin, on sait qu’il y a quelqu’un derrière,
quelqu’un qui est peut-être très loin dans un autre pays… Alors on peut
essayer diverses techniques : le
ouija par exemple peut donner de
bons résultats mais il faut être patient, car une lettre à la fois ça prend
du temps. En plaçant devant les yeux du Kentuki chéri un papier avec
un numéro de portable ou une adresse mail on peut parfois avoir une prise de
contact. Mais est-ce bien raisonnable ?
Emilia, dont le fils est un geek qui vit à Hong Kong, a eu comme cadeau de sa
part une carte de connexion. C’est quoi ce truc. Elle suit la notice pas à
pas, un cadeau de son fils c’est précieux. Installation terminée.
Kentuki chargé.
Emilia découvre une sorte de
tableau de commande sur son écran. Elle appuie sur « Réveil » et hop ! elle
voit une fenêtre qui s’ouvre et elle découvre que le Kentuki qu’elle
pilote se trouve dans une cuisine. Il y a une jeune femme dans la cuisine.
Elle parle au Kentuki : heureusement un traducteur automatique
retranscrit les paroles car c’est de l’allemand. La jeune femme présente un
emballage sur lequel on voit une lapine avec un ruban rose et elle dit « tu
es une adorable lapine ! ». Comme c’est étrange.
Emillia appuie sur « dormir
» et les yeux se ferment. Assez pour aujourd’hui.
Alina a suivi son petit ami
Sven, un jeune artiste Suédois, pour un séjour dans une villa pour artistes.
Mais Mandoza lui manque. Alors elle s’achète un Kentuki corbeau.
Sven trouve cela plutôt sympa,
ils vont même au restaurant avec. Ils le nomment
Colonel Sanders. Mais Alina s’irrite petit à
petit de voir ce machin lui courir derrière. Elle l’engueule, le traite de
voyeur, et va faire même bien pire…
Marvin enverra son
Kentuki
SnowDragon voir la neige. Des Kentukis tenteront des relations amicales entre
eux, enfin entre leurs « pilotes » :
SnowDragon et
Kitty03 par exemple. Grigor, toujours côté pilote et détenteur de droits, essaiera de faire un
commerce lucratif de connexions en les pré-identifiant à l’avance,
c’est-à-dire en donnant un descriptif de la bestiole et de la « famille
d’accueil », du genre : joli petit chat dans maison aisée en Argentine…
avant de les revendre. Enzo, côté détenteur de peluche, arrêtera de s’intéresser à sa taupe quand il
aura compris que cette relation n’est rien à côté du contact avec de vrais
personnes….
Dans l’ensemble la relation se dégrade au fil du temps : soit on en attend
trop, soit on se rend compte que c’est juste du voyeurisme malsain, soit on
en a marre de ce jouet, tout simplement. Cela finit assez mal.
Samanta Schweblin |
Roman très original, construit autour de nombreux récits du vécu de ces propriétaires de Kentukis ou de connexions dans différentes parties du monde. L’autrice, Samanta Schweblin est née en Argentine en 1978. Elle obtient des prix pour des recueils de nouvelles et organise des ateliers d’écriture créative. Merci à Isabelle Gugnon pour la traduction de cet ouvrage.
Ayant compris ce que sont les Kentukis, Sonia ouvre la fenêtre de la
cuisine et laisse revenir Patouilloux qu’elle attrape tendrement en le
couvrant de petits bisous…
Bonne lecture avec un bon vieux nounours en peluche sur les genoux, ou un vrai chat !
Gallimard - Collection: Du Monde Entier - 272 pages
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