jeudi 23 février 2023

CHARLIE PARKER (1920 - 1955) par Benjamin, avec un B comme Bird

S’il existe bien un sujet sur lequel François Cavanna eut tout faux, c’est sa vision de la mort et son mépris de la postérité. A mesure que le trépas s’approchait de son brillant esprit vieillissant, l’auteur des « Ritals » criait sa détresse à qui voulait l’entendre. Pour lui, la mort était pareille à un mauvais accordage sur un instrument, c’était un défaut de la grandiose machine humaine. Il le répéta sans cesse, l’homme pouvait et devait corriger ce défaut, car il savait comment l’événement fatal se déroulait.

Loin de moi l’idée d’ouvrir un débat sur le caractère réalisable ou souhaitable d’une vie débarrassée de l’épée de Damoclès de la mort. Si je voulais jouer l’avocat du diable, je dirais que celle-ci a tout de même le mérite de nous débarrasser des cons, qu’elle est également la seule institution où riches et pauvres sont logés à la même enseigne. Le plus gênant réside pourtant dans la conclusion que ce grand écrivain tire de sa détresse. Puisqu’elle doit fatalement se finir, la vie lui parait absurde et les traces que l’on laisse après sa mort ont aussi peu de valeur que ces messages écrits dans le sable et effacés par la montée de la mer. « Puisque je vais mourir, j’ai décidé de vivre et de vivre pleinement ! » dit-il lors d’une interview. Là encore, cette incitation à profiter pleinement de nos jours est tout à fait honorable. Le problème est lié au fait que, si on a encore en mémoire son dédain du leg et de la gloire posthume, cette phrase sonne comme une énième réadaptation du stupide « jouissez sans entrave » de mai 68.

[photo à droite, avec Dizzy Gillespie]  Or, si l’homme est doté de ce génie nommé raison, c’est bien pour laisser derrière lui une trace dépassant le cadre étriqué de sa propre existence. L’homme ne disparaît réellement que lorsque le temps a effacé toute trace de son séjour terrestre. D’une certaine façon, l’immortalité existe déjà, mais elle est réservée aux créateurs et aux innovateurs. Dans cent ans encore, nous lirons les récits d’Alexandre Dumas, nous apprendrons le déroulement des grandes batailles napoléoniennes, nous écouterons les majestueux chorus de Charlie Parker. C’est bien sûr sur ce dernier immortel que je m’attarderais aujourd’hui.

Le petit Charlie naquit à Kansas City, d’une mère infirmière et d’un père parti peu de temps après sa naissance. L’absence de mari incita la mère de Parker à faire de lui sa seule raison d’être. Elle lui imaginait la carrière qu’elle trouvait la plus brillante, c’est-à-dire celle de médecin. Durant les premières années de sa scolarité, le jeune garçon ne déçut pas ses attentes, son impressionnante capacité de mémorisation incitant ses professeurs à affirmer que « cet enfant fera quelque chose ». L’histoire paraissait toute tracée, la mère de Parker ressemblait à celle de Romain Gary dans « La promesse de l’aube », grande femme ne vivant qu’à travers les réussites de sa progéniture.

[photo à gauche, avec Miles Davis]  Mais l’époque et l’environnement façonnent plus sûrement les hommes que les parents les plus attentifs. Nous étions alors dans les années 20 à Kansas, ville que la bêtise de la prohibition avait transformé en capitale du jeu, de l’alcool et de divers plaisirs plus ou moins légaux. Dans des clubs tenus par des mafieux, les pionniers du swing célébraient le mojo du blues et déployaient les ailes dorées du jazz. Attiré par les échos de cette nouvelle musique, le jeune Charlie Parker n’hésita pas à mentir sur son âge pour aller écouter Ben Webster et les premières gloires du saxophone. C’est là qu’il entendit pour la première fois Lester Young, dont il admira le son vaporeux. Il écouta les premiers enregistrements de celui que l’on nommait President en boucle, même s’il ne reconnaîtra jamais l’influence que celui-ci eut sur son jeu.

Assez rapidement, celui qui n’était alors qu’un autodidacte maladroit se crut assez bon pour jouer avec les meilleurs. « Le réel c’est quand on se cogne » disait Lenine. L’impact eut lieu dans un de ces clubs où Charlie Parker découvrit sa vocation, lors d’une de ces improvisations qui façonna l’histoire du jazz. Ces événements n’étaient pas encore les joutes épiques qu’elles deviendraient à la grande époque du bop, mais plutôt des collaborations où chacun tentait d’apporter quelque chose à l’orchestre. Malheureusement, avant de pouvoir aider les autres il faut s’être construit un solide savoir-faire.

Non seulement l’attaque de Charlie Parker était trop faible, mais il se mit à jouer un autre morceau que celui introduit par les autres musiciens. La cacophonie devint vite insupportable, au point que le batteur Jo Jones détacha une de ses cymbales pour la lancer aux pieds de l’incompétent. Le fracas provoqué par la chute de l’instrument fit immédiatement taire le jeune Parker, laissant ainsi la foule éclater de son rire le plus humiliant. Après ce genre d’expérience, les faibles abandonnent et les autres persévèrent. C’est ainsi que celui que l’on n’appelait pas encore Bird travailla son gazouillement pendant plus de dix heures par jour, rendant ainsi fou les braves voisins de sa mère.

[photo à gauche, avec Thélonious Monk au piano]  Le génie n’étant rien d’autre que 10 pour cent de talent et le reste d’effort, Parker finit par se forger le jeu spectaculaire qui fit sa gloire. Nous étions alors au début des années 40, époque où la seconde guerre mondiale commença à mobiliser une bonne part de la jeunesse américaine. Refusant de se faire trouer la peau pour un pays qui les méprisait, nombre de musiciens jazz se firent réformer en simulant une maladie mentale ou physique. C’est ainsi que, alors que les obus ravageaient le vieux continent, New York dansait au rythme d’un jazz révolutionnaire. Charlie Parker fut introduit au Minton par Thelonious Monk, son jeu vif et mélodieux y prolongea l’écho du big bang bebop. Les musiciens aimaient le Minton pour l’excellence de ses repas gratuits, qu’ils remboursèrent au centuple avec leur musique faisant passer le jazz à un autre niveau de virtuosité. C’est également dans cette 52e rue de New York que Charlie Parker rencontra celui avec lequel il forma un des duos les plus fameux de l’histoire du jazz. 

 

Vite reconnu comme le chef de file du mouvement bop, le trompettiste Dizzy Gillespie était également le seul musicien capable de répondre aux chorus supersoniques de Bird. Ensemble, ils passèrent à la radio et dans les plus grands clubs, leur réputation permit également à Parker d’enregistrer ses premiers disques sous son nom. Parmi ses titres, on ne saurait trop recommander l’écoute de « Cherokee »Bird déploie des ailes capables de faire de l’ombre aux plus grands saxophonistes de son temps. Il y eut également « A night in Tunisia », grand cheval de bataille du duo Gillespie/Parker. Tout parut aller pour le mieux, mais Parker connut la chaleur des clubs trop tôt pour se préserver de certains dangers. Las de ses retards et des faiblesses d’un musicien rongé par l’héroïne, Gillespie finit par abandonner cet oiseau malade.

 

[à droite, une des dernières photo du Bird]  Suivit une période de déclin émaillée de fulgurances légendaires, comme ces prestations où Parker réunit ses dernières forces pour passer le relais au jeune Miles Davis. Celui qui fut un des pionniers du bop finit rejeté jusque dans ce Birdland baptisé en son honneur, jusqu’à ce qu’ils finissent par trouver un dernier refuge chez la baronne Pannonica. Héritière des Rothschild, celle-ci accueillit plus tard un Thelonious Monk en pleine crise de tétanie.

 

Parker entra chez sa bienfaitrice, qui lui offrit à boire et le laissa se détendre devant une idiote émission télévisuelle. Plongé dans un fou rire qui lui fit un instant oublier de terribles crampes d’estomac dues à son alcoolisme, le musicien fut soudain pris d’une violente douleur thoracique. Celle-ci ne dura que quelques secondes avant que notre homme ne meure foudroyé par une crise cardiaque. Pensant la réconforter, le médecin envoyé par Panonica en urgence eut ces mots terribles « Il est mort d’une crise cardiaque. Ce sont malheureusement des choses qui arrivent quand on a plus de 60 ans. » Charlie Parker n’en avait que 34, mais son corps portait les stigmates d’une vie d’excès en tout genre et de travail acharné. Aujourd’hui encore, nombre de saxophonistes élèvent leurs chorus comme autant d’hommage au majestueux Bird.

On ne saurait trop recommander, suite à la lecture de cette chronique, de voir ou revoir le superbe BIRD de Clint Eastwood (1988)

 

4 commentaires:

  1. "elle est également la seule institution où riches et pauvres sont logés à la même enseigne"
    Sur le résultat final oui mais sur les conditions et l'âge, pas vraiment...

    "Dans cent ans encore, nous lirons les récits d’Alexandre Dumas, nous apprendrons le déroulement des grandes batailles napoléoniennes, nous écouterons les majestueux chorus de Charlie Parker."
    Notre jeunesse connaissant davantage n'importe quelle "star" du ballon rond, du rap ou du porno que tous ces gens-là, vous me semblez bien optimiste... :-)

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    1. Ce sont les minorités agissantes qui font l'histoire chère ami. Il y'aura toujours quelques grands hommes pour venir nous parler des grands artistes. Et tant pis si la masse préfère les funestes distractions que vous citez.

      Quand à votre réponse sur la mort , je répondrait juste que tous ce qui vient après la mort se nomme la vie. Donc oui , pour ce qui est du trépas , riches et pauvres sont logés à la même enseigne.

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  2. J'ai connu et aimer Bird par le film de Clint Eastwood avec Forest Whitaker. Je ne sais pas si c'était fidèle à la réalité, mais c'était une très belle rencontre musicale.

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    1. Très beau film . Même si je préfère de loin le plus sous estimé autour de minuit .

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