mercredi 8 novembre 2023

DELANEY & BONNIE " Home " (1969), by Bruno



     En 1971 sort un road-movie violent. Une ode à la route et aux muscle-cars, mais aussi à la liberté. Une liberté tellement choyée et plébiscitée dans un pays qui s'autoproclame son plus ardent défenseur, alors que depuis des décennies déjà, il broie implacablement ceux qu'il considère comme des parasites. Ceux qui pourraient contrarier sa vision du partage et de l'économie, voire de ralentir sa soif d'expansionnisme. Ce film, c'est "Point Limite Zéro" ("Vanishing Point"), film devenu culte qui va grandement inspirer l'Australien George Miller pour son Mad Max fétiche. Au cours de la folle escapade d'un convoyeur, vétéran du Viet-Nam perdu dans ses désillusions, on découvre des originaux essayant de vivre - ou de survivre - en marge d'une société qu'ils jugent injuste, dominatrice et intolérante. Une séquence en marge de l'histoire présente un groupe couleur "melting pot" (Amérindiens compris...), qui envoie une musique chaleureuse et réjouissante. Ce groupe, c'est Delaney & Bonnie and Friends ! Initialement, le réalisateur avait souhaité que seule la musique de ce groupe, inonde de bout en bout son film. Précisément celle de son dernier album, "Motel Shot". (Même si ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux). Le budget étant assez restreint, la production se tourna vers des artistes alors moins connus (il y a le premier enregistrement d'une certaine Kim Carnes). Néanmoins, la production concéda qu'on incorpore une chanson et une apparition du groupe.


   Une séquence d'importance pour le public européen qui ne connaissait pas nécessairement cette formation pourtant si talentueuse. Pourtant, deux musiciens Anglais parmi les plus célèbres étaient déjà tombés sous le charme. Au point de ne pouvoir résister à la tentation de s'immiscer dans la troupe, même si pour cela, ils ont dû mettre leur ego de côté. L'un se nomme George Harrison, le second, Eric Clapton. Le premier aurait appris à jouer de la slide auprès de Delaney. Le second doit beaucoup à Delaney, notamment parce ce dernier s'est investi pour que Clapton sorte de sa dépression et face son retour. C'est d'ailleurs Delaney qui joue, produit co-compose le premier album éponyme de slowhand.

     Delaney & Bonnie c'est, bien évidemment, avant tout mister Delaney Bramlett, un guitariste et chanteur, auteur-compositeur-interprète - qui galère depuis quelques années, ayant réussi à enregistrer quelques singles sans succès -, et Bonnie Lynn O'Farrell, une chanteuse qui a déjà une carrière de choriste reconnue. Débutant à quinze ans dans les bars de Saint Louis, elle a accompagné des gens comme Fontella Bass, Little Milton et Albert King. Auparavant, elle avait dépanné pour quelques jours Ike Turner qui avait perdu une Ikette ("momentanément gréviste"). Ce qui fait d'elle la première Ikette blanche (elle dut porter une perruque pour cacher sa blondeur). Tous deux se rencontrent en 1967, à Los Angeles, où Bonnie était partie se réfugier, pour fuir son beau-père. C'est le coup de foudre et le mariage est promptement célébré une semaine plus tard. 

     Amoureux, oui, mais leur attraction pour la musique ne s'estompe pas. Ils mettent à profit la flamme de leur amour pour nourrir leur musique. Après une signature avec Stax Records, ils filent en février 1968 effectuer leurs premiers enregistrements à Memphis. Ponctués par les concerts, les séances s'étalent sporadiquement jusqu'en novembre. Ce qui Reporte la sortie de leur premier "33 tours" au début de l'année suivante. Mais quel album ! Quasiment une quintessence du Rhythm n'blues, de la Soul et du Gospel, le tout avec une pointe de Blues et de Rock. De la musique noire américaine, interprétée par un couple et des musiciens qui semblent en avoir digéré et compris l'âme. Et si Bonnie revendique l'influence majeure de Tina Turner, celle de Wilson Pickett semble plus pesante. Jusque dans certaines interventions de saxophone. Mais aussi celle d'Otis Redding. Rien d'étonnant sachant qu'on retrouve derrière le ménage, les musiciens qui accompagnaient "The king of Soul", tant dans la composition et les enregistrements, que sur scène. 

     Ce premier album du couple Bramlett est une éruption de saines vibrations. Les époux semblent nager dans un bonheur qui transparait dans une interprétation galvanisante. Si l'on ne ressent rien à l'écoute de ce disque, c'est que soit on est mort, soit sérieusement drogué par une écoute en continu de rap-crack-boum-synthético-techno et affiliés. Et encore... pas sûr que ça ne parvienne pas à ressusciter quelques cadavres encore frais


   La production est assurée par Donald "Duck" Dunn (alors non seulement bassiste des Booker T's, mais aussi présent sur une grande majorité de tout ce qui été réalisé dans les studio Stax) et Don Nix (multiinstrumentiste mais surtout un producteur qu'on retrouve derrière bon nombre de disques de Blues - fondateur du label Shelter). Comme musiciens, sur les séances de février et d'août on a les Booker T and the MG's au grand complet, avec en sus les Memphis Horns pour celles de février. Ces derniers sont de nouveau sollicité pour la séance de septembre. Le 1er novembre, dernier passage au studio, ce sont Leon Russell et le bassiste Card Radle  (qui accompagnera le duo en tournée et sur le disque suivant, avant de rejoindre Eric Clapton) qui se pointent. Du très beau monde.

     Il y a une floraison de cuivres enivrants qui égayent cet album, l'installant confortablement dans une bulle de passion et d'allégresse. Et ce dès l'entrée en matière, avec "It's a Been a Long Time Coming", exemple parfait d'une Southern-soul mâtinée d'ingrédients Rock, relativement proche d'un Chicago Transit Authority (dont l'album est sorti un mois avant celui-ci). On remarque que si Delaney est un bon chanteur au timbre légèrement enfumé, entre Tony Joe White et Donnie McCormick, Bonnie se démarque par son assise et sa puissance. Sur "My Baby Specializes",- plus proche de la Motown -,  où elle est largement plus mise en avant, elle s'annoncerait presque comme une fusion de Dusty Springfield et de Janis Joplin. 

   Dans l'ensemble, au niveau de l'orchestration, la fibre Stax Records est plutôt évidente. D'autant qu'on a dépêché, en plus des musiciens, des compositeurs maison, et qu'on a ressorti quelques anciennes parutions dans l'espoir de redonner une seconde chance à des petits trésors. On a même sorti du placard une démo de Cropper et d'Eddie Floyd laissée injustement de côté. Ainsi, "We Can Love" voit enfin le jour et semble même avoir été écrite pour le couple, tant cette blue-eyed soul printanière penchant vers la Pop paraît restituer la connivence des tourtereaux. 

   Sinon donc, on ressuscite le petit hit d'Eddie Floyd, "Things Get Better" - co-écrit avec Steve Cropper et Al Jackson Jr., tous deux présents aux sessions -, qui irradie d'une énergie qui servira d'inévitable référence aux Blues Brothers (formation objet de polémique mais qui n'avait que l'envie, avec l'aide et le consentement de Steve Cropper et Donald Dunn, de donner une chance de survivre aux belles œuvres des productions des studio Stax). Ce morceau restera soudé au répertoire scénique  du groupe jusqu'à ses derniers jours.


 "Cadeau" de la maison avec 
 "All Right Now Love", où l'on jurerait reconnaître la patte évidente de Steve Cropper, alors qu'il s'agit d'une composition de Bonnie et du chanteur (et compositeur) de Soul, Howard Banks. Et "Just Plain Beautiful", une composition de Cropper et de Bettye Crutcher (compositrice talentueuse liée à Stax, autrice de quelques hits, et qui n'enregistra son propre album qu'en 1974, à 35 ans), est dans la même veine, tout en étant plus marqué par la Telecaster de Steve. 

   Autre facette avec "Everybody Loves a Winner". Celle de la confession implorée sur un sobre lit de Soul, sur un tempo lent, très lent, pour slow langoureux. Seconde chance pour cette chanson avec laquelle William Bell n'avait pas réussi à casser la baraque (même si c'est sa première sérieuse percée de la décennie). Le piano d'origine a été relégué en arrière pour laisser la place à un saxophone éploré. Bien que souvent considéré comme un chanteur limité, sans réel caractère, Delaney se fond pourtant parfaitement dans cette ambiance mélancolique. D'autres versions suivront, mais plus ampoulées ne supportent pas la comparaison ; à part peut-être celle de Rita Coolidge (futur-ex-Mme Kristofferson, la "Delta Lady" de Leon Russell et la "Raven" de David Crosby, et peut-être bien la réelle compositrice de la mélodie de "Layla").

   Plutôt à contre-courant, "Hard to Say Goodbye", est plus léger, moins marqué par le riche héritage de Stax et de la musique noire (sans oublier, ou occulter, que deux blancs-becs, Steve Cropper et Donald Dunn, ont largement contribué à l'édification et au succès de cette Southern-soul). "Pour Your Love on Me" dans un élan allant au carrefour du rock et du gospel, avec une Bonnie débordante d'énergie communicatrice, fait heureusement vite oublier cet instant limite mièvre.

   L'album referme la porte sur une zone nettement plus rock, plus âpre, avec l'envoûtant "Piece of my Heart". Terrain glissant, la comparaison avec l'immense Joplin étant généralement casse-gueule (même si c'est la sœur aînée d'Aretha Franklin, Erma, qui eut le privilège d'être sa première interprète). Mais Bonnie s'en tire haut la main, élevant cette version, intelligemment dépourvue d'orchestration ostentatoire, vers un sommet rarement atteint. 

   Pour d'obscures raisons, la réédition CD offre un ordre des morceaux totalement différent. De plus, pas moins de six bonus - six originaux repéchés des sessions - y ont été intégrés - comme parsemés au hasard. Ainsi, c'est désormais "A Long Head Ahead" qui ouvre l'album. Une chanson que l'on retrouve pourtant, dans une version acoustique et nettement moins savoureuse, sur l'album "Motel Shot". Si on peut regretter de ne pas retrouver l'album tel qu'il était à l'origine, la réhabilitation de ces morceaux est une bonne chose. Si ça ne déplace pas les montagnes, ils ne font pas (trop ?) pâle figure. Surtout en comparaison du fade "Hard to Say Goodbye". Finalement ce n'est pas sans raison que la réédition Stax a placé les pièces "All We Really Want to Do",  "Look What We Have Found" et "A Long Head Ahead" au milieu du gratin.


🎶💕

21 commentaires:

  1. Ca m'a donné envie de ré-écouter D&B, sans oublier les "friends" . La version de "piece of my heart" est moins "habitée" que celle de Janis (je suis impartial: j'aime trop cette artiste qui me donne la chair de poule à chaque écoute)

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    1. Shuffle Master.8/11/23 20:58

      J'aime aussi Janis Joplin, mais elle force trop souvent sa voix, ce qui devient fatigant à la longue. C'est le syndrome Led Zep: au bout de 10 mn, j'en ai assez. L'âge, sûrement. C'est sûr que chez Delaney & Bonnie, on est davantage dans la retenue.

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    2. Est-ce que Joplin forçait sa voix, ou bien est-ce qu'elle se laissait submerger par une vague enivrante qui l'amenait à se transcender ? Lorsqu'elle chantait, Joplin n'était plus un corps et une voix mais un cri primal, ou une jouissance. C'était une libération.
      C'est pourquoi, malheureusement, elle tombait parfois dans une profonde déprime lorsque les espaces entre les concerts étaient trop longs.

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    3. j'ai moi aussi ressorti du Delaney and Bonnie de la cedethèque et ca faisait un bail . je ne possède que le coffret " on tour with Clapton " bien plus complet que le premier simple live . 4 cd pour les concerts de 1969 avec un Clapton omni présent et même une apparition de Georges Harrison sur le concert de Colston . Seul petit inconvénient , les set list sont à quelques petites différences près assez semblables d'un soir à l'autre.

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  2. Shuffle Master.8/11/23 20:25

    En voilà une chronique qui fait du bien, au milieu du chaos ambiant. Merci. Dans Point Limite Zéro, que j'avais vu une première fois à la télé, il y a au moins 45 ans (si, si...), il y a une scène avec une hip girl à loilpé sur une....j'ai un trou... BSA, Bonneville?

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    1. Honda 350, comme Lisbeth Salander dans Millennium de Fincher.

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    2. Shuffle Master.9/11/23 10:07

      Ah oui, exact. C'était les premiers modèles, les suivants avaient un réservoir plus rond (un copain de lycée à l'époque où le permis était à 16 ans - en avait une, coloris jaune/doré. Celle du film est plus fine.

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    3. Ho , ho, ho. Le canaillou. Pendant une heure et demie, on ne voit que bitume et bagnoles en tous genres, et monsieur Shuffle, lui, n'a retenu que la poignée de secondes où une jeunette à califourchon sur une grosse cylindrée, fait profiter sa peau cuivrée et veloutée de soleil et de vent chaud.

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    4. Shuffle Master.9/11/23 15:54

      C'est parce que je suis plus branché moto que bagnole (voire pas du tout bagnole..., pas comme l'autre naze). Et quitte à ce qu'on ne me croie pas, j'ai plus regardé la moto que la fille. Et pour convaincre les sceptiques, j'indique qu'il y a quasiment le même modèle (avec une fille plus habillée) à 1:59 du clip suivant https://www.youtube.com/watch?v=rHHEUyWJXhM C'est pas un blog d'érudits, ça?

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  3. Ah oui, la fille à loilpé sur sa moto en plein désert (p'tain Juan, comment tu sais que c'est une Honda 350, pour moi quand ça a deux roues, c'est soit vélo soit moto) je constate que cette scène a marqué son monde. Excellent film, qui disait beaucoup de son époque (le DJ noir et aveugle) je rêve d'en faire une chronique, mais pas revu depuis 25 ans... J'y connais rien en bagnole, mais le personnage du film s'appelle Kowalski, comme le nom du personnage d'Eastwood dans Gran Torino, qui lui aussi, vétéran, avec une grosse et belle bagnole dans son garage. Ce n'était pas un hasard. Je ne sais pas si les marques de voiture étaient les mêmes, mais ça roule et ça a quatre roues.

    Sinon, de Delaney & Bonnie, je ne connais que le live "On Tour" avec Clapton, qui est excellent.

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    1. Grand fan du film, j'en ai les lobby cards ( allemandes). Sur l'une d'elles, y'a la moto de profil, et quand on a fini de détacher son regard de la nana, on peut lire sur le réservoir de la bécane. Pour Millennium, je le connais par cœur. Pour Kowalski, t'as Léon dans Blade Runner qui s'appelle comme ça, Brando dans Un Tramway ...et Clooney dans Gravity.

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    2. Shuufle Master9/11/23 11:59

      Sur YouTube, il y a deux/trois trailers avec cet extrait, dont celui-ci https://www.youtube.com/watch?v=0ZZJ_36p5dg On voit bien la marque Honda, mais pas trop l'écusson avec la cylindrée sur laquelle j'ai un doute (250 ? qui était aussi au catalogue Honda en 1971. en 1972, la ligne a changé.) Un truc curieux, c'est qu'il n'y a pas de pot à droite... Modèle destiné au marché US?

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    3. Ouaip, Luc. J'espérais justement te titiller pour que tu nous pondes une chronique sur ce film culte. Plus subversif qu'il n'y paraît - notamment avec ce dj noir, aveugle mais ayant une perception aiguisée de la société et qu'on finit par faire taire, définitivement.

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    4. Le nom de Max, dans Mad Max, est Rockatansky. Une version plus rock'n'roll de Kowalski ? 🥴

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    5. Et dans une série télé célèbre, y'a Hucht&Starsky. Ca compte ?

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  4. Oui, le patronyme est assez commun, mais Eastwood faisait directement référence au film de Sarafian, d'après ce que j'avais ouï dire. Comme si le personnage de "Point Limit" avait dû remiser ses idéaux (et sa voiture) au garage. Du même Richard Sarafian, il y a "le convoi sauvage" avec Richard Harris, l'original du "The revenant" de Inàrritu. Intéressant le comparer les deux.

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    1. Shuffle Master.9/11/23 13:21

      Le Convoi sauvage, ce n'est pas regardable....

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    2. Un peu pénible, oui, avec un style qui a bien vieilli, mais j'ai le souvenir d'une scène avec des gars qui transportent un bateau, un pasteur illuminé, et des indiens qui attaquent. Voir les deux versions est intéressant, à l'époque de "The revenant", pas grand monde savait que c'était un remake. Le premier avantage du premier étant qu'il ne dure pas 3 plombes.

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  5. Shuffle Master.9/11/23 13:39

    La bécane, c'est un scrambler CL 350. https://www.google.fr/url?sa=i&url=http%3A%2F%2Fwww.cbf600.fr%2Fviewtopic.php%3Ft%3D25955&psig=AOvVaw3w339o4IXd3lw4URRcnjCk&ust=1699619740726000&source=images&cd=vfe&ved=0CBEQjRxqFwoTCNC2kJH3toIDFQAAAAAdAAAAABAE
    La scène est "relativement" célèbre chez les amateurs de motos vintage.

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  6. Amusant, il existe un remake de Vanishing Point (avec Viggo "Grand Pas" Mortensen). La jeunette est désormais bien vêtue.
    A l'heure où il devient extrêmement difficile de ne pas avoir une torride scène de fesses dans un film ou même les séries (qui peuvent s'étirer inutilement en longueur, sans pratiquement rien cacher), il est étonnant de retrouver pour l'occasion une jolie damoiselle (ra)habillée.
    Une métaphore sur un besoin de liberté dorénavant muselé ?

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    1. Parce qu'ils n'ont pas trouvé d'actrice qui acceptait de chevaucher l'engin sans rien sous les fesses. Question d'hygiène !

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