Nous sommes en 1960, année où le jazz est moribond et le rock est souverain. Les anciens sentirent le déclin arriver dès les premiers riffs de Chuck Berry. Il faut avoir vu cette scène de jazz on a summer day où, obligé de jouer avec un orchestre de jazz qui lui était hostile, le grand Chuck Berry parvint tant bien que mal à sauver son mojo face aux pièges tendus par les autres musiciens.
Chez les jazzmen, ce genre de joute a toujours été une grande tradition, une façon de mettre les nouveaux venus à l’épreuve. Cette fois, cette hostilité exprimait un malaise plus profond, celui d’une culture déclinante qui refuse de mourir. Si les bluesmen accueillirent si bien les rockers, c’est que certains d’entre eux reprenaient leurs titres.
Il fallait être sourd pour ne pas comprendre que le rock fut d’abord un mélange de country et de blues boosté au speed. Le jazz, lui, était trop complexe pour inspirer les premiers rockers. Plus tard, au milieu des années 60, une part du rock progressif chanta son amour pour la musique de Charles Mingus. Pour l’heure, en ce début de sixties, le bop s’essouffle et le jazz modal ronronne. Dans l’intimité des studios Columbia, un jeune prodige a disposé ses musiciens telles deux armées prêtes à en découdre.
Réagissant spontanément aux assauts du quartet adverse, les musiciens enchainent les chorus agressifs et stridents, une rythmique hystérique fait exploser un swing tonitruant. Ce qu’Ornette Coleman déchire dans cette grande joute [relire l'article de Benjamin : clic ici ] ce sont les règles de composition austères qui menacent de tuer le jazz. Décrétant la mort de l’obsession de la mélodie héritée des grands compositeurs européens, Coleman passa sa carrière à ériger de grandes sculptures sonores, des constructions abstraites faites de matériaux apparemment inconciliables. L’architecture fut sa principale source d’inspiration, les sons furent son ciment et les notes ses briques. Il apprit au jazz les bienfaits des dissonances fécondes, la grandeur des cacophonies savamment orchestrées.
Refusant de suivre cette nouvelle voie, Miles Davis se servit du rock afin de régénérer son swing, pendant que son disciple Coltrane utilisa la révolution free pour créer sa religion musicale. Qu’il soit haï ou vénéré, personne ne peut nier l’importance du free dans l’histoire du jazz. James Blood Ulmer fit ses premières armes au milieu de cette époque agitée. En 1959, il commença à jouer dans quelques groupes de rock dont l’histoire ne retint pas le nom. Si l’époque forge les hommes, celle de James Blood Ulmer fut moins pauvre culturellement que la nôtre. Diminué par le succès du rock, le jazz survivait grâce au succès de Miles Davis et à quelques clubs acquis à sa cause.
Survivant vaillamment aux humeurs changeantes du temps, les Jazz Messenger accueillirent le jeune guitariste en 1969. Quelques mois plus tard, James Blood Ulmer devint le premier guitariste ayant rejoint l’orchestre d’Ornette Coleman. Adoubé par le père du mouvement, celui qui avait enfin installé sa notoriété dans le milieu du free put voler de ses propres ailes. Si beaucoup ne jurent que par son « Free lancing », chef d’œuvre alambiqué où le musicien fait preuve d’une dextérité impressionnante, ce premier album n’a rien à lui envier. Il y’a d’abord le saxophone fiévreux de George Adams, flot incandescent que le guitariste guide de ses notes comme des étincelles. Puis, quand le torrent cuivré s’est tu, James Blood prolonge son ruissellement destructeur de son solo étincelant.
Pour imaginer ce qu’est le jeu de cet homme, il faut se représenter ce qu’aurait pu être la musique de Thélonious Monk s’il n’avait joué que ses blue notes. Blood Ulmer fait de la dissonance la source de son swing. Soufflant le chaud et le froid pour maintenir l’auditeur en haleine, le guitariste et le saxophoniste sont capables de moments de grâce dignes de John Coltrane.
Funk spatial, jazz atomisé pour créer de nouvelles formes sonores, énergie du rock’n’roll servant une virtuosité qui la dépasse, la musique de James Blood Ulmer se nourrit des courants déclinants et triomphants d’une époque bénie. Libéré de toutes ses entraves et de ses limites, le jazz atteint sur ce « Revealing » un niveau d’inventivité fascinant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire